Portrait d' Emmanuel Jespers
Cinergie : Tu viens d’enchaîner deux courts métrages vraiment très différents. Personal Spectator, une comédie philosophique, minimaliste et très épurée dans la forme, et maintenant Deux Sœurs, où le spectateur nage en plein suspense fantastique de la première à la dernière minute. Il y a un point commun entre ces deux films ?
Emmanuel Jespers : Pas vraiment. Enfin oui… les moyens techniques. Ça ne se remarque pas, mais tous les deux ont été tournés avec des caméras vidéo « quasi » amateur. Personal Spectator a été tourné au format DV et Deux Sœurs en HDV.
C. : Un choix de production ?
E.J. : Oui. Le budget cash de Personal Spectator au moment du tournage était minimal : 8000 euros. J’ai monté le film sur mon portable avec Final Cut. La finition a été plus coûteuse, pour permettre sa sortie en 35mm.
C. : Et pour Deux Sœurs ?
E.J. : Il y a eu plus de moyens pour Deux Sœurs, mais bien moins que prévu. Contrairement au générique, le CNC n’est pas intervenu, et le coproducteur français s’est finalement limité à gérer l’argent d’Arte… Mais ce qui était une difficulté est devenu un atout : ça m’a obligé à filmer autrement, et donc à ne pas me répéter.
C. : Effectivement. J’ai trouvé que pour une fois - si je peux me permettre - tu « lâches la bride »… La caméra est très intuitive, contrairement à tes précédents courts métrages, y compris ceux que tu as faits en France pour la série des Mythes Urbains.
E.J. : Le chef op’ Bernard Vervoort est très intuitif. Mais c’est exact, avec ces petites caméras, on a plus de liberté. J’étais bien plus avec les acteurs, et j’ai pu réécrire certaines scènes en cours de tournage, et même en cours de montage. Avec Catherine Le Mignant-Labye, la monteuse, on discutait de ce qui manquait, et on réécrivait la suite. On a alors retourné des scènes qui ne figuraient pas ou qui étaient écrites tout autrement dans le script. Ce film, c’était un peu le boxon à tous les étages. Je sortais du tournage du long métrage Artefacts avec Giles Daoust et par ailleurs d’un divorce. J’étais plutôt épuisé. Mais ce film m’a appris beaucoup de choses sur la fatidique question : « Mais qu’est-ce que tu racontes dans ce film ? ».
C. : Il y a un contraste important avec Le Dernier Rêve, qui était storyboardé à l’extrême, quasi comme une BD, avec un tournage en 35mm, des décors assez époustouflants que tu as recréés complètement avec ton équipe déco. Ici, on dirait que tu suis tes acteurs à la trace, presque aussi paumé qu’eux.
E.J. : On l’était vraiment ! On était dans une horrible nuit noire parce que je ne voulais pas filmer la forêt comme on le fait habituellement, avec une batterie d’HMI qui dessine tout un arrière-plan. Ici, la lumière disparaissait au bout de quelques mètres, pour tout le monde, pour les acteurs comme pour ceux qui préparaient le café. Même moi j’avais peur quand on suivait ces deux filles.
C. : Quelle est l’idée derrière ce choix de ne rien montrer ?
E.J. : Dans la forêt, la nuit, il règne une telle obscurité qu’on a plus que soi-même comme référence. C’est ce que ressentent Sarah et Alice. Cela va précipiter leur engueulade, parce qu’être avec soi-même est trop douloureux. Je voulais que l’image soit le reflet de ce qu’elles ressentent. L’obscurité envahit tous les interstices de l’image comme une horrible maladie. Et pour leur malheur, dans cette forêt, le peu qu’elles voient et auquel elles se raccrochent fait encore plus peur.
C. : Tu accordes beaucoup d’importance au décor pour qu’il participe à l’intrigue. Ici, c’est le choix de l’obscurité et des images fantomatiques du nightshot. Dans Personal Spectator, c’était cette énorme cafétéria vide dont les couleurs pâles semblaient déteindre sur les vêtements de la fille. Dans le Dernier Rêve, il y avait ces rayonnages de bobines de films aux proportions borgésiennes.
E.J. : Borges, c’est vrai… J’aime vraiment beaucoup. Quand j’étais étudiant en Architecture, j’ai retranscrit, sur les murs d’un énorme parking, la nouvelle La Bibliothèque de Babel. Même le gardien du parking venait voir tous les soirs pour lire la suite…. Comme réalisateur, les films de Kubrick (Orange mécanique), ou de Fellini (Roma, Amarcord) m’ont beaucoup inspiré. Kubrick considérait que la forme et le fond sont indissociables. Il a fait des recherches sur les décors, la lumière… il a mis au point des optiques. J’admire sa recherche obsessionnelle, quasi scientifique, sur la forme pour qu’elle adhère complètement au contenu. Mon admiration est peut-être due au fait que ma famille est un mixte de scientifiques et d’artistes. Mon père est ingénieur, ma mère, physicienne et mon grand-père est sculpteur. Je suis un mélange un peu bâtard de tout ça.
C. : Pas si bâtard que ça. Je voudrais revenir sur quelque chose qui te tient à cœur : le cinéma de genre. Tu es très attaché à ce type de cinéma. Quelle est la raison de cet attachement ? Est-ce pour les histoires ou pour le public qu’ils drainent… peut-être un peu plus facilement ?
E.J. : Un peu des deux. Le film de genre est codé. Il offre au spectateur une sécurité dès les premières minutes, puisqu’il comprend très vite l’enjeu. Mais on peut « biaiser » les codes, et beaucoup de réalisateurs se servent du genre pour y mêler des réflexions philosophiques (Qui sommes-nous ? Sommes-nous seuls ?) ou idéologiques (Où nous mène cette société folle ?) qui sont parfois plus engagées que celles qui sont véhiculées dans les films qui en parlent ouvertement, et parfois avec une prétention mal voilée. Dans le cinéma de genre, il y a souvent une vision radicale de la société, et elle s’exprime dans une totale liberté face à un public très large. Je trouve cela plus intelligent parce que les messages sous-jacents sont laissés à la discrétion du spectateur, qui, par ailleurs, vient de passer un bon moment.
Le film de genre me plaît aussi pour une autre raison. Le cinéma coûte très cher par rapport à la littérature, les Arts Plastiques... Et je pense que nous avons une obligation de retour. Si quelqu’un met des millions d’euros dans un film, je trouve normal qu’il les récupère. C’est la raison pour laquelle je veux d’abord faire mes classes dans le cinéma de genre, afin d’obtenir une audience et honorer de cette manière ceux qui m’ont fait confiance.
C.: De Cécile de France à Pauline Burlet, en passant par Emily Hamilton, tu as l’œil pour trouver des actrices qui deviennent célèbres. Comment les trouves-tu ?
E.J. : J’attends de pouvoir dire « That’s the girl ! » comme dans Mullholland Drive… (rires). Ça peut prendre du temps parce que je suis mon instinct. C’est ce qui s’est passé sur Le Dernier Rêve avec Cécile de France. Patrick Hella, qui a fait le casting, m’a montré plein de photos de filles, toutes plus craquantes les unes que les autres. Je suis allé à Paris pour en rencontrer cinq autres. Cécile, qui n’était pas encore connue à l’époque, est arrivée avec une demi-heure de retard et m’a dit tout de go : «T’en as pour longtemps parce que je dois aller avec ma copine à la FNAC — D’aaaccord… Elle n’avait pas préparé la scène, puis m’a demandé un café. On a donc discuté de tout et de rien. Elle était très gentille, pas du tout prétentieuse. En même temps, je pensais « Quel culot ! » Mais en rentrant dans le train vers Bruxelles, je savais que c’était elle ! Elle est venue à Bruxelles, je lui ai fait répéter une scène, et elle a été parfaite. Puis, ayant un malaise cardiaque, l’acteur principal s’effondre. Tout à coup Cécile tombe en pleurs et je la regarde stupéfait : « Cécile, mais c’est de la fiction ! ». Alors, en une fraction de seconde, elle change d’expression et me regarde avec un grand sourire : « Je sais ! »
C. : Je suis étonné que tu n’aies pas encore réalisé ton premier long métrage ? Qu’est devenu le projet de long métrage L’Enfant Bleu
E.J. : J’ai perdu plusieurs années sur ce projet qui est tombé aux oubliettes en 2004. L’idée originale de ce script a été reprise dans un film américain, Godsend, un très mauvais film, mais dont la trame de départ est hélas, exactement la même. Ça m’a fait passer l’envie d’y revenir.