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Entrevue avec Thierry Michel à propos de Iran, sous le voile des apparences

Publié le 01/10/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Révolution 

Iran sous le voile des apparences

 

Cinergie : Ce qui frappe d'emblée dans ces images d'archives montrant des foules fanatisées, c'est leur similitude entre les images de la révolution culturelle chinoise. Cette idolâtrie du guide de la révolution chinoise ou islamique. Est-ce qu'en Iran aussi la communauté a plus d'importance que l'individu ?
Thierry Michel
 : Que ce soit la révolution chinoise ou la révolution religieuse en Iran, pour moi ce sont des révolutions modèles. On fait passer un pays d'un état féodal à une plus grande modernité. Pour sortir du régime du Shah et de nombreuses années de népotisme, il y a un mouvement de masse qui s'est mis en marche et qui voulait créer un nouvel Iran sur des nouvelles bases. Il y a eu un rassemblement de couches sociales et d'idéologies différentes : les marxistes, les socialistes, les libéraux, ... il fallait un personnage qui pouvait faire front au Shah, (soutenu par les puissances occidentales), pour le mettre par terre. Dans la version de 6 heures, il y avait une heure sur la révolution qui montrait comment une révolution est expropriée de ses objectifs et comment une mécanique machiavélienne d'un expert au pouvoir, Khomeiny, a pu imposer le pouvoir religieux charismatique presque fanatique. Il reste dans cette révolution des aspects modernes qui ont été engrangés qu'il y a eu des effets secondaires très étranges aujourd'hui. Comme par exemple, le statut de la femme iranienne, qui a un statut beaucoup plus fort et plus présent sous le voile qu'elle ne l'avait sans le voile sous le régime du Shah. Même si c'est un peu contradictoire... Pour l'aspect des foules fanatisées, je pense que chacun va se faire sa lecture du film et c'est fait pour. Je n'impose pas un point de vue, je laisse un cheminement personnel. Ce sera perçu différemment selon l'idéologie et les choix existentiels de chacun. Je pense qu'on sent ce fanatisme mais j'espère qu'on sent aussi qu'il n'est pas aussi caricatural qu'on peut l'imaginer. Le martyr n'est pas un revanchard, c'est quelqu'un de serein, inscrit dans sa culture de tradition millénaire, pour qui c'est un acte d'extase religieuse. J'ai essayé de montrer la complexité de tout ceci.

 

C. : Par ailleurs, tu montres que de cette communauté de croyants et de la révolution islamique incluant les martyrs, les jeunes iraniens n'en ont rien à cirer !
Th. M.
 : Le jeune couple dans la montagne défend ses valeurs, ils sont convaincus sans être caricaturaux. Maintenant, il est vrai que la majorité de la jeunesse iranienne a terminé son cycle de fanatisme. Le pays qui a été le porte-drapeau de l'Islam, dans le sens où il fallait que la gestion des choses publiques soit le fait des religieux ; de la fusion totale de la religion et de l'état, fusion qui a entraîné tous les excès que l'on connaît : attentats, prises d'otage, ... Aujourd'hui, la jeunesse iranienne, ne s'y reconnaît plus et aspire à la modernité, avec aussi l'attrait, le mythe et l'illusion du capitalisme de coca-cola de MTV, d'un univers compétitif, individualiste, narcissique, ...
Alors que cette révolution avait plutôt développé un aspect communautaire, collectif, social. C'est une identité qui se joue. Comment aujourd'hui de jeunes iraniens pourraient garder une identité persane ? Vont-ils se désintégrer, ou y a-t-il une troisième voie ?

 

C. : Cette troisième voie, celle des intellectuels, des démocrates qui luttent pied à pied est écrasée de manière épouvantable. Tu le montres, d'emblée, avec l'enterrement d'un écrivain opposant au régime ?
Th. M. : C'est la voie que les intellectuels empruntent mais qui subissent de plein fouet la répression des fondamentalistes
Il y a une ligne rouge : le régime est une marmite en ébullition. La puissance démographique joue contre. Le régime sait bien qu'il faut laisser quelques « soupapes de sécurité ».Laisser les jeunes s'exprimer dans la montagne, ça en fait partie, même s'il y a des gardiens de la révolution qui contrôlent l'entrée et qui parfois font des incursions dans la montagne pour limiter les comportements trop « occidentaux ». Ça, ça fait partie du régime. Que des intellectuels s'affirment laïcs et exigent la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ils dépassent la ligne rouge et là ils payent le prix du sang.
La notion de martyr est très forte. Cette notion, on la connaît bien dans l'islamisme : les palestiniens en sont aujourd'hui le symbole le plus fort et le plus présent.
Le film commence sur un intellectuel, président de l'association des écrivains, qui dit : « Je suis prêt. Pour nos valeurs démocratiques. Je suis prêt à mourir ». Il cultive aussi ce culte du martyre. Et à la fin, le réformateur, conseiller spécial du président Khatami théoricien du mouvement en faveur des réformes démocratiques de l'Islam, victime d'un attentat, paralysé, dit : « je suis prêt à payer encore plus cher ». Tout le monde est dans le même scénario.

 

C. : Qu'en est-il de ces jeunes qui forment - croissance démographique aidant - la majorité de la population iranienne. Leur désir est nié dans la société dans laquelle ils vivent. On leur impose une série de contraintes morales qui leur semblent archaïques.
Th. M. : La religion impose un sur-moi qui nie le désir individuel et narcissique. Il y a le surgissement du désir, car il est fondamental à l'être humain, l'énergie vitale. Maintenant, que ce désir soit capitalisé par le marketing des grandes marques que l'on connaît, c'est évident ; et qu'il soit détourné pour devenir un objet de profit, c'est une autre évidence aussi.
L'Iran vit actuellement une lame de fond, et ne peut faire marche arrière. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas une période de glaciation à nouveau ! Des islamistes aujourd'hui cadenassent tous les verrous, que ce soit des points de vue médiatique, juridique, idéologique, militaire, .... Je parle des islamistes conservateurs, car il y a aussi les islamistes démocratiques et humanistes. Ils ont encore une capacité de tenir le pouvoir, mais pas le pouvoir moral. Chaque élection le confirme : 70% de la société iranienne veut un changement profond. Et dans ce pourcentage, une grande partie aspire à une société laïque, dans le sens iranien et noble du terme, laïc ne veut pas dire « aller contre la religion » ; c'est que la religion soit une affaire privée, mais n'interfère pas dans le plan d'état. Mais il vrai que ce mouvement est irréversible. En Iran, ils sont conscient d'une chose : une révolution, ça se prépare, ça se mûrit très longtemps. On n'en fait pas une tous les 20 ans. De plus, on a l'expérience de la précédente, et on n'est pas prêt à payer le prix du sang tous les 20 ans non plus ! Je pense qu'il y a une séquence très explicite dans ce sens-là, c'est celle avec les étudiants après le cours d'art dramatique. « Nos parents avaient un idéal, se sont battus, certains disent qu'ils avaient raison, d'autres tort. Mais nous, nous n'avons plus d'idéal. Nous sommes suspendus dans le temps et dans l'espace ».

 

C. : Dans le film plusieurs personnes parlent du martyr considéré comme quelqu'un de vivant parmi la communauté à laquelle il participait. Une sorte de fantôme...
Th. M. 
: Cette notion de martyr est impressionnante : des gens qui disent : « nous sommes prêts à mourir en martyr », des jeunes qui défilent en disant : « nous sentons venir l'odeur du martyr ». La mère qui dit : « je suis fière que mon fils soit un martyr, mais il me manquent tout de même beaucoup ». Le fils qui parle de son père : « il a découvert le sommet de la montagne, il a essayé de m'initier, il a dit : «Je ne reviendrait pas vivant, je reviendrai en martyre, il m'a transmis son testament, c'est sa morale ».
Ce sont tout de même de jeunes iraniens d'aujourd'hui ! Ça, c'est la tranche qui peut se mobiliser demain pour défendre ces valeurs auxquels ils croient profondément. Les 70% restants sont un peu sur cette menace.

 

C. : Les opposants politiques ne s'expriment pas beaucoup.
Th.M. :
Je ne te dis pas ce que j'ai filmé malgré l'accord et le consentement des jeunes, mais que j'ai tout de même préféré soustraire du film certaines séquences plutôt que d'avoir des prisonniers politiques sur la conscience demain. Déjà comme ça le film est un risque ; enfin, un risque assumé par des gens qui ont déjà eu l'expérience de la prison. Ce n'est pas par hasard qu'à Téhéran on appelle la prison d'Evin : « l'université», c'est parce qu'on y a une bonne expérience !

Détournement 

C. : Par ailleurs, quand on regarde le cinéma iranien, on se rend compte que les iraniens ont l'art de détourner les choses.
Th. M. : C'est exact. Moi-même, j'ai du adapter une technique de tournage très iranienne. C'est-à-dire la stratégie du détour ! Ne pas prendre la ligne droite ! Toujours passer par le détour, qui est d'ailleurs un cheminement beaucoup plus intéressant que la ligne droite, car il te fait découvrir un tas de chose que tu n'aurais peut-être pas perçu autrement. Aujourd'hui, il y a deux choses : il y a la stratégie du sens dans les images, comment on le gère ; et il y a une stratégie de tournage, il faut s'adapter chaque fois au terrain dans lequel on va. Surtout si le cinéaste veut capter toutes les richesses du monde qu'il filme. Ici, toute la richesse d'une culture orientale, millénaire, qui n'est pas la notre, et qui m'a permis de comprendre ce pays.

 

C. : C'est une belle métaphore. Je pense à cette la scène finale, des femmes qui font du parapente, qui montre cette liberté des femmes sans qu'on ait à l'expliquer par un commentaire quelconque.
Th. M.
 : Oui, c'est vraiment une scène métaphorique, dans le texte aussi : « j'ai toujours rêvé de voler » et puis quand elle arrive : « je n'étais jamais monté aussi haut, je me suis vraiment éclatée ». Et la prof qui dit qu'elle vole pour se rapprocher de son créateur, c'est beau aussi. C'est vrai qu'on le sent aussi. Il a quelque chose qui touche au sacré. Et lorsqu'elle atterri : « il y avait des turbulences... » Les turbulences sont celles de la société iranienne de nos jours pour approcher d'une société où tout le monde aurait sa place ; où les femmes pourraient, comme elles le font là-bas, assumer un espace de liberté. Et on le voit : à la fin, elles font une photo toutes ensemble en rigolant, dans une forme de bonheur simple.

 

C. : J'ai cru comprendre que tu avais une matière filmique que tu n'as pas pu exploiter pour la sortie des films en salles. Est-ce que tu penses à une sortie DVD qui permettrait de les découvrir en bonus ?
Th. M. : Tu me donnes des idées ! Notamment pour Mobutu, roi du Zaïre ! Il est vrai que pour ce film, ce qui était cher c'était le coût des droits sur les archives, ce n'étaient pas des images qui m'appartenaient et les droits sont exponentiels en télévision ! Ici, sur Iran, sous le voile des apparences, j'ai interviewé les grands intellectuels iraniens d'aujourd'hui, en Iran ou dans la diaspora : philosophes, sociologues,...des images qui ne trouvaient pas leur place dans le film. Mais là je pourrais les montrer. J'ai des interviews des acteurs de la révolution. Et, il n'y est pas question de droits. Ce sont mes images.

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