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Tango Libre de Frédéric Fonteyne

Publié le 15/11/2012 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Librement tango

Avec son quatrième long métrage, Frédéric Fonteyne nous convie à un moment déroutant en compagnie d’un film à l’atmosphère singulière. Tango Libre est un exercice d’équilibre entre cinq personnages hors du commun sur le rythme du tango. Au-delà de la danse, LE tango imprègne tout le film. Il lui lègue sa mélancolie, sa nostalgie, mais aussi sa force et sa vivacité. Il y a le tango tout en séduction et pudeur que dansent Alice et J.C., il y a le tango de la douleur de Fernand, celui des prisonniers où soufflent la révolte et la liberté, et bien d’autres. Et surtout, il a cette volonté de bâtir un film tango, avec des ralentis et des tensions, des reprises et des relâchements. On a l’impression que, comme le danseur de tango, il est en déséquilibre dynamique. Sans cesse il bascule entre personnages qui se donnent, se reprennent, s’affrontent se dominent, se soumettent, se désirent, se repoussent… Un film d’amours, de toutes sortes d’amours, servi par une distribution forte et juste : François Damiens, Sergi Lopez, Jan Hammenecker, Zack Chasseriaud et surtout, Anne Paulicevich. La compagne du réalisateur et comédienne principale est également la scénariste. Tango libre est donc aussi histoire de couple.

C’est ensemble qu’ils nous reçoivent dans leur appartement du cœur d’Ixelles. Dans la lumineuse cuisine, autour d’une tasse de café, ils nous parlent de ce film aujourd’hui primé à Venise et à Varsovie et qui a constitué près de cinq ans de leur vie.

Cinergie : Au départ de ce film, il y a Anne Paulicevich, scénariste et comédienne principale, et son compagnon, le réalisateur Frédéric Fonteyne. Au générique est aussi crédité un certain Philippe Blasband, dont on sent l’influence. Comment s’est passée l’écriture, la préparation du film entre vous ?
Anne Paulicevich : J’ai amené l’histoire, mais je ne voulais pas me lancer toute seule dans l’écriture. J’ai donc demandé à Philippe de m’accompagner et on a travaillé ensemble pour développer le scénario. Pendant que j’écrivais l’histoire, Philippe repassait dessus, réorganisait l’ensemble. Il nous a amené à changer toute la structure. Puis, on a travaillé à deux face à face. On est parti un peu dans tous les sens, toujours en constant dialogue avec Fred. C’est un très long travail. Quatre années.

 

C. : Frédéric, vous étiez donc également présent ?
Frédéric Fonteyne : Bien sûr. On a beaucoup parlé des personnages, de l’histoire, puis Anne repartait dans l’écriture, travaillait avec Philippe, revenait… C’est un processus créatif, il n’y a pas vraiment de règles.

 

C. : Quelle était l’idée de départ : l’histoire de cette femme avec ces quatre hommes, l’amour en prison, ou bien c’était le tango ?
A.P. : C’était un tout. L’histoire est venue d’un bloc, y compris l’idée du tango en arrière-fond, et le tango qui était dans la prison. Ce qui n’était pas évident, c’était de mettre tout cela ensemble, parce qu’on travaille sur cinq personnages. Pendant toute la période d’écriture, on a essayé de prendre le point de vue de chacun. On a exploré tous les axes pour voir ce que cela donnerait si on racontait l’histoire avec les yeux de l’un, ou de l’autre. On a aussi réfléchi à la place du tango : devait-il être plus ou moins présent, est-ce qu’on devait développer l’idée de ces hommes qui dansent dans la prison ? En fait, l’histoire est toujours restée la même, mais il fallait trouver la manière la plus juste pour la raconter.
F.F. : C’est une histoire complexe avec beaucoup d’éléments, mais il était nécessaire qu’ils y soient tous, quelle que soit la difficulté. Pour moi, ce sont tous ces éléments combinés, l’alchimie entre ces différents aspects qui donnaient ce que j’avais envie de raconter.

Anne Paulicevich et François Damiens dans Tango libre

C. : Le tango est un élément central qui transcende tout le film. Comme si vous aviez eu envie de faire un film tango, qui reprend toutes les caractéristiques de cette danse, les rapports complexes entre les danseurs, le déséquilibre dynamique le rythme syncopé…
F.F. :
Oui tout à fait. Pour moi, le tango est une danse qui révèle la particularité des gens. Le tango dont je parle ne peut se décliner de manière classique ou clichée, cela vient de chaque personne, et pour moi, le fondement premier du film, c’est une ode à la particularité et à la singularité de chacun de ces personnages et comment ces personnages se rencontrent et se révèlent l’un à l’autre en se confrontant.

 

C. : Même au montage, dans le rythme, vous avez essayé de vous référer au tango.
F. F. : Déjà, l’histoire ressemble un peu à ce qu’il y a dans les chansons de tango, mais il y a de la danse ailleurs que dans les scènes de danse, dans les parloirs par exemple. Il y a aussi un homme et une femme qui sont face à face avec un espace entre les deux, cela ressemble à une scène de tango. Et la manière dont la caméra passe d’une table à l’autre, comment cela tourne entre tous ces personnages, cela rappelle aussi ce qui se passe dans les bals, où les gens s’observent pour savoir avec qui ils ont envie de danser. Il y a une approche dans les regards, similaire à ce qui se passe dans un bal de tango.

 

C. : Le film bascule constamment entre les cinq personnages. Il y a un jeu de déséquilibre etd’équilibre dynamiques qui se fait.
F. F. :
On est tout le temps en train de tomber, de se rattraper, de déraper, de glisser. C’est profondément du tango.
A. P. : Et on remonte aux fondements même de la danse. Tout ce qui est à l’origine du tango, ce sont des histoires d’hommes et de femmes qui s’aiment, se rejettent, vont chercher quelqu’un d’autre, éprouvent de la jalousie, … Il y a beaucoup de solitude aussi. Dans le tango, les gens sont très seuls. On n’a pas voulu faire un film sur le tango, mais je pense que ce nous racontions et le tango se sont rencontrés.
F. F. : Le tango raconte des histoires, ce n’est pas seulement une danse. Et il y a là quelque chose qui a à voir avec le cinéma. La première fois que Ciccio (Mariano Frumboli, célèbre danseur et l’un des interprètes du film) m’a parlé du tango, il n’a pas commencé à me parler de corps, de pas. Il m’a parlé d’un état, d’une humeur, d’un sentiment. Pour moi, les films sont faits de ces carambolages d’humeurs et d’états.

Sergi Lopez dans Tango libre

C. : Une construction cinématographique très complexe pour trouver le rythme adéquat ?
F.F. : C’est aussi cela qui m’intéressait. Il y avait une gageure pour arriver à faire glisser le tango hors de ces scènes de danse, mais ces états, ces humeurs, venaient d’abord des personnages, des acteurs. Dès les premières lectures qu’on a faites du scénario, François, Sergi, Jan, Anne et moi, je sentais qu’il y avait toutes ces énergies possibles. C’est avec cela que j’ai travaillé. Bien sûr, il y a ce qui était écrit, mais le rythme est surtout venu d’eux. Il y a le rythme de Sergi Lopez, il y a le rythme d’Anne… Dans les scènes de parloir, dans les espèces de disputes qu’il y a entre ces couples, il y a un rythme qui s’installe. Et puis, ces moments de solitude. Il s’agissait de voir comment tous ces personnages sont reliés. Tout le montage a été de travailler sur ces rythmes de confrontations, de collisions et puis de liens quand ils sont seuls, quand ils pensent aux autres.

 

C. : Il y a dans le film deux scènes de tango collectif. Une scène où Sergi Lopez danse dans le couloir de la prison et une autre, dans la cour, où tous les prisonniers dansent ensemble. Elles dégagent une force, une rage terrible : elles n’ont pas dû être faciles à mettre en place ?
F. F. : La réussite de ces scènes, c’est forcément aussi la confiance, le travail et le risque qu’ont pris les danseurs ; comment ils ont utilisé ce lieu pour composer cette danse, pour qu’elle ait un sens de liberté dans un endroit où il n’y en a pas.
Ces scènes, c’est une image très forte de cette liberté frondeuse que je voulais mettre dans le film. Il y a un acte complètement subversif de révolte qui se traduit par une danse qui ne pouvait arriver que dans cet endroit où, en principe, on ne danse pas. Dans une prison, il y a beaucoup de solitude et là, tout à coup, ils sont tous ensemble contre l’ordre établi, la prison, les gardiens… Et cela vient en plus de l’espèce de folie d’un des personnages, joué par Sergi Lopez, qui lui-même ne se rend pas compte de ce qu’il a provoqué. Sa folie le fait poser un acte tout à fait fou (il veut apprendre à danser en prison) et finalement, il s’en va et il ne sait même pas qu’il a transformé toute cette prison.

 

C. : Vous avez écrit sur la prison, vous avez tourné dans la prison, c’est quand même un univers assez particulier. Comment est-ce que vous vous êtes documentés ?
A. P. : Surtout en rencontrant des gens, en parlant avec eux. L’organisateur d’une exposition sur la vie en prison qui nous avait marquée nous a mis en contact avec des gardiens, des anciens détenus etc. On a découvert des parcours de vie qu’on n’aurait jamais imaginés.
F. F. : Ce n’est pas un film sur une idée abstraite, les gens qu’on a rencontrés nous ont inspirés. En plus, le fait de tourner cette histoire-là, qui est un peu surréaliste, dans un endroit réel, est aussi quelque chose qui moi me semblait important. Soit il fallait aborder cette réalité de manière documentaire, soit il fallait la détourner. Cela avait un sens de subvertir cet endroit par le travail qu’on a fait sur la fiction. Il y a tout un travail de détournement par rapport à ce lieu, y compris dans l’histoire, dans l’écriture.

 

C. : L’histoire est racontée à travers les yeux de J.C., mais le personnage pivot, c’est Alice. Le film n’aurait pas été plus fort s’il avait été fait à travers les yeux d’Alice ?
F. F. : Je ne crois pas. C’est bien qu’il y ait quelqu’un qui l’observe. Le plus intéressant dans un personnage comme celui d’Alice, c’est de voir comment elle est éclairée par les hommes qui la regardent. Un diamant, on doit voir chacune de ses facettes. Alice attire l’attention de plusieurs hommes, et elle s’éclaire à travers leurs regards. Alice est le pivot du film, mais on ne peut la rencontrer qu’à travers les différents regards qui sont posés sur elle et les relations qu’elle a avec chacun de ces hommes.

 

C. : Ce thème de la polyandrie est assez peu abordé au cinéma. Une femme avec un mari et un amant, oui. Une femme avec deux amants à la Jules et Jim, oui, une fiancée du pirate, oui, mais une femme tiraillée entre un mari, un amant, son fils et un second amant, qu’elle aime tous d’amour et qu’elle réunit autour d’elle, c’est quand même assez exceptionnel.
F. F. :
Alice, c’est le contraire même de l’amour libre. C’est l’histoire d’une femme qui s’engage entièrement avec un homme qu’elle aime. Elle en aime un deuxième, elle va s’engager entièrement avec lui, et cela ne va pas diminuer l’amour qu’elle a pour le premier. Elle a une forme particulière de fidélité. Elle est très fidèle à chacun des amours singuliers qu’elle rencontre dans sa vie. Et c’est peut-être cette chose-là qui n’a pas été traitée souvent. Qu’est-ce que la fidélité ? On peut être fidèle en aimant différentes personnes de manière aussi entière.
A. P. : Et en même temps, comme tous les personnages du film, elle est dans l’action. Elle avance dans la vie, et elle se trouve dans une situation tellement compliquée, qu’elle ne doit pas trop se poser de questions. Tenir sa famille, son fils et ses hommes, c’est pour elle ce qu’il y a de plus important. Il se fait qu’elle va rencontrer ce gardien qui va encore compliquer la situation, mais il n’y a rien qui est planifié. C’est juste qu’il faut avancer. Cela ne peut fonctionner qu’avec la complicité des autres personnages aussi paradoxaux qu’Alice. Comme actrice, je me suis posé beaucoup de questions sur le personnage. Et je l’ai abordé avec l’idée que c’est une femme qui tient. Elle tient pour ses hommes. Elle les aime complètement et fait tout par amour pour eux. Peut-être super mal, comme tous dans le film. Ils sont tellement maladroits, tellement plein d’amour pour les autres et ils font des conneries. J’ai essayé de prendre chaque chose concrètement, comme elle, une chose à la fois, au moment même. Parce qu’autrement, elle ne peut pas s’en sortir.

 

C. : Vous avez dit qu'une fois sur le plateau, vous n’étiez plus qu’actrice, mais ce n’est pas évident quand on a été impliqué à un tel point depuis la première mouture de l’écriture, qu’on est la compagne du réalisateur, on ne peut pas simplement dire, je me cantonne à mon boulot d’acteur ?
A. P. : Ben si (rires). Pour moi, le scénario était une base de travail. Avec mes partenaires, on se connaissait tous, on avait déjà fait pas mal de lectures, donc on savait où on en était dans l’histoire. Cela facilitait les choses. Et le scénario, c’était la base au départ de laquelle tout pouvait exploser, changer, … C’étaient des situations de jeu. J’avais le plaisir de jouer avec des comédiens exceptionnels, et quand il y avait une difficulté, on cherchait. Mais on cherchait tous. C’étaient des situations d’acteurs. Comment faire pour que cette scène soit juste, mais cela, ce n’est pas un boulot de scénariste.
F. F. : Pour les acteurs, l’essentiel quand on tourne un film, c’est le moment présent. C’est ce qu’on ressent devant la personne en face, par rapport à ce qui se dégage dans le jeu. On est dans la rencontre émotionnelle de ce qui se passe dans une scène. Et là, on peut avoir discuté des jours auparavant, on peut avoir écrit tout ce qu’on veut. Pfuit !... Moi-même en tant que réalisateur, j’ai vécu cinq ans avec l’histoire et, à un moment donné, tout disparaît et je suis là, en face de ce qui est en train de se passer, des émotions qui se dégagent sur le moment.

François Damiens dans Tango libre

C. : Donc tout n’était pas écrit avant le tournage, ni même après. Il y a encore eu beaucoup de travail au montage ?
F. F. : Enormément. Le tournage, c’était préparer la matière pour le montage. Prenez les scènes de parloir où on passe d’une table à l’autre, un champ répondant à un contrechamp d’une autre table, c’était une volonté qui était écrite au scénario, mais il a fallu la réécrire au montage. Et raconter cette histoire d’équilibre entre cinq personnages, c’était de nouveau une affaire de glissements, de déséquilibres, d’équilibres à trouver. Une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce film, c’était pour donner cette matière-là au montage. Pour qu’il y ait ce travail qui puisse être fait de glissements d’entrechoquements entre les diverses énergies du film. C’était passionnant.
A. P. : Pendant qu’on tournait une scène à une table, on improvisait déjà ce qui se passait à une autre table. Quand on est arrivé au montage, il y avait beaucoup plus de matière que ce qui était écrit dans le scénario.
F. F. : Pour les scènes de parloir, on a tourné 3 jours avec deux caméras. Puisqu’il y avait des scènes improvisées, je voulais pouvoir choper des choses qui n’arriveraient qu’une fois. On avait énormément de rushes. J’avais envie de jouer avec les regards : qu’est-ce qui se passe dans une scène quand on passe d’un personnage qui observe un autre personnage qui est observé par un troisième ? Ce qui était beau à voir, c’était comment chaque acteur cherchait pendant qu’on tournait. Et ce qui m’a plu dans ce montage, c’est qu’il y a eu, à chaque fois, une fois où ils ont trouvé. Je n’avais pas le choix entre des milliards de prises. Tous ces moments-là sont dans le film. Le reste, c’est de la recherche.

 

C. : On parle aussi beaucoup d’amour. L’amour est la deuxième constante du film : amour filial, amour paternel, amour fraternel, amour « amoureux », amour désir, amour passion, amour jaloux, amour douleur. Au point d’obnubiler tout le reste.
F. F. :
C’est un film qui est fait de l’amour que je porte aussi à ceux qui sont dedans. Il y a un rapport avec chacune de ces personnes, et on a transposé, dans une fiction, tous les questionnements qu’il y a dans tous ces types d’amours que vous venez d’énumérer. Ce film questionne le comment on est tous reliés quelque part par des liens d’amour. C’est cela qui fait qu’on existe en fait, mais c’est terriblement problématique. Cela glisse, on fait des conneries par amour. C’est de ça que ça parle. Comment, par amour, on peut se tromper. Comment, par amour, on peut se mettre dans des situations impossibles. Et comment c’est quand même cela qui nous tient en vie. Je me suis rendu compte qu’à chacun de mes films, j’avais parlé de quelque chose qui me posait question sur l’amour. C’est le cas ici aussi, et je pense qu’à l’avenir, ils continueront à avoir ce lien-là avec, à chaque fois, des questions nouvelles.

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