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Thierry Michel, l'Acier a coulé dans nos veines

Publié le 14/01/2025 par Drossia Bouras, Vinnie Ky-Maka et Lucie_Laffineur / Catégorie: Entrevue

Thierry Michel, réalisateur d’une quarantaine de films, de reportages télé, photographe et journaliste, nous entretient de son dernier documentaire, l’Acier a coulé dans nos veines. Le film retrace plusieurs décennies de sidérurgie liégeoise, en alternant témoignages personnels de travailleurs et archives des 50 dernières années. Thierry Michel revient sur les luttes sociales face à la mondialisation et rend hommage aux milliers de travailleurs qui ont lutté corps et âme jusqu’au bout.

« …J’ai senti qu’il était temps d’inscrire la mémoire sidérurgique d’une région, Liège,  cinématographiquement, avant que l’amnésie sociale et historique ne fasse son œuvre. C’est une narration historique, humaniste, métaphorique, poétique, chronique de l’histoire de la sidérurgie liégeoise dans toutes ses composantes… »

 

Cinergie : vous avez réalisé en 1980 Chroniques des saisons d’acier, Hiver 60 en 1982, beaucoup de films à l’étranger dont plusieurs sur le Congo. Pourquoi revenez-vous maintenant au monde ouvrier et à la sidérurgie wallonne ?

Thierry Michel :  J’ai voyagé un peu partout, au Maroc, au Brésil, en Guinée, Somalie, 13 films rien qu’au Congo, 17 films en Afrique au total, Iran, un peu la Russie, et progressivement je suis revenu sur Liège. Avant de faire ce film-ci, l’Acier a coulé dans nos veines, j’étais déjà revenu dans la région liégeoise avec  Les Enfants du hasard (2017) sur les petits-enfants d’anciens mineurs de l’immigration turque et puis l’Ecole de l’impossible (2020) sur des adolescents qui fréquentaient, au pied du haut fourneau de Seraing, le collège St Martin. J’avais le désir de raconter l’histoire d’une région.

J’ai appris un soir en 2013, le suicide d’un sidérurgiste qui s’était pendu après l’annonce d’arrêt par ArcelorMittal de son outil de travail et qui avait laissé à son patron une lettre ouverte. J’ai décidé le lendemain d’aller filmer l’hommage et la cérémonie de son enterrement. C’était du pur archivage historique. J’y ai rencontré des sidérurgistes, j’ai fait trois interviews à l’époque, et puis j’ai laissé le tout au frigo. J’ai fait d’autres films et puis j’ai senti qu’il était temps d’inscrire cette mémoire dans une région, cette mémoire d’une classe sociale, cette mémoire d’un métier cinématographiquement, avant que l’amnésie sociale et historique ne fasse son œuvre.

 

C.: Vous aviez d’autres archives que celles de l’enterrement ?

Th.M. : J’avais les archives des Chroniques des saisons d’acier, premier film d’approche avec Christine Pireaux de la sidérurgie à Seraing, j’avais aussi filmé de manière assez exhaustive la destruction du haut fourneau de Seraing avec l’implosion spectaculaire finale. J’ai aussi découvert qu’il y avait beaucoup d’archives sur la sidérurgie à la RTBF, les télévisions locales, les syndicats, des archives privées.  Il a fallu trier, classer, organiser tous ces documents.

Le travail a été de rencontrer les témoins de cette histoire. J’ai vu environ 50 sidérurgistes, j’ai dû faire des choix pour créer la dramaturgie du film , établir une dialectique entre les témoignages et les images d’archives.
Une dimension s’est rajoutée : la narration. Pas journalistique, plus métaphorique, plus poétique, trouver la bande musicale qui allait donner cette puissance, sans oublier le montage son. Parce qu’on est immergé dans ce monde de fracas, ces bruits, ces rumeurs, on est complètement dans cet univers de bruit qui est aussi un univers de poussière, de sueur des travailleurs, de fumées, d’étincelles, de coulées, c’est extrêmement visuel, c’est d’une beauté plastique incommensurable.
Un travailleur l’exprime admirablement en parlant de la transformation du métal brut en une coulée magique couleur or qui va devenir tout ce qu’on utilise, quelque chose d’utile : des locomotives, des bateaux, des voitures, des machines à laver, des réfrigérateurs, tout ce qui fait la vie moderne. L’acier est partout.

 

C. : Ce travailleur donne du sens à son travail, il en est fier !

Th. M. : c’est Lino Polligato. Après 20 ans de sidérurgie, il a quitté l’entreprise, a suivi des cours du soir à l’académie et il a ensuite ouvert une galerie d’art.

La majorité des travailleurs sont d’origine italienne, ce sont les enfants des mineurs italiens qui ont fait une sorte d’ascension sociale en devenant sidérurgistes. Certains de ces enfants sont des universitaires réputés d’ailleurs.

 

C. : C’est un film sur la solidarité. Vous avez filmé énormément d’actions, de manifestations de sidérurgistes qui se sont battus jusqu’au bout pour garder leur outil de travail.

Th.M. : C’est une chronique du travail de la sidérurgie dans toutes ses composantes. Travail à pauses, jour et nuit, en feu continu, pendant parfois 42 ans, au sacrifice de leur famille, dans un travail dur, dans le bruit, la fumée, le danger, le froid, le chaud.

Ce travail a créé une valeur de solidarité collective extraordinaire, chacun est dépendant des autres. Ils ont été confrontés à une volonté claire de destruction de l’outil sidérurgique, de désindustrialisation de la Belgique et de la Wallonie, au profit de la mondialisation. Ils ont lutté, c’est ce qui leur a donné cette force morale et ce sens de la dignité qu’on ressent dans le film. Ce sont plusieurs décennies de luttes sociales, certains travailleurs sont sortis grandis, d’autres s’y sont fracassés (burn-out, dépressions, suicides, morts).

 

C. : Comment les travailleurs, qui ont témoigné dans votre film, ont-ils reçu le documentaire lors de l’avant-première qui s’est déroulée au festival du film Politik à Liège le 25 novembre ?

Th.M. : Lorsque le film se termine, c’est une ovation, presque tous les sidérurgistes qui témoignent dans le documentaire sont présents, la salle est comble,  ils se lèvent et viennent au devant de la scène, il y en a qui craquent, en pleurs, ils me remercient tous et expriment leur fierté,  c’est devenu leur film. « …On n’a jamais pensé qu’on allait avoir un tel hommage, un tel témoignage de ce qu’on a vécu, de ce qu’on a été, de nos souffrances, de nos espoirs, de nos luttes, des parts d’ombre, de lumière, et même dans nos familles personne ne sait ce qu’on a vécu et on ne parle même pas de la société ni des jeunes d’aujourd’hui. C’est une reconnaissance, c’est gravé dans le marbre, dans l’acier… ».

 

C. : Vous retracez toute l’histoire de l’acier, depuis ses prémices avec John Cockerill jusqu’à sa disparition. Pourtant, en 1983, les pouvoirs publics, avec le plan Jean Gandois, ont investi des fonds pendant 10 ans pour sauvegarder l’emploi, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

Th.M. : C’est l’inéluctabilité de la marche du grand capital, qui recherche le profit, la désindustrialisation de l’Europe, que ce soit Liège, la France ou ailleurs, on a une société liégeoise, pour devenir plus forte, qui s’allie à une société carolo, ça devient Cockerill Sambre, après arrivent les prédateurs, c’est d’abord la France avec Usinor, qui absorbe l’usine, son savoir-faire, sa clientèle, son marché, au détriment évidemment de la Belgique. L’expansion du capitalisme veut que la France s’allie aux espagnols, ça devient une société européenne, à nouveau restructuration, fermetures de secteurs, pertes d’emploi, arrive Arcelor Mittal, un indien, le basculement n’est plus en Europe mais en Asie, c’est ce qu’on appelle, dans le film, la marche funeste du capital. Laissant les gens sur le carreau évidemment.  Malgré ce qui faisait la plus-value chez nous. Les pouvoirs publics sont intervenus à un moment donné, n’ont pas fait les investissements nécessaires, en avaient-ils la capacité, l’expertise ? Tout cela est compliqué ! Quand Gandois est arrivé,  avec un certain mépris, il a dit : « Quand je dois marier ensemble des marchands de ferraille de Charleroi avec des vieux patrons liégeois, avec un petit de à leur nom, que voulez-vous qu’il arrive ? ». Derrière tout ça, il y a les hommes qui par leur travail sont les acteurs de l’histoire. Par leurs révoltes, leurs manifestations, ils vont essayer de survivre, de garder la tête haute.

 

C. : Il y a des expériences en sidérurgie, en Allemagne, en France, où les pouvoirs publics ont repris les rênes, sont devenus majoritaires, où les pouvoirs publics ont sauvegardé l’emploi.

Th.M. : On est en dehors de mon film mais c’est vrai que l’Allemagne a gardé une sidérurgie en investissant massivement pour être majoritaire. En Belgique, ça a basculé lorsque l’Etat a perdu son droit de blocage.

 

C. : On parle de violence dans le film. Violence de ces patrons qui mettent toute une région au chômage.

Th.M. : S’il y a eu révolte sociale, il n’y a pas eu de violence physique de la part des travailleurs, il y a eu des manifestations dures, des occupations de locaux, une obligation des patrons d’aller au bout d’une négociation, mais malheureusement pas d’interlocuteurs valables car les  décisions sont prises à l’étranger. C’est une violence sociale redoutable, des milliers de familles sur le carreau. Les travailleurs étaient 50.000 au départ, après quelques décennies, un peu moins de mille. Les autres, au chômage. Désarroi qui amène à ce que j’ai constaté dans un film précédent, L’Ecole de l’impossible, les adolescents que j’ai rencontrés étaient tous fils de chômeurs ou d’assistés sociaux.

 

C. : vous avez parlé de la bande son au début de l’entretien. Comment avez-vous choisi votre musique ?

Th.M. :  La musique est centrale dans le film. Ça donne du rythme au documentaire de 1h40. Il fallait un peu de musique mélodique mais aussi du bruitage industriel, pour harmoniser le son et donner une ponctuation musicale, soutenir les séquences d’actions, de grèves lors des manifestations. Il faut une narration qui n’est pas seulement journalistique et historique mais entraîne une réflexion plus philosophique et poétique du spectateur.

 

C. : Quels sont vos projets futurs ?

Th.M. : Je m’investis beaucoup dans la sortie du film, avec les travailleurs qui accompagnent d’ailleurs. J’ai beaucoup de matière, 25 heures de témoignages et seulement 30 minutes à l’écran.

Je voudrais faire un site de mémoire interactif et thématique sur toutes les personnalités et les thématiques que le film décline. Ça pourrait être utile dans le cadre du musée qui devrait voir le jour sur le haut fourneau, pour un travail scolaire et pédagogique.

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