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Loredana Bianconi. Sur les traces d’un devenir.

Publié le 05/01/2018 par Serge Meurant / Catégorie: Dossier

L’invention de soi

« L’identité, c’est advenir. Comment faire pour être plus proche de soi, avec les moyens à disposition. L’identité est une invention de soi. »
Cette recherche d’identité fournit l’une des clés de l’œuvre de Loredana Bianconi.
Chacun de ses films y répond et s’organise en un récit dont les formes, parfois complexes, traduisent une expérimentation liée au réel. On ne peut donc pas parler d’un style unique, mais d’une diversité de formes cinématographiques, allant du témoignage à la fiction, en passant par la construction et la mise en scène du documentaire.
La cinéaste effectue un travail de mémoire qui concerne à la fois l’histoire collective et son histoire personnelle, souvent intimement liées.
L’écriture de ses films est personnelle, forte et poétique, qu’elle revête les formes du commentaire, de la fiction ou de l’échange épistolaire.
Le drame qu’elle ne cesse de traduire est tout autant celui de la double appartenance et de l’exil que de l’incapacité à vivre continûment au sein d’une communauté sans plus de frontières, imaginaire et pourtant réelle : celle de la culture, de l’art et du cinéma.
Le regard porté par Loredana Bianconi sur un monde abîmé manifeste l’espoir d’une libération par une création qui affronte l’histoire non pour en résoudre les contradictions, mais pour en faire surgir des vérités nouvelles.

 

La Mina - Les lettres du père

La Mina de Loredana Bianconi

 

Quelques lettres écrites par le père de Loredana Bianconi, émigré en Belgique en 1952, constituent le matériel documentaire du film.
Elles racontent l’arrivée en Belgique, le milieu prolétaire, la mine, la première maison, le regroupement familial. Elles sont volontairement rassurantes et minimisent les vicissitudes et les dangers de la vie des mineurs.
En retour, les nouvelles d’Italie sont mauvaises. La campagne souffre de la sécheresse, y règnent la faim et la misère.
Lue en voix off, cette correspondance traverse le film et crée une passerelle lacunaire et fragile entre ici et là-bas. Les lettres échangées ont à la fois une valeur affective et documentaire. Leurs tournures sont émouvantes dans leur simplicité.
Les archives de la catastrophe de Marcinelle replacent les éléments livrés par la correspondance dans un contexte plus général : le deuil d’une communauté. Elles n’ont pas besoin d’être commentées tant elles sont tragiques et encore présentes à la mémoire.
C’est à travers le regard de Mara, une fillette d’une dizaine d’années, qu’on en prend connaissance. Elle collectionne les articles qui décrivent le drame.


Ce personnage occupe une position centrale dans le film. C’est à elle que la cinéaste confie l’expression de ses propres sentiments , lorsque, enfant, elle regardait son père revenir de la mine, le visage noirci, et craignait qu’il ne lui soit arrivé un accident.
Elle avait rêvé plusieurs fois que son père errait perdu dans le labyrinthe de la mine, guidé par de faibles lumières.
C’est à elle également que son grand-père, venu rendre visite à sa famille, se confie comme à une adulte : L’Amérique, voilà la petite Amérique, le pays de cocagne. C’est ce que je disais : Amérique, Allemagne et Belgique, c’est toujours la même histoire, toujours de belles promesses. Voilà vingt ans qu’on leur fait des promesses, chez eux… Cinq ans qu’ils disaient, puis tous à la maison, riches et gros.
Voilà qu’ils ont de beaux trous aux poumons et le sang empoisonné ! Je disais : vous reviendrez pour mourir, si vous arrivez à temps

Elle porte sur ses frêles épaules d’enfant le fardeau de son histoire familiale comme un inconscient collectif et mortifère, jusqu’à pouvoir s’en libérer enfin.
Il suffit de quelques scènes pour évoquer la vie quotidienne, les deuils et les réjouissances autour d’un colis de vivres envoyé d’Italie. Pour un court moment, la chaleur du pays natal illumine les visages, incite les hommes à chanter. Mais le souvenir d’un camarade mort dans un accident de la mine obscurcit cet instant joyeux.
L’espace du film est confiné, sans ouverture sur le dehors. Une chambre, un grenier, une cuisine. Il y a aussi la promiscuité des baraques pour célibataires, la monotonie des corons, propriété de la mine. Le paysage, ses terrils et ses puits, sont d’une beauté désolée. Après la catastrophe, l’espace de vie est devenu plus inhospitalier encore, et plus grande la tentation du retour au pays.
La fugue de Mara illustre le désir de l’adolescente de rentrer chez elle. Elle emporte, dans son maigre bagage, le portrait de Staline, icône politique cachée au grenier. Le voyage en train occupe une place singulière dans l’imaginaire de l’émigration. L’inconfort des wagons, la durée du trajet, les pays traversés, constituent une double épreuve : celles de l’expatriation et de l’expectative d’un nouveau monde. Loredana Bianconi en exprime bien la nature lorsqu’elle débute son film par la mise en scène de plusieurs situations insolites, dans les toilettes du train. Un homme cache des billets de banque dans ses poches, une femme attend que son amant la rejoigne pour une dernière étreinte… Au cours de ce premier voyage, ce lieu exigu et clos constitue peut-être aussi un espace de liberté, il permet d’échapper clandestinement à l’emprise d’une société traditionnelle que représente la famille. ...
À la fin du film, une jeune femme, Mara, lit dans le train une lettre que lui adresse son père pensionné et retourné en Italie Le film se referme sur son image comme une boucle.

Do you remember revolution

Loredana Bianconi rappelle, dans un entretien avec la cinéaste Marie André, à l’occasion du prix de la Scam qui fut attribué au film en 1998, les circonstances qui l’amenèrent à militer. Elle était à l’époque étudiante à l’Université de Bologne, alors à l’avant-garde de la réflexion et de l’engagement politique.

 

Do you remember revolution de Loredana Bianconi

"Il y avait énormément de groupes d’extrême gauche. J’en ai traversé quelques-uns avant d’aboutir dans un collectif de femmes. On avait envie de mettre en discussion la manière masculine de faire de la politique, la politique elle-même et le pouvoir. J’ai parcouru un bout de chemin avec ces femmes mais certaines sont allées si loin dans leur choix que j’ai pensé qu’en les retrouvant on pourrait essayer de savoir ensemble d’où elles étaient parties.
« Do you remember » ? C’était un projet de vie ! Et que s’est-il passé pour que ce projet de vie devienne un projet de mort ?"

Il s’agit d’un document, exceptionnel. Le film questionne – ce qui n’avait jamais été fait à l’époque - quatre femmes qui avaient opté, dans les années 70, pour la lutte armée. Elles avaient dirigé certaines des actions meurtrières des Brigades Rouges et de Prima Linea et connu la clandestinité. Elles furent jugées et condamnées à la perpétuité ou à de longues peines de prison. C’est à l’occasion des nombreux procès qui eurent lieu dans les années 80 que la cinéaste éprouva la nécessité de comprendre le parcours tant politique que personnel de ces femmes dont elle avait partagé les commencements.
En quoi leurs témoignages étaient-ils différents de ceux des hommes ? « C’est, écrit la cinéaste, comme s’il n’y avait eu aucun intérêt pour la différence de comportement, d’attente, d’imaginaire, qu’elles ont exprimée, aucune curiosité pour les éléments de violence, de transgression, de politisation qu’elles ont apportés. Vingt ans plus tard, leur présence, leur mémoire sont déformées, exorcisées, oubliées. La guerre, l’aventure, l’exil, les armes, les stratégies ne seraient-elles ainsi toujours que des affaires d’hommes ? »
Elles s’étaient affirmées en rupture totale et spectaculaire avec les rôles socialement imposés aux femmes. Il y avait là, poursuit Loredana Bianconi, une symbiose complète et visible entre le sujet et sa volonté de révolte, de libération. Mais la lutte armée se mua progressivement en terreur aveugle. Elle se solda par un renforcement de la répression et par un recul des valeurs démocratiques.
Enrico Fenzi, dans son livre Armes et bagages. Journal des Brigades Rouges, voit dans les dix ans de la lutte armée en Italie l’aboutissement d’un processus complexe, au cours duquel on assista à l’extinction dans le monde tant du modèle théorico-politique que de la réalité du communisme… L’expérience italienne, écrit-il, a été à beaucoup d’égards une expérience centrale parce que les éléments de la tradition communiste y ont touché à leur terme, ont fusionné et se sont entièrement consumés, sans résidu, avec la pureté abstraite d’une expérience de laboratoire. 
Comment et dans quelles circonstances ces femmes ont-elles adhéré aux Brigades Rouges ? Quelles étaient leurs motivations et quelle place, importante souvent, ont-elles occupé au sein de l’organisation ? Pour quelles raisons certaines d’entre elles ont-elles rompu avec le groupe ? Telles sont les questions méthodiquement abordées par le film.
C’est au cours de longues conversations avec elles que cette matière se décanta jusqu’à donner une forme appropriée à ce qui ne pouvait, en aucun cas, se limiter à n’être qu’une confession face caméra.
Le dispositif filmique, réduit à l’essentiel, s’est imposé assez vite, se souvient la cinéaste. Idéalement, la direction de la caméra devait adopter un cadre de prise de vue particulier pour chaque femme. Trois d’entre elles étaient en liberté conditionnelle, la dernière encore emprisonnée. Les lieux de tournage ne sont donc pas la prison mais des appartements anonymes. Derrière l’une d’elle, par une porte ouverte, on aperçoit un fleuve.
Les témoignages furent sélectionnés lors d’un montage très long qui aboutit à une succession de thèmes et une alternance des voix comme dans un chœur parlé. Chacune y apporte l’expérience de sa lutte et en dresse le bilan. Leurs paroles ont été longuement réfléchies, pour rendre à la mémoire des faits une absolue précision.
La personne qui est devant moi, insiste Loredana Bianconi, lors d’un débat sur la pratique documentaire, n’est pas innocente de l’image qu’elle donne. Je pense qu’elle sait où elle va dans son discours. Elle ne va pas seulement là où moi je veux la conduire, mais plutôt là où on va ensemble.
Cette réflexion est importante car elle explicite la position éthique de la cinéaste qui n’est pas d’interroger le témoin ponctuellement comme le ferait un reportage, mais de l’accompagner suffisamment longtemps pour recueillir l’expression d’une vérité, fût-elle subjective. C’est le chemin parcouru ensemble qui affine le questionnement, l’étoffe et le fait aboutir à une vision globale et claire.
L’organisation des Brigades Rouges y est décrite comme une machine fermée sur ses propres références, de plus en plus isolée, au fil des événements, des partis de gauche et de la classe ouvrière. L’assassinat d’un syndicaliste à Gênes avait été une action suicidaire qui brisa toute communication.
Les voies suivies par les Brigades Rouges se sclérosaient de plus en plus. Celles-ci sont progressivement arrivées à une schématisation extrême des camps opposés. Elles ont fini par intensifier leurs actions, sans discrimination. Elles ont abouti à ce qui est décrit comme une guerre privée.
Ces assassinats politiques apparaissent aux quatre femmes comme un saut, un point de non retour. Et plus encore lorsqu’il s’est agi pour elles de l’assassinat de camarades repentis.
C’était un événement que j’aurais voulu ne pas vivre, dit l’une d’elle, mais je ne le rejette en aucune manière parce que c’était ma vie et que j’en connais le sens. 
Comme dans le film de Marco Bellochio, Good morning, night qui met en scène la captivité et l’assassinat d’Aldo Moro, les effets psychologiques de la clandestinité sur les membres des Brigades Rouges sont analysés avec lucidité, en profondeur.

"Entrer aux Brigades Rouges impliquait de renoncer à la vie sociale, obéir aux règles de la clandestinité. Se séparer des siens, de sa famille, de ses amis, et cela pour longtemps. Il fallait n’obéir qu’aux intérêts de l’organisation avec, comme perspective, la perpétuité ou une balle dans la tête…
La clandestinité nous a rendues étrangères à la société. On vivait une existence à part qu’on ne pouvait partager ni dévoiler dans la vie quotidienne
."


La clandestinité est vécue alors comme une véritable schizophrénie. Elle rend insensible à toute émotion et empêche chez ces militantes tout retour en arrière.
Toutes assument la responsabilité de leurs actes, mais considèrent que ceux-ci font néanmoins partie de leurs vies, comme quelque chose d’irréversible. Elles ne cherchent pas à obtenir un impossible pardon des parents des victimes civiles, mais à partager leur douleur.

Devenir
Devenir de Loredana Bianconi

C’est par un effet de miroir et le portrait d’une femme sœur que Loredana Bianconi nous livre sa vision d’un monde, le nôtre, où la simple recherche d’un emploi peut se muer en cauchemar. Ce quasi dédoublement de la cinéaste lui permet d’affronter le réel avec ses propres mots, ses propres images sans escamoter jamais la part objective de son enquête. Son questionnement va à l’essentiel. Comment exister au sein d’une société hostile lorsqu’on est femme, lorsque la jeunesse est passée et que l’on résiste à la soumission qu’implique la séduction ou l’acquiescement au pouvoir ? Il y a également dans ce film, mélancolique et puissant, une poésie des lieux désertés par l’industrie, une ironie mordante à l’égard d’un système de sélection aveugle et d’exclusion. Il met l’accent non seulement sur l’incommunicabilité érigée en règle du jeu mais aussi sur l’insensibilité de notre regard sur le monde.
Devenir est l’un de ces films qui emporte le spectateur sans qu’il sache ce qui le touche en eux. Il contient tout ce que la cinéaste cherche à nous dire par le cinéma. Le besoin d’exprimer ce qui l’anime est si puissant et si urgent que sa voix coule comme le fleuve, se précipite vers la mer.
Si l’on y retrouve les thèmes majeurs de ses films précédents, l’immigration, la condition des femmes, la lutte contre toutes les formes d’injustice et d’enfermement, c’est sur un mode plus intime, intériorisé et poétique.
Le dialogue avec l’amie, finement tissé, fait entendre une voix unique où les expériences de l’une et l’autre se répondent et fusionnent, sans qu’on ne puisse plus alors les dissocier.
Devenir manifeste un élan vers l’autre et son accomplissement qui est ouverture.
Si le travail de la mémoire agit comme catalyseur du film, l’échange des souvenirs est résolument tourné vers le futur, l’advenir. Il permet l’invention de formes nouvelles et trace un territoire unique, sans plus de frontière.

Les territoires perdus

Les paysages défilent sur un rythme lent, celui d’une péniche sur la Meuse ou sur un canal. Ils montrent les usines désaffectées, les banlieues ouvrières. Ce sont les mêmes dont la beauté désolée hantait le premier film de la cinéaste, La Mina. Mais le fleuve dit l’espérance d’une traversée.
Au début du film, la grand-mère chante une ancienne chanson italienne qui évoque le rêve déçu de l’émigration en Amérique à la fin du XIXe siècle.
La vision du corps du père prématurément vieilli, abîmé par la mine, y répond par le souvenir de l’enfer vécu par les mineurs et partagé par la classe ouvrière belge. Et sur ces images, l’indignation enfle la voix de la narratrice, appelle à la révolte et à changer de vie.
Elle inventorie les lieux d’enfermement, à commencer par l’usine d’où l’ouvrier sort à la mort du jour, mais aussi tous les autres lieux où le travail revêt encore les traits de l’esclavage. Elle dénonce les prisons, les centres fermés pour les réfugiés, et les asiles, leurs corps anesthésiés, rendus dociles. Ce sont là les territoires perdus d’une lutte toujours à recommencer, à réinventer.

La sororité

La condition de la femme suscite toujours les mêmes étonnements douloureux face au regard prédateur de l’homme affirmant son pouvoir. La quête d’un travail en constitue souvent l’épreuve. L’amie relate une telle expérience : Lors de la présentation chez un employeur, l’opinion est faite en trente secondes. Leur regard sur moi, mon apparence, devoir plaire. Se montrer docile, exprimer la gratitude. Rester fraîche, malgré l’âge qui vient.
Et constate alors la cinéaste, ces femmes frondeuses, ses amies, celles qu’on n’aura jamais avec leur consentement, se trouvent mises au ban du monde du travail, sacrifiées. Certaines d’entre elles retournent alors au maquis, au volontariat comme des agents secrets de la subversion. Moi aussi, dit l’amie, je crois à un autre monde possible. 

Les années septante permettaient d’espérer une organisation différente de la société, plus libre, voire révolutionnaire et ce fut l’expérience des communautés, le partage des idéaux, des ressources et parfois des corps. Mais la mise en pratique de cette utopie ne fit pas long feu, même si elle laissa des traces pour une génération.
Tu te souviens, nous déclarions avec orgueil : la déviance est notre force. Maintenant, je sais qu’elle existe en chacun de nous. Ce n’est qu’une question de chance, de mesure. Moi aussi, je pourrais sombrer dans la folie. 

Cet effet de miroir entre la cinéaste et son amie se traduit dans l’image par le rayonnement d’une beauté naturelle, intacte, comme un regard échangé apaise la douleur.
C’est sans aucun doute la solidarité indéfectible entre les femmes et l’affirmation d’un sentiment de sororité qui caractérisent le mieux le cinéma de Loredana Bianconi. Chacun de ses films en développe les thèmes et en explore les territoires, réels et imaginaires, pour en traduire l’humanité par un travail de recherche et de mémoire, et par le partage d’un langage en quête de vérité.

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