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Denis Marion, Pleins feu sur un homme de l'ombre sous la direction de Paul Aron, Paul Delsemme et JeanPierre Devroey

Publié le 07/06/2012 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

« Borges m'a donné une grande leçon sur la nouveauté du passé. » (Carlos Fuentes).
Critique, historien, scénariste de cinéma, écrivain et érudit, Denis Marion (pseudo de Marcel Delfosse), a parcouru les chemins de traverse du temps présent, tout en restant « on the road ». S'il n'avait pas eu l'idée, plein de malice, de léguer ses archives à la réserve précieuse de l'Université libre de Bruxelles, nous aurions dû nous transformer en détective privé pour explorer ses écrits cinématographiques. Les nombreux livres qu'il a publiés sur le 7e art sont des classiques (Le cinéma selon André Malraux, Ingmar Bergman), et les moins connus (Le cinéma par ceux qui le font, Aspects du cinéma (technique, industrie, commerce, propagande) sont devenus introuvables, même dans les bouquineries bruxelloises. Qui plus est, en boni, ses archives comprennent des photos et des correspondances inédites. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard écrivait jadis un certain Stéphane Mallarmé.

couverture du livre Denis MarionEn préparant un texte sur Le Jeu des figures, le film réalisé par Claude François, celui-ci nous a offert Plein feux sur un homme de l'ombre, un livre qui rassemble les actes du colloque ayant eu lieu à l'ULB sur Denis Marion, ancien professeur d'art cinématographique (1). On découvre une sorte de tour de Babel borgésienne sur le cinéma belgo français, des années 30 aux années 80.

Au hasard Balthazar. Qui est donc le mystérieux Albert Valentin, caviar belge, néo-belge ou cucul belge (pour faire du Witold Gombrowicz) ? Il est introuvable dans nos dictionnaires ou présenté comme le second rayon de notre cinéma. Ce réalisateur de plus de dix longs métrages (2) a signé, en 1942, Marie Martine avec Jules Berry, Bernard Blier, Renée Saint Cyr. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Un doute nous vient… Et si c'était le vrai Belge d'un faux Belge, genre les peintures ou les photographies de René Magritte (3), qui ressemblent parfois à l'ouverture à l'espagnole d'une partie d'échec ? En poursuivant notre lecture de l'article bien documenté de Devroey, nos doutes tombent. La partie s'est achevée dans l'après guerre. Valentin est accusé comme d'autres (Charles Spaak ou Henri-Georges Clouzot) d’avoir travaillé avec la Continental (celle-ci a produit 30 films pendant l'occupation allemande), et d'être « anti-français ». Quatre ans après, en 1948, Marion écrit le scénario du film Le secret de Monte-Cristo, l'histoire vraie dont s'est inspiré le père Dumas. Puis, l'amitié s'estompe. Valentin, bien qu'ayant travaillé avec René Clair et Jean Grémillon, termine sa vie en bossant pour des péplums italiens de second rayon et même de troisième puisqu'ils ne se réalisent point.

Lorsque Marion écrit son livre sur Erich Von Stroheim, il est contacté par Louise Brooks, via James Card, conservateur de la Cinémathèque de Rochester pour lequel elle visionne des films des années 20-30 à l'Eastman Company. Leurs échanges épistolaires vont durer sept ans, de 1962 à 1967. Louise Brooks n'est pas qu'une icône du cinéma comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich. L'actrice de  Loulou (le film célèbre de G.W. Pabst), belle et intelligente, méprisait ceux qui ne s'intéressaient qu'aux apparences à Hollywood, les « baths » qui adorent la représentation (lire le beau livre de Louise Brooks, intitulé Loulou à Hollywood aux éditions Tallandier, trois chapitres avaient été publiés dans Positif et Sight and Sound). Elle est donc « une mémoire vivante » comme l'écrivent Muriel Andrin et Caroline Pirotte dans ce bouquin où l'on découvre des extraits : « Demain j'aurai 61 ans, n'en connaissant pas plus sur moi-même que lorsque j'en avais 6. Sauf ceci - dans ma vie, j'ai tout appris. C'est pour cela que j'écris. » (p.129) Elle écrit sur les étoiles filantes du star system, Eric Von Stroheim, Humphrey Bogart, Lillian Gish, Gloria Swanson et bien d'autres, sur leur façon de tenir leur rôle d'acteur et de réalisateur, sur leur vie qui fut loin d'être un long fleuve tranquille.

Désormais, il existe donc une correspondance numérotée à la réserve précieuse de l'ULB, peu connue (réservée aux chercheurs), et aussi des photos de Marion aux différents festivals de Cannes avec Truffaut, Hitchcock, Jean Cocteau et d'autres que Denis Marion s'était bien gardé d'évoquer dans le beau film que lui a consacré Claude François.

Denis Marion a aussi exercé le métier de critique pendant plus de trente ans. « Connaître la technique du cinéma, écrit-il, suivre le processus d'un film, de l'élaboration du scénario au montage, voir tous les films actuels, surtout pour se débarrasser de tout préjugé national, voir beaucoup d'anciens films, une bonne mémoire est une nécessité absolue pour se souvenir des films » (à l'époque les DVD n'existaient pas, aujourd'hui nous pouvons disposer de notre propre Cinémathèque). Enfin, « il reste à dire que la principale qualité de la critique est l'indépendance », (la jungle des publicistes voulait déjà imposer ses dogmes). Tout cela dans le précieux livre, Le cinéma par ceux qui le font .

Le livre de édité par Le cri/l'ULB contient aussi les entretiens écrits, entre Denis Marion , Tom Gutt et Claude François ayant servi de préalable au film, Le Jeu des figures.

(1)Pleins feux sur un homme de l'ombre, sous la direction de Paul Aron, Paul Delsemme et Jean-Pierre Devroey, éditions Le Cri/Ciel-ULB-Ulg.

  1. Signalons qu'Albert Valentin figure dans Cent Ans de cinéma de Belgique de Jean Brismée, aux éditions Mardaga, J.P.Devroey cite aussi le chapitre cinéma de Hainaut mille ans pour l'avenir, publié par le Fonds Mercator, supervisé par Xavier Canonne et Jean-Marie Duvosquel. Et aussi dans le Dictionnaire du cinéma, tome 1, de Jean Tulard.

  2. La fidélité des images, Le cinématographe et la photographie (textes et titres des photos de Louis Scutenaire), éditions Lebeer-Hossman.

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