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Emmanuel Jespers : deuxième partie

Publié le 13/07/2006 par Grégory Cavinato / Catégorie: Entrevue
Emmanuel Jespers : deuxième partie

C : Est-ce uniquement un problème de langue ? N’y a t-il pas une certaine frilosité dans certains choix faits en Belgique ?
E. J. : Je ne pense pas, comme on l’entend parfois que les gens de la Commission souffrent d’un problème de frilosité. Le problème à résoudre ce serait plutôt de ne pas se cantonner à un genre qui marche. En Belgique, nous avons maintenant un cinéma intimiste et un cinéma social reconnus internationalement. Nous avons, en quelque sorte, notre Ken Loach à nous : les Frères Dardenne. Leur cinéma est intelligent et sensible, mais je pense qu’il est essentiel de ne pas s’identifier au genre des films primés dans les festivals et au contraire, d'accepter que le cinéma soit beaucoup plus vaste. Je trouve que la seule règle à suivre est de soutenir des projets qui touchent et émeuvent une audience et ce, quel que soit le genre, quel que soit le contenu, de manière à ce que le cinéma belge ne soit plus seulement un artisanat mais participe à une industrie avec les autres pays européens. Il faut que le cinéma en Belgique s’apparente à un véritable métier, que le montage financier d’un film cesse d’être un aventure éreintante, comme c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui. Ici, on a l’impression que le moule est cassé après chaque œuvre, qu’il faut repartir de zéro, comme Sisyphe. Actuellement, ce qui marche très bien en Belgique, c’est le cinéma social et l’ironie douce-amère. En général, dans le court métrage belge, on fait appel à l’ironie, et c’est jubilatoire. Dans le long, à l’exception de quelques OVNIS, c’est souvent l’ancrage social qui domine. Mais cet état de fait a trop tendance à devenir une généralité. Je pense que ça nous apporterait beaucoup d’avoir une ouverture plus grande vers le grand public, vu non plus seulement comme une consécration mais comme un choix de départ au moment de lire un script. Après tout, les recettes du Cinquième Element de Luc Besson ont permis de soutenir le cinéma d’auteur en France, qu’on aime ou non Besson. Il faut arrêter de juger un film parce qu’il est d’abord destiné au divertissement.
C : Le problème ne viendrait-il pas du fait que le scénariste belge reste encore trop souvent dans l’ombre ?
E. J. : Il manque en Belgique une véritable culture du scénario, une réelle exigence en la matière. La technicité, le savoir-faire belge en matière de cinéma sont tout à fait prouvés : les techniciens sont excellents, ils tournent dans le monde entier. Le problème, c’est qu’il nous manque une « génération » de scénaristes professionnels, ne fut-ce qu’une dizaine de scénaristes qui ont décidé d’en faire leur métier, qui en vivent, qui sont capables d’écrire des films qui touchent et en même temps qui ont un réel impact en termes de ventes. Pourquoi n’avons-nous pas ça en Belgique ? Est-ce vraiment parce que notre marché est « trop petit » ? Ou est-ce parce qu’on n’a pas encore reçu l’éducation scénaristique nécessaire? Quoiqu’il en soit, il nous faudrait davantage de McKee, Lavandier et autres Ross dans nos auditoires, davantage d’heures de cours d’écriture de scénarios dans les écoles, davantage d’ateliers pour les scénaristes, et davantage de pratique pour tous. Ecrire est un métier avec ses règles, son apprentissage, pas seulement une option dans un cursus d’étudiant.
C : Le scénariste en Belgique est encore et toujours considéré comme un marginal…
E. J. : La plupart des scénaristes que je vois démarrer crèvent la dalle ou, s’ils ont un job à côté, bossent sur leur script « quand ils en ont le temps ». A de très rares exceptions près, nos scénaristes qui démarrent leur carrière ne sont pas assez payés, pas assez formés, et surtout pas assez respectés ! Leur place est essentielle dans le cinéma, mais bizarrement elle est loin d’être reconnue. Il faut sans cesse répéter que c’est le scénario et la qualité des acteurs qui font ou ne font pas le succès commercial et qualitatif d’un film. Or pour devenir un bon scénariste, il faut au moins 10 ans. Et dans l’intervalle il faut écrire en moyenne 10 scripts pour espérer en voir un porté à l’écran. Faites le calcul… Si vous êtes (mal) payé pour 1 scénario sur 10, combien devez-vous en écrire pour en vivre chaque année ? C’est une équation impossible. Beaucoup abandonnent bien avant ! Qui a encore envie de donner dix ans de sa vie avant de devenir un scénariste professionnel, aguerri, qui écrit des  films qui touchent et marchent commercialement ? Je pense qu’il faut professionnaliser le métier de scénariste. Considérer leur travail comme un investissement sur 10, voire 20 ans, le soutenir et le rétribuer en conséquence.
C : Malgré les habituelles critiques à cet égard, et contrairement aux croyances établies, les scénaristes anglo-saxons sont davantage respectés et jouissent de meilleures « conditions de travail ».
E. J. : Parfois, je pense que nos scénaristes devraient se mettre en grève, arrêter de travailler et dire : « nous n’allons plus écrire tant que nous ne sommes pas davantage respectés. » Voyez aux USA : dès que la Screen Writers Guild se met en grève, c’est-à-dire tous les 10 ans, tout Hollywood est à l’arrêt. Le syndicat des scénaristes n’est pas très puissant mais lorsqu’ils font une action, ils arrivent au bout et on tient compte de leur nécessité. Contrairement à ce qu’on dit souvent, les scénaristes sont beaucoup plus respectés là-bas que chez nous. Si on arrivait à régler ces problèmes, et si nos scénarios étaient de qualité, je pense que le cinéma européen n’aurait plus rien à envier aux américains. Les scénaristes américains ne demanderaient d’ailleurs pas mieux car ils respectent beaucoup le cinéma européen dont ils s’inspirent largement.

D’un autre côté, je trouve personnellement qu’il est important que nous, les réalisateurs, mettions toujours notre ego de côté et acceptions nos limites. Réalisateur et scénariste sont deux métiers très différents. Chez nous, on a l’habitude de mettre les deux ensemble, faute de mieux, faute d’avoir des ressources de scénarios suffisamment larges. Les réalisateurs ont donc tendance à écrire leurs propres scénarios ou à adapter eux-mêmes des nouvelles, des romans. Dans l’histoire du cinéma, beaucoup de grands réalisateurs n’ont jamais écrit un seul scénario. Avoir la double casquette demande beaucoup de virtuosité. Il faut séparer les deux. Si les réalisateurs mettent leur ego de côté, ils peuvent collaborer avec des scénaristes chevronnés plutôt que de commencer un scénario pour ensuite demander l’aide d’un scénariste ou d’un script doctor. Il existe aujourd’hui de nombreux sites (américains et anglais) où l’on s’échange des scénarios, des idées, où l’on peut recevoir les derniers scénarios écrits, avec l’adresse des scénaristes. Si un producteur est intéressé, il prend une option, c’est aussi simple que ça. Pourquoi ne voit-on pas ça ici ? Pourquoi chacun travaille-t-il encore de son côté ? J’entends bien que les œuvres doivent être protégées. Mais imaginez par exemple 3000 scientifiques travaillant chacun à la maison parce qu’on risque de voler leur idée, ça n’aurait aucun sens, non ? Il faut donc susciter les collaborations et les échanges entre scénaristes, et avec les producteurs et réalisateurs. Le cinéma doit remettre le scénario à la place qui lui revient, une place fondamentale qui impose le respect et le soutien, mais aussi exiger en contrepartie la rigueur et le professionnalisme.

 

 

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