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Rencontre avec Thierry Michel pour L’Empire du silence

Publié le 10/01/2022 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Pour Thierry Michel, le cinéma permet d’agir. Il permet de dire l’indicible, le caché, l’enterré. Il permet de mettre en lumière ce que certaines personnes s’obstinent à taire. Pour L’Empire du silence, le réalisateur retourne sur une terre qu’il connaît déjà : le Congo. Après L’Homme qui répare les femmes (2015), il poursuit sa mission cinématographique dans ce pays déchiré par une guerre qui le ravage depuis 25 ans. Les victimes sont innombrables et les coupables courent encore, libres. Armé de sa caméra, Thierry Michel a accumulé d’innombrables images de ces Congolais qui luttent, qui souffrent et de celles et ceux qui, aujourd’hui, espèrent. Sortir du silence, révéler les coupables de ce drame, minimisé par les médias, pointer du doigt les dirigeants congolais, les pays voisins mais aussi les institutions internationales qui ont pris et prennent toujours part à ces massacres, tels sont les objectifs de ce dernier documentaire. Sa force réside dans son souci de véracité historique puisque le réalisateur s’appuie sur le rapport Mapping, un document de l’ONU qui recense les violences commises au Congo de 1993 à 2003. Mais, il est aussi remarquable pour les images de ce pays magnifique que Thierry Michel traverse, des forêts du Kivu jusqu’à la Province de l’Équateur.

Cinergie : Comment est né ce film ?

Thierry Michel : C’est la suite de L’homme qui répare les femmes. Au départ, je voulais m’arrêter là car c’était le dernier film d’une série de plus de dix films congolais mais le docteur Mukwege m’a forcé à faire la suite, un film sur les bourreaux après celui sur les victimes. Il fallait aller au bout de la logique.
Ensuite, il y a eu le discours formidable d’Oslo quand le docteur Mukwege a reçu son prix Nobel dans lequel il mentionnait ces bourreaux que personne n’ose citer. Il a déjà eu deux morts dans ses proches dont son successeur, directeur de l’hôpital assassiné à la sortie de l’hôpital. Il fallait faire des recherches, des investigations, parcourir le pays au fin fond des forêts là où les massacres se sont produits et trouver les témoins qui pouvaient témoigner de ces horreurs et c’est ce que j’ai fait. J’ai fait ce film comme le souhaitait le docteur et maintenant c’est la campagne internationale qui va au-delà du film. Il y a une campagne qui s’appelle Justice for Congo, j’espère que ça va aboutir à des mécanismes de justice nationaux au Congo et internationaux, que les criminels vont rendre compte de leurs actes et que les victimes pourront être reconnues comme telles de ce qu’elles ont vécu.

 

Cinergie : Comment s’est fait ce film ?

T. M. : J’ai filmé la route de la mort, la guerre des six jours, il y a un an et demi. C’est ce qui a de plus violent, de plus horrible, de plus surréaliste et incompréhensible dans l’horreur mais c’est récent.

 

Cinergie : Les gens parlent facilement ?

T. M. : La passation de pouvoir, l’accord qui a été pris entre Kabila et sa mouvance et Tshisekedi et sa mouvance a créé une nouvelle situation qui m’a permis de retourner au Congo où j’étais interdit par Kabila. Là, j’ai pu travailler librement et je me suis rendu compte que l’absence de Kabila au pouvoir libérait la parole et les gens parlent de manière invraisemblable. Ils citent ce qu’ils ont vécu, ils citent les bourreaux, les criminels, les tortionnaires qui ont agi dans leur région chacun. J’ai même eu peur pour certains à cause de ce qu’ils disaient. Malheureusement, un des meilleurs journalistes d’investigation congolais qui va le plus loin, qui cite d’ailleurs Kabila parmi les criminels, est mort de maladie. J’ai eu du mal à encaisser ce décès d’un ami mais en même temps il n’y a plus de risque pour lui aujourd’hui. Tout ce qu’il dit ne lui portera pas ombrage. C’est vrai que lorsqu’on va aussi loin dans la dénonciation, on risque sa vie.

 

Cinergie : C’est pour cela qu’il n’y avait pas plus de dénonciations au sein du Congo ?

T. M. : Bien sûr. Tant que le général Amisi qui est cité dans le film, numéro 2 de l’armée, général 4 étoiles, est au pouvoir, c’est risqué. Ils opèrent toujours. Mais, il y a une fracture et une liberté qui s’est instaurée. La peur a un peu disparu et avec ce film, j’espère briser ce silence. Aujourd’hui, les gens non seulement parlent, le film en est le témoin, mais les gens commencent aussi à s’organiser. Les victimes commencent à parler, à se regrouper collectivement, à faire une synergie avec les barreaux. C’est très clair au Kasaï. Cela donne une force aux victimes et cela oblige l’appareil judiciaire à entamer des procédures même si on sait que l’appareil judiciaire congolais n’est pas toujours d’une objectivité absolue et que la corruption y règne en maître. Mais surtout dans la justice militaire, il y a des ouvertures. Il y a bien sûr une ligne rouge que j’ai bien connue avec mon film précédent, L’affaire Chebeya. C’est pour cela qu’il faudra développer au Congo des tribunaux mixtes pour garantir l’indépendance de la justice congolaise, il faut faire des tribunaux avec des spécialistes de la justice internationale, des experts qui ont déjà œuvré dans d’autres régions comme le Cambodge, la Yougoslavie et qui pourraient assister les juges congolais. Il faut qu’il y ait l’expertise et l’indépendance et qu’ils puissent juger les gens au Congo. Encore faudrait-il qu’ils soient mis en accusation et qu’il y ait la preuve.

Ensuite, il y a des crimes qui sont commis par des gens qui ne sont pas congolais. Ce sont quand même des armées étrangères, principalement les armées ougandaise et rwandaise, qui ont envahi le pays, qui ont opéré ces massacres et qui ont pillé les richesses. La justice congolaise a des difficultés à juger au niveau international, c’est pour cela qu’un tribunal pénal international s’impose pour juger tous les responsables des crimes commis dans la région des grands lacs qui regroupe les pays d’Afrique centrale.

 

Cinergie : Est-ce envisageable ?

T. M. : Oui, tout à fait. C’est le plaidoyer du docteur, c’est devenu le combat de sa vie. Maintenant, le docteur n’a plus envie de continuer à soigner les femmes violées, les filles des femmes violées. Ce cirque infernal doit prendre fin.

Si on ne met pas fin à l’impunité, s’il n’y a pas des processus judiciaires et une justice qui se met en place, à quoi bon ? Si on veut redonner un espoir au peuple congolais, il faut absolument mettre en place ces mécanismes. Le film va y contribuer.

Au Congo, quand j’ai présenté le film, il y a eu un vent de révolte qui a soufflé quand les gens ont vu les images du film. Ils reconstituent le puzzle de l’histoire. Tout le monde a des idées de ce qui s’est passé au Congo. Mais avoir une vision historique, classique, un peu pédagogique où on voit l’enchaînement de la violence, de la prise du pouvoir, c’est une grande histoire shakespearienne. Comment on passe de Mobutu qui a régné pendant 32 ans à la prise de pouvoir de Kabila avec ses parrains ougandais et rwandais qu’il va renier lui-même pour être assassiné par son garde du corps, lui-même assassiné. Ensuite, son fils lui succède et reste au pouvoir pendant 18 ans en bafouant sans vergogne des règles institutionnelles dans un pays aux paysages magnifiques, un pays grandiose. Ce film, c’est un voyage dans l’histoire, de ces 25 ans dont on reconstitue le puzzle historique et c’est aussi un voyage dans l’espace car on va remonter le chemin de la mort avec tous les gens qui vont essayer de fuir les massacres et qui vont être poursuivis par les criminels, par les bandes armées, par les armées étrangères qui veulent les éliminer. C’est un double travail et c’est ce qui donne la puissance au film : la profondeur historique et la grandeur du paysage.

 

Cinergie : Le docteur Mukwege n’est pas le seul à avoir ce discours.

T. M. : Non, la société s’organise. Il y a des manifestations qui commencent sur l’anniversaire du rapport Mapping, ce document des Nations Unies qui a listé 617 crimes graves de masse classés crimes contre l’Humanité ou crimes de guerre voire génocides.

Il y a une prise de conscience, la population, les victimes, les avocats sont descendus dans la rue. Au-delà de ces manifestations, des ateliers se mettent en place dans différentes régions. J’ai été à Kinshasa, j’ai travaillé moi-même avec un atelier sur la justice dite transitionnelle pour faire un lobbying très puissant pour amener le pouvoir actuel à enclencher cette dynamique judiciaire.

Le pouvoir actuel est frileux mais le film ne montre que les lâchetés généralisées et le silence complice de la communauté internationale qui a toléré ces criminels de guerre au pouvoir non seulement au Congo mais dans les pays voisins. Mais qui, en même temps, faisait un cirque incroyable avec cette opération des Nations Unies, la plus importante de l’histoire avec un budget d’un milliard cinq cents millions par an, 20 000 casques bleus ou civils des Nations Unies sur le pays pendant 20 ans. Ce budget fois 20 ans, on fait vite le calcul dans un pays où le budget était récemment de 5 milliards 4. On ne citait pas les criminels et on ne les cite toujours pas parce que le rapport des Nations Unies a été expurgé des noms de ces criminels. C’est invraisemblable, on parle de crimes commis il y a 25 - 15 ans. Il ne faut pas citer le nom des criminels.

Imaginons aujourd’hui, 25 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, qu’on ne cite pas les noms des criminels nazis. Cela n’a aucun sens, c’est révoltant. Dans le film, le haut-commissaire aux droits de l’homme, la plus haute personnalité aux Nations Unies, sous le secrétaire général, dit qu’il a échoué. Le docteur dit que quand on échoue, on change de logiciel. Aujourd’hui, les Nations Unies doivent aller vers des mécanismes de justice et ne peuvent plus tolérer une situation intolérable.

 

Cinergie : Pourquoi les Nations Unies et d’autres Etats, pas seulement européens, continuent-ils à tolérer ça ? Quels sont les intérêts que ces pays défendent ?

T. M. : Le Congo est un immense territoire aux richesses incommensurables, agricoles, environnementales, énergétiques mais surtout ses richesses du sous-sol avec ses minerais hautement stratégiques aujourd’hui dont toute l’industrie la plus avancée a besoin : le coltan pour les téléphones, tablettes, l’uranium, les diamants, l’or, etc. Il est clair que ces richesses créent au Congo une guerre économique géopolitique entre les puissances occidentales, asiatiques, russes mais aussi australiennes. Pour se partager ces richesses, il y a un consensus du silence. Comme le dit le docteur, le Congo est une bijouterie sans porte ni fenêtre où tout le monde va se servir. Les seigneurs de guerre font régner la terreur. La prédation peut s’organiser par toutes les mafias possibles, on exporte clandestinement du pays et le peuple congolais vit dans la misère et se fait massacrer. C’est une situation inimaginable au 21e siècle qu’on tolère depuis 25 ans, c’est un carrousel infernal de violence.

Quand on prend les massacres en Irak, on voit qu’aujourd’hui, on est en train d’exhumer les corps des fosses communes pour identifier, c’est le début d’un processus judiciaire. Pourquoi ne le fait-on pas au Congo ? Pourquoi ne protège-t-on pas les fosses communes ? Au contraire, il y a une volonté de faire disparaître les traces, de vider les fosses communes des corps. Il faudrait les protéger, exhumer les corps, les identifier et commencer les processus judiciaires comme on l’a fait au Rwanda et dans d’autres pays. Il y a une rationalité cynique volontaire de ne pas résoudre la question congolaise.

 

Cinergie : Avez-vous un soutien de la part de Congolais dans cette démarche de dénonciation ?

T. M. : Oui, j’ai un soutien de Congolais mais aussi de nombreuses associations internationales comme la FIDH, Human Rights Watch, Amnesty qui sont là pour donner une dynamique, au-delà du film, pour aboutir à des solutions. Au niveau congolais, ils se structurent, je viens d’aller à Kinshasa travailler avec un atelier de juristes et d’activistes mais aussi à Kisangani, Kananga, Bukavu. Les choses bougent au Congo et à l’international. Il y a aujourd’hui un courant qui j’espère se transformera en tsunami pour mettre fin à ces cycles répétés de barbarie.

 

Cinergie : Pour aussi accuser ces sociétés étrangères qui arment ?

T. M. : Non, je ne dirais pas qu’elles arment, il ne faut pas être simpliste parce que la réalité est complexe. Les grandes multinationales, surtout chinoises, russes, européennes, américaines, ont les royalties de cette situation mais il y a les intermédiaires, les mafias qui opèrent sur le terrain et les pays voisins prédateurs, le Rwanda, l’Ouganda qui sont sur le terrain et font les massacres, exportent le minerai qui se retrouve dans nos téléphones.

Heureusement, les choses ont évolué grâce à des décisions du Congrès américain et de l’Union européenne pour identifier le minerai de sang et responsabiliser les multinationales sur d’où vient le minerai qu’ils utilisent et qui fait leur richesse. On avance, c’est sûr mais il faut neutraliser. Mais, on ne peut pas dire que les multinationales sont en train d’armer sur place. D’ailleurs les multinationales ne s’implantent pas au Kivu et dans les zones de guerre. Elles se sont implantées au Katanga où il n’y a pas la guerre. Quand on crie haro sur les multinationales, elles vont s’implanter ailleurs. Elles ne s’implanteront pas au Congo or, le Congo a besoin des multinationales pour se développer. Aujourd’hui, il y a une multinationale de raffinement du coltan qui va s’installer au Rwanda. C’est exploité au Congo et implanté au Rwanda, c’est une hérésie.

 

Cinergie : Quelle est la solution ?

T. M. : La solution est simple : mettre sur pied des tribunaux. Il faut d’abord révéler le nom des coupables qui n’ont pas encore été révélés qui sont dans une base de données des Nations Unies tenue secrète dans un coffre-fort à Genève. Il faut sortir de la loi du silence, commencer des procédures judiciaires, organiser les victimes en collectifs, se porter partie civile avec des avocats et commencer les procédures pour aller vers un tribunal pénal international. Ça s’est fait au Libéria, en Centre Afrique, en Yougoslavie, au Cambodge. Il n’y a rien de nouveau, il ne faut pas inventer.

 

Cinergie : Dénoncer ouvertement la situation suffirait à ce qu’elle s’arrête ?

T. M. : Je pense que le dire va neutraliser les choses. Je pense que certaines personnes, citées dans le film, sont partiellement neutralisées. Alors, est-ce que l’animal blessé n’est pas plus dangereux que celui qui n’a pas été poursuivi ? Quand je suis allé au Congo pour présenter le film au palais du peuple, le siège du Parlement et du Sénat, je me suis dit que si on arrive à ça avec l’aval des autorités, du ministre de l’information, du président du Parlement et du Sénat, c’est que si ces criminels, aussi hauts soient-ils dans l’appareil d’État militaire ou civil, veulent échapper à la justice, ils vont devoir faire leurs valises et ce ne serait plus moi qui serai expulsé du Congo. Ce sont eux qui sont peut-être en fuite. C’est le cas du général John Numbi que j’avais remis en cause dans L’Affaire Chebeya, un crime d’État ? Ce général m’a arrêté, expulsé du Congo, poursuivi en justice en Belgique et aujourd’hui, c’est lui qui est en fuite. Voltaire disait qu’il écrivait pour agir, moi je filme pour agir. Je pense que le cinéma est une arme redoutable même si ce type de documentaire est un sport de combat.

 

Cinergie : Le docteur Mukwege n’est pas le seul à avoir osé parler, il y a une relève qui s’est constituée.

T. M. : Il y a aujourd’hui les mouvements de jeunes. Lors des débats à Kinshasa, ce qui m’a marqué, c’est que beaucoup de jeunes sont intervenus de manière structurée, décidés à changer les choses, révoltés et qui sont à la base de ces ateliers qui se mettent en place pour développer la justice transitionnelle, c’est-à-dire des mécanismes judiciaires qui mettraient fin à l’impunité. Cet élan me réconforte.

 

Cinergie : Est-ce que ces jeunes font partie de Congo Lucha ?

T. M. : Oui, ce sont ces mouvements-là. Certains d’entre-eux ont été en prison et certains journalistes et activistes ont été tués. La loi du silence vient aussi de cette terreur qu’ont vécue les Congolais. Même si le pouvoir a changé, ils restent prudents parce que les malfaisants sont toujours là et bénéficient toujours d’une sorte d’impunité aujourd’hui. Le pouvoir n’a pas osé les affronter directement, ce qui est compréhensible d’un point de vue stratégique parce qu’un coup d’État n’est pas à exclure. Le pouvoir essaie de détricoter peut-être pas assez radicalement mais c’est un pouvoir militaro mafieux, aussi parce qu’il y a des intérêts croisés.

 

Cinergie : Comment peut-on expliquer que des gens puissent vivre sans aucun scrupule, se servir comme ça ?

T. M. : C’est l’âme humaine quand il n’y a plus de barrière, qu’il n’y a plus d’état de droit, plus de norme, c’est ce que le film montre. Il montre qu’on va d’une guerre, au départ, suscitée par le génocide où les anciens génocidaires des Tutsi veulent prendre la revanche sur les génocidaires mais aussi sur les civils qui ont fui sans avoir été loin du monde impliqués dans ces massacres. Ensuite, ils découvrent le Congo, ils se disent qu’ils peuvent agrandir leur territoire, ils découvrent des richesses fabuleuses en minerais, ils se disent qu’ils vont rester et se servir d’où la deuxième guerre du Congo qui est économique pendant laquelle le Rwanda et l’Ouganda sont là pour piller les richesses du pays. Ils se font même la guerre entre eux. D’ailleurs, l’Ouganda a été condamné par la justice internationale à une dette de guerre qu’il n’a pas honorée et le Rwanda parce qu’il ne reconnaît pas ces juridictions internationales. À partir de là, la violence s’installe comme un cancer généralisé. C’est la dilution de l’état de droit et la dilution mentale de références à des valeurs morales partagées par une société humaniste. Et, on arrive à la situation du Kasaï où la violence gratuite et extrême règne.
Il faut souligner que le droit permet dans une société de vivre libre et en sécurité.

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