Cinergie.be

Entretien avec Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich pour Filles de joie

Publié le 12/02/2020 par Constance Pasquier et Sarah Pialeprat / Catégorie: Entrevue

Frédéric Fonteyne est arrivé dans le paysage cinématographique en 1999 avec un film inoubliable porté par Nathalie Baye et Sergi Lopez, Une liaison pornographique. Depuis, il ne cesse de tisser un cinéma à la mesure d’actrices et d’acteurs hors normes et dans lesquels la notion de secret tient peut-être le second rôle. Dans son dernier film, Filles de joie, Sara Forestier, Noémie Lvovsky et Annabelle Lengronne partagent leur folie et leur puissance et entraînent le spectateur dans une épopée violente et borderline.

Rencontre avec le cinéaste et Anne Paulicevich, scénariste.

Cinergie : La plupart des cinéastes belges écrivent eux-mêmes leurs histoires… Vous, vous collaborez toujours avec des scénaristes, ici c’est Anne Paulicevich qui a écrit cette histoire… Est-ce parce que « écrire vous emmerde » ?
Frédéric Fonteyne :
(rires) Ah oui, vous faites référence au livre de Philippe Blasband que j’ai illustré et qui s’intitule Soit dit entre nous - Écrire m'emmerde. Non, ça ne m’emmerde pas d’écrire, mais en effet je ne suis pas scénariste et j’ai toujours aimé travailler avec des personnes qui écrivent ! C’est comme ça que je vois les choses au cinéma. J’ai besoin d’avoir l’imaginaire de quelqu’un et de m’en emparer pour faire un film. J’ai même l’impression que ça parle encore plus de moi quand c’est une autre personne qui écrit. Ici, ça va encore un peu plus loin, car Anne a écrit mais elle a aussi co-réalisé le film.

C. : D’où vient cette histoire, Anne ?
Anne Paulicevich :
Une histoire, ça vient toujours de plein de choses… J’avais toujours eu envie d’aborder l’héroïsme au quotidien des femmes. Je voulais aussi dire quelque chose de la violence qui est faite aux femmes, une violence que j’ai pu vivre personnellement ou que des amies très proches ont vécu. Et puis j’ai eu une petite fille avec Frédéric… et tout est lié car mettre au monde une petite fille ça m’a fait m’interroger sur ce que c’est que d’être une femme et ça m’a perturbée ! Comment l’éduquer ? La protéger ? Lui apprendre à se protéger ?
Ensuite, je suis tombée sur un article qui parlait des femmes qui traversent la frontière belge et qui se prostituent dans des maisons closes. Là, je me suis dit que c’était par le biais de la prostitution que je voulais parler de l’héroïsme des femmes. À travers ce « paradoxe ». J’ai alors commencé un long travail d’investigation.


Anne Paulicevich, scénariste

C. : En effet, on sent un véritable travail « documentaire » derrière la fiction. Il y a comme une attention réaliste aux détails lorsqu’on entre dans cette maison close…
Anne :
Oui il y a une partie documentaire, c’est certain. Il était impossible pour moi de parler de ce sujet sans rencontrer les femmes qui se prostituent. Il faut savoir qu’il y a plein de prostitutions différentes. Les femmes qui se prostituent en cachette de leurs proches dans des maisons de passes sont une sorte de prostitution. J’ai cherché comment entrer dans ce milieu-là, celui des maisons qui existent en Belgique, au Luxembourg, en Espagne… (Toutes les frontières autour de la France…) Ça n’a pas été simple d’entrer dans ce milieu, mais le hasard a fait que j’ai rencontré Dodo la Saumure *. Il m’a ouvert les portes de ses bordels. J’ai rencontré des femmes et surtout une jeune femme qui a bouleversé ma vie… et dont la vie a aussi été bouleversée. Pendant des mois, j’ai vécu avec ces femmes. J’étais avec elles dans le salon (celui où elles attendent, celui où ne rentre pas le client), on fumait des clopes, on rigolait, on regardait la télé, elles me racontaient… J’étais là, sans poser de question.

C. : Et toi Frédéric, tu t’es aussi rendu dans ce lieu ?
Frédéric :
Moi j’y suis allé plus tard. Grâce à Anne, j’ai pu entrer facilement dans le salon des filles, un lieu où les hommes n’entrent pas. J’ai été accueilli tout de suite. C’était fondamental pour moi de sentir la relation qui s’était créée entre Anne et les filles et puis l’énergie particulière qui règne dans ces lieux. Ça m’a donné aussi une forme de responsabilité éthique. C’est là que j’ai senti qu’il y avait dans ce salon où elles attendent un endroit de vérité. Les filles qui font ça, comme dans le film, le font en cachette de leurs familles, de leurs proches… Le salon dans lequel elles attendent toutes ensemble est un endroit que je trouve très fort et qui a inspiré toute l’énergie du film. Il y a là une vérité qui n’existe nulle part ailleurs et qui fait ressentir que partout règne le mensonge et le secret sur la prostitution. Ces femmes connaissent les choses cachées et taboues de notre société. Poser une caméra qui recrée cette vie c’était pour moi tout l’enjeu du film.
Anne : Frédéric m’a accompagné et par la suite, chaque chef de poste est venu individuellement. La chance que l’on a eue, c’est que chaque chef de poste sur le film était une femme et il est clair qu’être une femme, cela a beaucoup aidé, car ce n’est pas la même chose qui se passe ou qui se dit quand on est entre femmes.
Puis enfin ça a été le tour des actrices : Annabelle Lengronne, Sara Forestier, Noémie Lvovsky, mais aussi Charlotte Brihier et Lydia Indjova.

C. : Votre cinéma Frédéric est ce qu’on appelle un cinéma d’acteurs… Avec des comédiennes et des comédiens très puissants ! Ce sont encore trois femmes extrêmement radicales et dans un jeu hors normes que vous filmez.
Frédéric : À vrai dire, lorsque j’ai rencontré ces femmes qui travaillaient, j’ai vu des femmes vraies, sans artifices, qui lorsqu’elles montent avec les clients, jouent un rôle, deviennent des actrices. Évidemment on ne pouvait pas prendre ces femmes là, car elles sont dans une situation cachée, secrète. Il nous fallait des actrices extrêmes, de grandes actrices. Elles sont à la fois fragiles et puissantes... toujours à la frontière, borderline. Ce qui m’intéressait, c’était de recréer la vie de ces femmes dans toute leur complexité. Je voulais montrer comment elles supportent l’insupportable, et filmer leurs corps dans cette optique-là. Il ne s’agissait certainement pas de les érotiser. C’était un risque pour elles de défendre tout ça, toutes ces émotions, c’était un engagement total. Il fallait leur donner la liberté d’explorer, les laisser libre de chercher, de frôler la frontière…
Anne : Sara Forestier disait que le film ne les regardait pas par au-dessus genre « ah oui c’est des putes », ni par en-dessous pour en faire des déesses. La caméra les prend frontalement, droit en face. On montre des femmes dans toute leur complexité, qui vivent des situations extrêmes… et pour ça, il fallait de grandes actrices. Les trois comédiennes avaient un spectre de jeu démentiel. Il fallait aussi être capable de montrer les deux côtés : celui au bordel et celui de leur situation de femme, de mère etc.
Ce sont des femmes avec une énergie débordante, au-dessus de la vie pour supporter ce qu’elles supportent.


Frédéric Fonteyne, réalisateur

 

C. : Comment sont les trois personnages qu’elle interprètent… car elles ont chacune un rôle essentiel dans l’histoire. Il n’y a pas à proprement parlé d’héroïnes mais trois héroïnes.
Anne :
Sara Forestier, c’est Axelle. Elle est mère de 3 enfants. Elle vit avec eux et sa propre mère et elle combat pour préserver cette famille, élever ses enfants, fuir son ex violent. Conso, qui est jouée par Annabelle Langronne, c’est la romantique absolue. On se dit qu’elle a vu le pire de l’humanité et que ça devrait lui enlever tout espoir mais non… Et puis Dominique, cette femme pragmatique mais aussi au bord de la folie qu’on appelle « maman » au bordel et qui est jouée par Noémie Lvovsky. Elle a deux ados, elle est infirmière de nuit et on devine que son mari a perdu son boulot il y a déjà longtemps… Elle se dit qu’elle doit tenir la baraque, mais elle ne la tient plus.


Noémie Lvovsky dans Filles de joie

 

C. : Et le mari, c’est un acteur important dans votre cinéma… Sergi Lopez ! Un film sans Sergi Lopez est-il possible ?
Frédéric :
(rires)
Anne : La question est : « Un film sans Sergi Lopez est-il un film ? »
Frédéric : Je suis très content qu’il ait accepté ce rôle. C’est un rôle assez court, mais très important, car le film n’était pas là pour critiquer les hommes. C’est un homme qui est en train de perdre peu à peu sa dignité, qui est vraisemblablement au chômage… mais tout cela est suggéré. Il avait très peu de temps et très peu d’espace pour faire vivre ce personnage et encore une fois il nous fallait un immense acteur pour réussir à le faire exister dans toute sa complexité !
Anne : Pour moi, c’est un personnage masculin qui est aussi en train de se battre pour ne pas perdre sa dignité. Il essaie de tenir les choses, d’aimer, d’écouter… Il est aussi une victime de la société. Je voulais aussi montrer la situation de la famille. Je suis beaucoup allée dans les cités, j’ai beaucoup parlé aux mamans qui galèrent, qui luttent.


C. : Le film n’est pas linéaire… Il s’ouvre sur un corps que l’on va devoir cacher, opère un flash back puis une bascule avec deux points de vue différents ? Est-ce un choix d’écriture ou de montage ?
Anne : Bon, je ne dévoile rien puisque c’est le début : « trois femmes tirent un homme mort et le jette dans un trou » ! Ça, c’était un peu une réaction devant tous ces films, ces séries policières qui commencent par une femme démembrée et jetée dans une benne ordure. J’en avais vraiment marre de voir ça ! Oui, le scénario a été écrit comme ça avec le flash forward et avec les points de vue différents…
Frédéric : Tout le travail d’un film est de tout déconstruire, de trahir le scénario pour revenir à ce qu’on avait au départ, pour pouvoir le retrouver. On ne se rend pas compte mais c’est un travail gigantesque ! Ça fait 5 ans que l’on est sur ce projet… Et il y a eu 30 jours de tournage ! C’était quasi impossible d’y arriver mais grâce à tout le monde ça a été possible… J’ai fait un découpage minimaliste quasi japonais avec maximum deux positions de caméra pour arriver à saisir ce qui allait se passer. Il fallait partir dans le chaos. Il fallait trouver l’endroit juste pour que la vie apparaisse et puis vite passer à autre chose. C’était terriblement éprouvant. Les lectures déjà étaient éprouvantes… Enfin, on ne sort indemne d’aucun film. Je pense que la vie en général est éprouvante ! Et puis pour moi le cinéma est aussi intense que la vie, il doit se passer quelque chose d’organique, de vivant, d’étrange, de paradoxal…

 Sara Forestier dans Filles de joie
C. : Paradoxalement aussi le film est très solaire malgré son sujet très sombre et très violent !
Frédéric :
Dans la dureté et l’impossible de la situation de ces femmes, ce qui était important c’était d’en extraire la puissance et la lumière. C’était la gageure du film. Quelle que soit la situation dans laquelle on peut être, il y a parfois une puissance à la hauteur du gouffre qui est dessous. Il fallait que la lumière l’emporte sur l’obscurité.

C. : Le film a fait l’ouverture du Ramdam Festival, le festival des films qui dérangent à Tournai… Trouvez-vous dans cette dénomination que le film soit à sa place ?
Frédéric :
Ah oui ! Moi sans doute c’est pour déranger que je fais des films…et même c’est parce que quelque chose me dérange que je déclenche ma caméra. On a énormément de raisons d’être dérangé dans le monde dans lequel on vit. Le film dérange… mais peut-être pas à l’endroit où on l’imaginait.
Anne : Oui moi, je ne sais pas… J’ai tellement été immergée dans le sujet, que je ne me rends plus compte. Mais une fille me disait après la lecture du scénario : « J’espère que grâce au film, les gens nous regarderons autrement ».

* Surnom de Dominique Alderweireld, proxénète français à la tête de plusieurs maisons de passe en Belgique et rendu célèbre par l’affaire d’un de ses célèbres clients Dominique Strauss-Kahn.

Tout à propos de: