Cinergie.be

Boris Lehman - Le nomadisme comme expression

Publié le 15/02/2013 par Dimitra Bouras, Arnaud Crespeigne et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Mes sept lieux, tel est le titre du prochain film de Boris Lehman que vous pourrez bientôt découvrir. Dans le numéro 79 de la revue Trafic, Boris Lehman écrit : « Il est vrai que j'aime bien dévier, digresser, éviter de répondre aux questions, prendre les chemins de traverse, sortir des sentiers battus, me laisser emporter par la vague ou le vent. Je me suis toujours tenu pour marchant sur la frontière, nomade, sans réel domicile fixe. Là ou je pose le pied, je considère que c'est chez moi. » Ces entrelacs ne sont pas que spatiaux, ils visitent aussi la mémoire du passé tel qu'il nous reste dans les archives de la pellicule cinématographique et qui donne sens à notre vie active.

Des films sur le temps qui passe à partir de carnets de notes et des rouleaux de pellicule. Les fragments des unes s'enchâssent dans les autres, offrant des instants suspendus, des souvenirs de la vie courante de maintenant et d'avant.

Cinergie, appelé à travailler l'été 2012 avec Boris Lehman près du Canal de Willebroek, a filmé quelques plans : Dimitra Bouras à la perche, Arnaud Crespeigne à la caméra, Karine Devillers à l'œilleton de la caméra de Boris qui parcourt cet espace en marchant. Cinq mois plus tard, il monte quatre étages et se retrouve, en ce jour de décembre 2012, à Cinergie.be. On lui offre un dialogue plus impromptu que De la brièveté de la vie de Sénèque (1), un livre qu'il lit dans Histoire de mes cheveux, ce beau film où ses cheveux ressemblent à la pellicule argentique utilisée par les caméras 8 et 16 mm et où l’on découvre son corps blanc momifié par la pellicule noire.

L'équipe met un micro-cravate derrière sa veste avant de le filmer. Boris n'aime pas trop ce genre d'exercices où il est filmé sans qu'il sache trop ce qui va se passer ensuite au montage.

Boris Lehman : Aïe Aïe la torture, c'est comme ça un micro-cravate ? Cela pourrait être plus discret, non ? Ah, Jean-Michel c'est toi qui officies aujourd'hui, comme on dit à la messe !

Cinergie : Oui, chacun son tour, tu as eu le reste de l'équipe à l'extérieur, dans Bruxelles. Ton premier long métrage Magnum Begynasium Bruxellense se passe dans un quartier de Bruxelles...
Boris Lehman : Je filme Bruxelles parce que c'est ce que je connais. Magnum Begynasium n'est pas une autobiographie, bien que j'aie travaillé pendant longtemps au Club Antonin Artaud, un centre d'adaptation pour malades mentaux. J'ai commencé en 1962 jusqu'en 1980. Il est donc naturel que j'aie filmé le quartier dans lequel je travaillais. C'était plus qu'un film c'était une animation dans le quartier du béguinage et l'inventaire d'un endroit qui a changé depuis.

Cinergie : Tu travailles sur le quotidien d'un moment donné, mais ensuite, cela devient un regard sur le temps passé...
B. L. : Il y a quelque chose d'allégorique, de métaphysique dans mon cinéma. C'est l'histoire d'un quartier comme un microcosme, ce qui signifie un monde constitué d'enfants, de vieillards, de fous, d'artistes et d'artisans. J'ai essayé de recréer une espèce de grande journée dans l'agitation de la vie qui commence le matin et se termine le soir. Tout se termine soit dans une salle de vente, soit au cimetière. Ce sont des thèmes que j'ai repris et amplifiés dans mes autres films.

C. : Il n'y a pas que l'autoroute dans laquelle circule la majorité, il y a aussi la minorité qui est aussi peuplée et qui circule dans les sentiers de traverse. C'est ce qui t'intéresse ?
B. L. : Oui, j'ai toujours été attiré par les marginaux, les fous. Les gens qui font l'école buissonnière. Ces gens me semblent plus intéressants ! Comme tous les exclus, ils souffrent plus, ont du mal à s'exprimer et le cinéma est justement une autre façon de dire, avec des images et des sons, en dehors du langage verbal dans lequel s'exprime la société en général. J'en suis là moi-même.

Boris LehmanC. : Tu es tout le temps avec ton appareil photo, pour faire des instantanés. Est-ce que ce sont des repérages pour les films qui représentent eux, le mouvement de la vie et que tu mets en forme lors du montage.
B. L. : Non. Je fais beaucoup d'autres choses parallèlement. J'écris, je dessine, je fais de la musique, des photos. Le cinéma me convient mieux, car je peux arriver au bout d'un film. Les photos, je les fais, mais depuis soixante ans, elles restent en attente. Le cinéma est un bon médium pour moi. Cela me permet de découvrir des gens, d’entrer chez eux, et de restituer ce qui s'est passé. C'est une façon de voir la vie en rencontrant des gens et en provoquant des amitiés. Il s'agit d'une autre optique que vivre d'abord et puis faire le film. J'essaye de fusionner les choses, - ce qui est presque impossible - mais il y a tout de même des petits moments où ça l'est. L'essentiel consiste à capter ce que l'on a vu et ressenti. Ensuite, il est difficile de le transmettre à un public qui n'était pas là. On assimile souvent le film à un voyage dont on ramène des photos destinées aux gens qui n'étaient pas là. Je filme mes amis dans leur propre rôle et les lieux réels dans lesquels ils habitent ou j'habite. Mais c'est toujours transposé ou fictionnalisé pour sortir du documentaire, pour que cela dépasse le cercle restreint du home movie. Je travaille aussi avec de petits moyens, et je parle de petits détails de la vie courante pour signifier l'ensemble.

C. : C'est un peu ta mémoire et celle de tes complices...
B. L. : Oui, les films et les photos sont ma mémoire. Elle a beaucoup de lacunes, mes photos me rappellent parfois des choses que j'ai oubliées. Lorsqu'on fait une photo, on est au présent, ce n'est qu'après qu'on se rend compte des liens qui existent avec d'autres souvenirs. C'est la raison pour laquelle mes films se déroulent sur plusieurs années : dix ou quinze ans, car il faut accumuler les matériaux. Ce n'est pas juste une mise en boîte. C'est le temps qui donne un sens.

C. : Le tempo musical est important, très important chez toi...
B. L. : Je vois le cinéma comme la musique du temps. C'est important oui, je parle de la musique des images, du tempo du film. Dans les années 60-70, on faisait la durée réelle avec les plans-séquences : faire ses lacets ou une escalope comme dans les films de Chantal Akerman de cette époque. Maintenant, mes films sont plus découpés. L'importance du temps, on peut la voir dans les journaux filmés de Jonas Mekas, par exemple. Cela n'est concevable que si cela prend de l'ampleur, si cela dure plusieurs années, et non quelques jours. Je suis aussi pour cette manière de réaliser un journal filmé. J'accumule des matériaux qui, au départ, ne sont pas inscrits dans un scénario; celui-ci vient à la fin, lorsqu'on le monte et qu'il se construit. Au départ, il y a toujours des notes et des intentions, des orientations, mais le film se construit vraiment après coup.

C. : Est-ce que tu tiens un journal écrit ?
B. L. : Je tiens un journal, mais c'est un peu désordonné et chaotique. Je peux t'en montrer un. C'est quasiment indéchiffrable, c'est une sorte d'almanach. Il y a ce que j'ai fait dans la journée, des idées de film, des photos, des cartes postales. C'est important, mais je ne m'en sers pas ! Pourtant, j’ai besoin de noter les choses à ne pas oublier. Les choses se retrouvent après, comme un rêve qu'on oublie et qui revient dix ans après. Les idées de films viennent de partout. Ça peut être une phrase entendue dans un bus ou dans un café. Elles sont faites de l'observation des choses que l'on vit ; puis il faut les transposer et les fictionnaliser.

C. : Est-ce que tu vois encore beaucoup de films ?
B. L : Je suis moins boulimique qu’à mon adolescence. Avec l'âge, on fait un tri, mais je reste curieux. Comme tu sais, même lorsque je fais des projections, je suis présent. Il y a des rencontres et des discussions avec le public, parfois des rencontres et une collaboration. Je donne toujours rendez-vous dans un café, le matin. Ma journée se déroule comme ça. Puis c'est la poste, le CBA, le montage ou la prise de vue et le soir, un film ou un concert. Comme dit mon opérateur : « Pour filmer un jour dans la vie de Boris Lehman, il me faudra toute ma vie. Parce qu'il y a tellement de choses possibles... » Jaco Van Dormael parle de ça, les vies possibles et le choix que l'on doit faire.

C. : La répétition et la différence ?
B. L. : Je filme souvent les mêmes choses. J'ai besoin de filmer les mêmes personnes. Les gens et les lieux. J'appelle cela la revisitation. Par exemple, à Waterloo, un lieu symbolique pour moi puisque j'y ai commencé Babel, j’ai filmé mes funérailles autour du Lion. Ce qui m'intéresse, c’est la marque du temps, sa métamorphose et sa métaphore. Les rides et les cheveux blancs m'ont lancé dans histoire de mes cheveux.

C. : Tu as reçu le Prix Walter Benjamin, un essayiste qui aimait les sentiers de la vie.
B. L. : Oui, mon mode de fonctionnement est la déambulation puisque je suis piéton. Cette vision n'est pas la même que celui qui conduit une voiture dans une ville. Personnellement, je marche à mon rythme. J'ai commencé dans les années soixante, à l'époque de la Nouvelle Vague. La manière économique de faire du cinéma à l'époque était le 16 mm et le super 8 que j'ai beaucoup utilisés. Puis, j'ai acquis ce matériel pour être autonome et faire des films bon marchés, pour presque rien. Cela m'a permis de réaliser plusieurs films simultanément. Evidemment, aujourd'hui en pellicule tout est devenu rare, et donc cher. Je travaille toujours en 16 mm, mais il faudra arrêter dans un an ou deux ans puisque les laboratoires disparaissent. Même si ma caméra fonctionnera toujours dans cent ans... On a peut-être une nostalgie de l'original par rapport à la copie. Ce sont des notions très importantes pour Walter Benjamin. Je tiens à être là lors de la projection de mes films parce qu'au-delà du cinéma, il y a la performance qui complète les images. Je suis là, en chair et en os, et je suis dans l'image donc dans le monde du cinéma. Le film tout seul est incomplet. Il y a un dialogue possible entre le réalisateur et les spectateurs avant et après l'obscurité de la projection. Je suis allé au festival expérimental de Knokke qui a été un événement capital pour moi. On peut parler aux jeunes bien qu'on ne soit plus dans la même ambiance qu'à l'époque des années soixante. Maintenant, on écoute et on applaudit. Avant, on intervenait parfois en hurlant, une contestation qui n'est pas reproduisible. Il y avait un autre contexte dont on n'avait pas compris, à cette époque, le sens.

C. Tu as fait de la critique de cinéma dans des hebdos et des mensuels...
B. L. : J'ai été critique de cinéma. J'ai parlé de Thierry Zeno, Chantal Akerman, Jean-Marie Buchet ou Edmond Bernhard, dans plein de magazines, notamment pour Arts et Spectacles. En 1983, j'ai commencé Babel, une fiction autobiographique que je continue tout en essayant de l'achever, de la finir en filmant mes funérailles. Actuellement, je monte le chapitre six : Mes bottes de sept lieux qui porte sur dix ou onze ans de ma vie. De même que j'achève mes entretiens filmés commencés à une époque où je voulais arrêter de faire des films. Ils durent six heures trente. Il y a beaucoup d'amis, Johan Van der Keuken, Robert Kramer, Jonas Mekas, Marcel Hanoun, Freddy Buache. Il s'agit d'une conversation autour du cinéma et de la vie. Un film sur l'amitié, c'est-à-dire parler un moment ensemble, mais avec une mise en scène.

C. : Quatre de tes films sont désormais disponibles en DVD avec de petits livrets écrits. Y aura-t-il des bonus ou des « boni » comme dit Agnès Varda ?
B. L. : Tout mon cinéma est déjà un bonus ou un making-of.


(1) Montaigne l'apprécie dans ses Essais tandis que dans ses Annales, Tacite le décrit comme un rhéteur pédant. Enfin, Descartes le recommande aux dépressifs.


  

En DVD : Les films de Boris Lehman :

Babel, lettre à mes amis restés en Belgique

À la recherche du lieu de ma naissance

Leçon de vie

Histoire de mes cheveux, de la brièveté de la vie

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