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Entretien avec Loredana Bianconi

Publié le 10/01/2018 par Serge Meurant et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Oltremare (Colonies fascistes) a reçu le prix de la SCAM et le prix du Documentaire sur Grand Ecran au Festival Filmer à Tout Prix de Bruxelles 2017.
La SCAM couronne un film à la fois exigeant et minutieux.

"Les voix des protagonistes et les lettres de l'oncle (de Loredana Bianconi) sur des images d'archives font retentir fortement la grande histoire dans ce qu'elle a de tragique et de complexe. C'est un film juste et immensément politique, il nous parle des silences de l'histoire, mais surtout du présent.

"Pour l'ampleur des investigations et le choix de donner la parole à ceux qui ont vécu cette histoire de l'intérieur, pour la mise en récit et le travail sur les images d'archives, pour avoir porté à notre connaissance un chapître méconnu de l'histoire de la colonisation."

Prix du Documentaire sur Grand Ecran

Cinergie : Loredana, pouvez-vous nous raconter les événements à l’origine de votre film ?
Loredana Bianconi : Borgo – le village de ma famille - se trouve à une quarantaine de kilomètres de Bologne, en Emilie Romagne. Mes grands-parents vivaient là-bas. Mes parents italiens, émigrés en Belgique en 1952, y sont retournés vivre, en 1969. Moi, j’ai toujours fait l’aller- retour entre la Belgique et Borgo.
À l’origine du film, comme je le dis en introduction à celui-ci – j’ai dû, après le décès de ma mère, vider la maison familiale et j’ai découvert des photos, des lettres, des matériaux que je devais déjà avoir vus, mais sans m’y arrêter.
Il y avait, notamment, les lettres d’un oncle qui était parti pour les colonies fascistes d’Afrique, dans les années 30. Parmi ces photos, il y en avait une où je croyais reconnaître des gens que je croisais de temps en temps dans le village de Borgo.
Sur une de ces photos, il était écrit : « Noël en 1939, Asmara Erythrée ». C’est comme cela que je rencontre trois personnes qui avaient émigré du village en Italie et avaient rejoint leurs pères qui travaillaient déjà dans les colonies. Ils me racontent leur histoire, sortent de leurs tiroirs des photos, des cartes postales, des lettres et des documents qui reconstituent toute l’épopée de leur aventure.
C’est ainsi qu’a débuté mon enquête, à partir de la rencontre avec deux dames et un monsieur âgés de 81/82 ans. Au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux matériaux, je me suis persuadée qu’il me fallait absolument réaliser un film à partir de cette histoire. Cela pour la comprendre d’abord. Ensuite, parce que je me suis rendu compte que cette histoire n’avait jamais été racontée ni dans ma famille, ni de façon générale dans le village. Vingt-cinq familles avaient en effet quitté Borgo qui comptait à l’époque mille habitants. Cinq-cent mille personnes avaient fait de même en Italie.
Ce travail m’a pris six ans, à partir de l’introduction du projet dans les différentes commissions d’aides.

Loredana Bianconi

 

C. : Comment s’articule, dans votre film, le montage de vos archives personnelles et des archives historiques ?
L .B. : J’avais, d’un côté, les images et les histoires de mes protagonistes qu’il fallait replacer dans leur contexte historique dont j’ai trouvé la documentation dans des bibliothèques, à Bologne notamment, mais surtout à l’lstituto LUCE et à l’INA, en France.
Jusqu’en 1940, c’était l’Istituto LUCE qui filmait les actualités, avec des moyens considérables. Ce sont de magnifiques images d’archives. Puis, après la perte de ses colonies par l’Italie, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Français et les Anglais qui ont pris le relais.
Il m’a fallu réaliser un travail considérable sur ces archives de films de « propagande ». Leurs commentaires relataient la conquête ou plutôt la tentative de conquête des colonies africaines (la Lybie, l’Erythrée, l’Ethiopie et une partie de la Somalie).
Mais ces images prennent une toute autre dimension, si l’on coupe le son, la musique et les commentaires de propagande. Et si on les confronte avec les témoignages et les lettres de mon oncle qui racontent une histoire bien différente.
Ces films de propagande et d’actualités étaient montrés en avant programme dans les salles de cinéma. Ils l’étaient aussi dans les écoles. Il faut signaler que la propagande fasciste pour les colonies avait été élaborée par l’état libéral à la fin du XIXe siècle. Mais la propagande sous Mussolini y avait rajouté des couches : il fallait, en effet, convaincre un million d’Italiens d’émigrer dans un autre continent. Tous les manuels scolaires, le théâtre, la radio, le cinéma, présentaient les colonies comme un Eldorado.
Il faut noter que bien des cinéastes qui initièrent, après la guerre, le néo-réalisme ont travaillé pendant le fascisme. Rossellini a, par exemple, réalisé trois films de propagande qui sont de très beaux films …

 

C. : Parmi les images du film, beaucoup sont d’une grande beauté…
L.B. :
Quasi tous les portraits qui figurent dans le film proviennent d’archives personnelles, d’autres sont des photos que j’ai trouvées dans des revues. Je les ai souvent recadrées. Il s’agit, par exemple, de photos de très jeunes femmes, quasiment nues, considérées comme des prostituées et qui figuraient, notamment, sur des cartes postales que s’échangeaient les militaires italiens. Je me demandais comment les montrer sans les exposer comme des « objets exotiques». Il m’a semblé que leurs regards étaient sans doute la chose la plus importante, ils sont empreints d’une grande dignité, d’une grande beauté. Il était important pour moi d’établir une double relation avec ces images. C’était d’un côté ne pas trahir le regard de ceux – celles que me racontaient leurs expériences et ce qu’exprimaient les lettres de mon oncle. Il y allait aussi de ma responsabilité de réalisatrice : mon questionnement éthique. 

 

C. : On peut suivre, dans ses lettres, l’évolution du regard porté par votre oncle sur les Africains.
L.B. :
C’était en effet une chose qui m’avait frappée que l’oncle, dans ses premières lettres, écrivait « les nègres ». Ensuite, Lorsqu’il arrive au port de Massaua, il écrit que « ceux-ci ne sont quand même pas si laids ! » Puis, lorsqu’ils travaillent ensemble sur les chantiers, leurs rapports se transforment en un rapport de classe qui met en question le racisme.
La description faite par l’oncle et les témoins de Asmara, en Erythrée, ville à l’apparence riche, où l’on ne manque de rien, où l’on « gaspille » l’électricité, suscite chez ceux-ci une réflexion sur le fait qu’en Italie on manquait de tout. Les immigrés italiens habitent dans la banlieue de la ville. Ils découvrent qu’il faut ici aussi trimer pour vivre.
En 1940, Mussolini déclare la guerre à la France et à l’Angleterre. Guerre qui commence immédiatement. Et en quelques années, les Italiens perdent tout. Ils sont isolés et ne savent pas ce qui se passe dans leur patrie. L’oncle et le père d’un des protagonistes du film sont faits prisonniers et déportés dans des camps de concentration. C’est la fin d’un projet de vie. Ils espèrent retourner en Italie mais là aussi il y a la guerre et ils devront attendre qu’elle se termine. À leur retour, ceux qui reviennent arrivent dans un pays complètement détruit. Ils découvrent les ruines de Borgo.

 

C. : Le thème des enfants métisses est abordé à plusieurs moments du film …
L.B. : Ce thème traverse en effet tout le film. En 1938 avaient été instaurées les lois raciales. L’oncle écrit dans une de ses lettres : « Ici, il y a plein d’hommes italiens qui vont avec ces femmes, font des enfants qu’ils abandonnent ensuite ». Et effectivement, rien qu’à Asmara, qui était une toute petite ville, il y avait, déjà à la fin des années 30, dix mille métisses. Mais il y a eu aussi beaucoup d’enfants métisses que les Italiens auraient désiré reconnaître, après la guerre, quand les lois raciales étaient supposées ne plus être en vigueur. Mais ils ne le pouvaient pas. Et à la fin des années 50 encore, ces enfants métisses vivaient presque tous dans des orphelinats de ces ex-colonies. Souvent dans des conditions très dures.
I
l existe aujourd’hui des nostalgiques des colonies d’Afrique. Ils vendent une version de l’histoire totalement différente de la réalité que traduit mon film. J’en conclus que l’Italie éprouve aujourd’hui encore beaucoup de difficultés à tirer les leçons de son passé !

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