Luc Pien : Lorsque Vergeten Straat est sorti, en 2001, le DVD n’était pas généralisé comme aujourd’hui. Après la sortie d´un film belge (Les Lèvres rouges d’Harry Kümel), par un label américain, j’ai écrit au Ministère de la Culture flamande pour signaler que nous étions entrés dans une ère nouvelle : celle de la diffusion en DVD. Dès lors, il devenait urgent de sortir nos propres DVD dans les années à venir. Il s’agit d’un système qui permet la démocratisation du cinéma. Actuellement, le système de la copie DVD est entré dans les mœurs, il y a cinq ans il était une figure d’exception. Vergeten Straat et La Sicilia sur un même support a été le premier DVD, édité en Flandre, si l’on convient qu’il s’agit de films culturels.
Entrevue avec Luc Pien à propos de Vergeten Straat et La Sicilia
Cinergie : Ce qui nous intrigue le plus dans Vergeten Straat c’est sa structure. Une mise en abyme où l’on découvre un écrivain qui se fait interviewer par une étudiante, on découvre son quartier et celui-ci tel qu’il l’imagine dans une société idéale pour un livre qu’il est en train d’écrire et comment cette fiction rejoint à un moment une certaine réalité. On n’est pas trop perdu par la complexité narrative de ce jeu de miroir parce que les personnages sont forts. Est-ce toi qui a élaboré une structure qui ressemble à certains films d’Altman ou était-elle contenue dans le roman de Louis Paul Boon ?
L. P . : La nouvelle de L.P. Boon était un récit classique. L’histoire d’une petite rue dont il décrit bien les gens. Il y a environ vingt trois personnages. Au cinéma, c’est trop. Même Altman n’y serait pas parvenu !
C. : C’est un film d’ensemble, tout de même ?
L.P. : Oui mais ce n’est pas un film multi plot. Le projet de Vergeten Straat date de 1989. J’ai écrit quatre ou cinq versions. A chaque fois, je prenais un autre personnage comme fil conducteur mais cela ne fonctionnait pas. Entre-temps, Marc Didden a voulu prendre le sujet mais lui non plus n’a pas réussi à scénariser le texte de Boon. Lorsqu’il a appris que je m’obstinais il m’a dit : « Si ton film n’est pas bon, j’en ferai un remake !». J’ai contacté Bob Goossens, on a réflechi ensemble et décidé de mettre l’écrivain dans la rue et de raconter l’histoire en temps réel avec les réflexions de l’écrivain qui cherche à faire de cette petite communauté un monde meilleur. Les deux points de vue s’entrecroisant. Tout ce qui représente la réalité est tourné caméra à l’épaule et ce qui est fiction est tourné en caméra fixe et l’image est davantage travaillée. À la fin, les deux histoires se recoupent et on ne voit plus de différence entre la réalité et la fiction. D’ailleurs il n’y en a pas au cinéma, mais c’est un autre débat.
C. : Le Droit à la paresse, le livre de Lassalle, c’est un clin d’oeil que tu fais ?
L. P : C’est dans le texte de Boon qui connaissait Le Droit à la paresse. Un livre fameux. Dans le film, on passe tout le temps des messages du début à la fin : entre les gens, entre la réalité et la fiction.
C. : À un moment, en effet, l’écrivain qui a imaginé le comité de quartier en autogestion et le mur, découvre que tout cela s’est concrétisé, que sa fiction est devenue la réalité de tous. C’est une boucle ?
L. P. : Lorsque l’écrivain dit : en Belgique c’est toujours la même chose, il pleut alors qu’il y a du soleil dans ma tête, on fait un raccord avec une séquence imaginaire se passant au soleil. J’aime beaucoup faire cela au cinéma, c’est faire de la poésie ! C’est une chose qu’on réussit de moins en moins dans le septième art. Cette écriture est en train de se perdre.
C. : Il y a un éclatement de la structure narrative. Toutes les pièces se mettent en place comme un puzzle. Ce qui permet au spectateur de choisir son fil conducteur. C’est une histoire à la structure ouverte. On invente le récit qu’on veut. Au début, lorsque l’écrivain est interviewé par la présentatrice télé, on te voit avec l’équipe du film en train de filmer un plan. Il s’agit donc de la réalisation d’une fiction qui est elle-même le résultat de la construction onirique de quelqu’un qui crée des histoires. C’est du Borgès !
L.P. : Il y a d’autres exemples de ce système. Par exemple, dans cette histoire qui se situerait dans les années 50, on voit trôner sur le bureau de l’écrivain un I Mac qu’il n’utilise pas, bien que l’appareil soit en marche. Il écrit avec un crayon.
C. : Il y a une fragmentation de la temporalité puisque le film est censé se passer lors de la construction de la jonction Nord-Midi, dans les années cinquante.L. P. : Au début du film, on entend, en voix off, les premières lignes de Vergeten Straat de Boon. Elles sont complètement hors du temps puisqu’on montre très bien que l’écrivain est ancré dans les années nonante. On s’en fout puisqu’il s’agit d’une fable sur l’expérimentation d’un type de société nouvelle. Ce que Boon avait compris, c’est qu’il est essentiel que les gens se mettent d’accord dans leur communauté de base. Boon était un observateur social d’une grande acuité sur l’être humain. C’est ce qui fait toute la richesse d’une œuvre que je n’ai pas voulu trahir. On a toujours prétendu que Vergeten Straat était infilmable. C’est ce qui m’a intéressé, évidemment, mais en même temps les spécialistes de l’uvre de Boon insistaient sur l’écriture filmique du texte. Pourtant, cette rue n’existait que dans l’imagination de l’écrivain. Pour moi, c’est ça le cinéma : ouvrir la porte pour que le spectateur puisse réfléchir et inventer. Tout être humain est un artiste mais on n’a pas appris à tout le monde à cultiver sa part créative.
C. : N’y a-t-il pas aussi des contradictions dans le film ainsi que le dit l’étudiante à l’écrivain ? Elle lui dit : « vous vous contredisez » et il répond qu’il en a le droit puisque c’est lui qui crée les personnages et que ceux-ci n’existent qu’à cause de lui.
L. P. : C’est ce qu’on a voulu. La réalité montre que ces gens créent une nouvelle société, une nouvelle organisation mais évidemment cela ne fonctionne pas jusqu’au bout parce qu’on arrive pas à se mettre d’accord. On croit toujours qu’on est mieux qu’un autre. On écoute peut-être les gens, mais on ne les entend pas. C’est une contradiction qui existe aussi dans la dialectique de la création. Entre la réflexion et l’acte, il y a une constante contradiction, comme dans nos vies, nos pensées, nos amours. Cette contradiction est constamment présente dans les plans du film. Tous les livres de la bibliothèque sont des livres que L.P. Boon n’avait pas encore écrits lorsqu’il a publié Vergeten Straat, puisque c’est son premier ouvrage. Sur le bureau, on peut voir le masque de mort de Louis Paul Boon. Le plus grand problème a été d’essayer de faire comprendre tout cela dans un même film. C’est une symphonie plutôt qu’un quintet. Chacun peut entrer dans le film à sa façon.
C. : C’est l’une des qualités du film, de sa richesse. On peut le voir plusieurs fois et y découvrir à chaque fois une facette différente de l’histoire.
L. P. : Oui, mais actuellement c’est un problème parce que la culture hollywoodienne nous dit qu’on ne peut mettre dans un film que ce qui se comprend lors de la première vision. Ce n’est pas vrai dans notre culture européenne mais celle-ci a de moins en moins de salles pour être diffusée.
C. : Le DVD permet de multiples visions...
L. P. : Si je fais un autre film, ce sera directement pour le DVD. Lorsqu’on regarde l’écran d’un ordinateur, on peut ouvrir plusieurs fenêtres et avoir une perception d’ensemble. On a acquis une intelligence pour manipuler ces fenêtres, les supprimer, les agrandir. Les gens sont devenus de plus en plus, non pas constructeurs d’images, mais monteurs d’images. C’est intéressant pour nous qui faisons du cinéma de savoir qu’on peut mettre plusieurs fenêtres sur un écran et jouer avec cela.
C. : Tu as des projets ?
L.P. : J’ai un projet sur les influences entre l’art russe et l’art belge. Je voudrais utiliser les qualités du DVD pour y mettre une grande quantité de bonus et créer plusieurs fenêtres pour montrer des archives. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir un projet de film de fiction.
C. : La Sicilia a une structure simple de road movie.
L. P. : C’est très simple. Je n’ai pas recherché la difficulté dans La Sicilia. C’était mon premier film, et j’avais déjà quarante ans. J’ai appris beaucoup de choses avec La Sicilia. Principalement qu’il ne faut pas avoir peur.
C. : Tu as été un des moteurs de cette maison de production alternative qu’était Fugitive Cinéma.
L. P. : C’est peut-être parce que j’avais travaillé quinze ans dans Fugitive Cinéma que j’ai décidé de faire un film simple, au récit linéaire.
C. : Tu as évoqué le parcours Flandre/Italie, la pluie et le soleil.
L. P. : Rilke a dit cela dans sa correspondance : « La différence c’est que chez vous le printemps arrive en une semaine et pour nous il faut des mois et des mois avant que le soleil ne se montre ». Dans La Sicilia j’ai aussi essayé d’évoquer cela. L’ennui, c’est que pendant le tournage, l’aléa des conditions météo a fait que c’est juste l’inverse qui s’est passé !
C. : La recherche de l’identité est le thème de La Sicilia ?
L. P. : Oui, et on la (re)trouve dans son lieu d’origine.