Dans son cinquième long-métrage, la réalisatrice de Kid (2012) et Home (2016) fait le portrait d’une adolescente qui, à la suite d’un drame dont elle avait eu le pressentiment, est soudainement considérée comme un messie moderne par les habitants de sa région. Réflexion émouvante sur la foi aveugle et ses conséquences dramatiques, mais aussi sur la jalousie, Holly explore surtout les états d’âme de deux femmes un peu perdues, la jeune Holly (Cathalina Geeraerts) et son institutrice (Greet Verstraete), qui tentent tant bien que mal, chacune à sa façon, de survivre à une tragédie.
Fien Troch à propos de « Holly »
Cinergie : Quelles sont les origines du projet, votre note d’intention ?
Fien Troch : Ça fait six ou sept ans que j’ai eu l’idée de ce film. Au départ, il y avait surtout l’idée de raconter l’histoire d’une communauté en deuil. Dans cette histoire, j’avais beaucoup de personnages et l’un d’entre eux était une jeune fille dont la population croit qu’elle a un don spécial, parce qu’elle a eu le pressentiment d’un drame qui allait se produire. Finalement, j’ai développé l’histoire avec l’accent mis sur cette fille, Holly, qui est devenue le personnage principal. Le drame est devenu un incendie dans son école.
C. : Le thème de l’adolescence revient souvent dans votre cinéma…
F. T. : Surtout dans mon film précédent (Home – NDLR). Avant je parlais plutôt de l’enfance, mais c’est plus ou moins la même chose parce que c’est un miroir pour les adultes. Mes films parlent plutôt du monde des adultes, mais vu par les yeux des enfants ou des adolescents. Je montre comment les adultes traitent les enfants, je les confronte à leur comportement vis-à-vis de ces derniers.
C. : On sent dans le film une envie de mélanger les genres : on pense d’abord à un film fantastique surnaturel à la ‘Carrie’, puis vous allez dans une autre direction. Mélanger les genres faisait-il partie de la note d’intention ?
F. T. : Oui, le film joue avec cette idée de pourquoi on croit en certaines choses et quels sont les mécanismes de cette foi. Pour raconter cette histoire d’une communauté qui cherche certaines réponses, une chose à laquelle se raccrocher, j’avais besoin d’un aspect « bigger than life». Je flirte donc légèrement avec le genre, mais je savais aussi dès le début que je voulais revenir vers la réalité, que je n’allais jamais m’approcher plus que ça du film de genre.
C. : On peut interpréter le film de manières différentes selon nos propres croyances. On peut voir Holly soit comme une sorte de messie, soit comme une jeune fille ordinaire, mais qui a une empathie extraordinaire qui lui permet d’aider son prochain. Aviez-vous envie d’aborder le thème de la différence entre religion et spiritualité ?
F. T. : C’est probablement une combinaison des deux. Certaines personnes voient effectivement en Holly quelqu’un qui vient les sauver. C’est pour ça qu’ils exigent beaucoup d’elle : ils demandent qu’elle soit pure, qu’elle soit presque comme une sainte. Le spectateur peut également se poser la question : est-ce que je crois qu’elle a un don spécial ? On pourrait aussi se dire qu’elle a simplement une grande forme d’empathie, et c’est la première fois que ces gens rencontrent quelqu’un qui reconnaît leur douleur, qui ressent vraiment ce qu’ils ressentent. Le film joue avec ça, mais le plus intéressant, pour moi, c’était de montrer l’image que les gens ont de quelqu’un qui fait le bien. Que ce soit plutôt spirituel ou parce qu’ils voient en elle une figure religieuse, il y a certaines règles que Holly doit respecter vis-à-vis des gens qui l’entourent. Faire le bien lui enlève en quelque sorte le droit de s’amuser, de s’acheter les baskets dont elle a envie, d’avoir les mêmes rêves que les autres ados. Je trouvais très intéressant d’explorer cette question : que signifie faire le bien ? Est-ce que tu le fais pour l’autre ou aussi pour toi-même ?
C. : Le film pose effectivement la question de l’altruisme : est-ce qu’aider son prochain signifie qu’il doit y avoir un sacrifice ? Quand Holly commence à profiter de la vie – elle s’achète un manteau, un pendentif -, c’est là que commencent les ennuis pour elle.
F. T. : On peut faire le bien tout en restant très humain : Holly peut être jalouse, elle peut se faire plaisir en s’achetant des choses pas du tout importantes, juste parce qu’elle en a envie... C’est une fille de 15 ans qui veut juste faire partie du groupe, elle a les mêmes envies, les mêmes préoccupations que les autres adolescents. Mais dans le regard d’Anna (Greet Verstraete - NDLR), ça ne correspond pas à cette image qu’ils se font d’elle. Quand Holly accepte de l’argent pour ses « services », elle dit : « J’ai aidé ces personnes ! ». Je trouvais très intéressant d’explorer ça : dès ce moment-là, dans le regard d’Anna, Holly n’est plus une bonne personne, alors que tout le monde fait exactement la même chose. Comme on a décidé que Holly a un talent, un don, elle n’a plus les mêmes droits que les autres ! Moi, évidemment, je ne considère pas qu’elle est devenue une mauvaise personne, c’est juste un être humain comme tous les autres.
C.: Mais lorsque Holly refuse pour la première fois d’aider quelqu’un, un jeune garçon à la rue, les conséquences de son refus sont dramatiques. Donc, vous avez aménagé une certaine ambiguïté sur ce sujet.
F. T. : Oui, c’est tout le temps une « question – réponse » suivie d’une question. Elle refuse d’aider ce garçon parce qu’elle doute qu’elle puisse l’aider. Pour la première fois, elle ose dire qu’elle ne sait pas du tout qui elle est, que ce sont uniquement les gens qui croient qu’elle a un don. Ce qui arrive à ce jeune garçon, c’est un accident, c’est le hasard, mais ça montre tout le mécanisme de la foi. Si je suis persuadée que vous êtes spécial, je vais interpréter tout ce qui se passe autour de vous comme quelque chose de spécial : le vent, la pluie… Il commence à pleuvoir au moment où vous commencez à parler… C’est tellement facile de voir des signes partout, je voulais jouer avec ça.
C. : Je me suis demandé si Anna n’était pas le « vrai » rôle principal du film. Elle veut imposer sa manière de faire les choses pour aider les gens à surmonter leur deuil, mais elle-même est brisée parce qu’elle n’arrive pas à avoir un enfant. Contrairement à Holly, elle n’arrive pas à aider son mari qui est lourdement dépressif. Chez Holly, tout est naturel, alors que chez Anna, rien n’est facile, et on ressent sa jalousie.
F. T. : Anna aimerait être Holly. Mais c’est impossible, parce qu’elle est déjà adulte. Elle déteste le fait que Holly a d’autres envies que de faire du bénévolat pour améliorer le monde. Elle espère que Holly restera cette sainte totalement désintéressée. Anna est un personnage intéressant également parce que c’est elle qui découvre le pouvoir de Holly, qui invente pour ainsi dire la mythologie autour d’elle. Holly est très spéciale, elle a même peut-être un don, mais c’est Anna qui fait que Holly n’a plus le choix : elle DOIT aider son prochain ! Anna décide qu’aider les gens sera le destin de Holly. Elle est donc très déçue quand elle se rend compte que Holly est une adolescente ordinaire.
C. : Anna projette ses frustrations et ses angoisses sur Holly.
F. T. : Oui, Holly est presque comme un outil pour elle, pour mieux faire son travail. La jalousie d’Anna se manifeste surtout lorsqu’elle découvre que Holly n’a pas besoin d’elle pour aider les gens. C’est une des raisons de sa frustration. Elle commence presque à voir Holly comme quelqu’un de faible. Mais c’est aussi pour ça qu’elle l’aime beaucoup, parce que, dans son esprit, faiblesse = innocence. Quand elle découvre que Holly a un caractère, une personnalité bien à elle, des envies, Anna perd le contrôle. C’est la preuve qu’Anna, elle aussi, a des émotions, non pas moches, mais très humaines.
C. : On ne sait jamais réellement si Holly elle-même croit en ses propres pouvoirs. Elle doute beaucoup.
F. T. : Holly fait ce que les gens demandent d’elle et elle le fait très bien, mais c’est quelque chose qu’elle ne contrôle pas du tout. C’est juste un truc qu’elle fait, et apparemment, les gens adorent. Mais personne ne lui a jamais demandé si elle y croit, si elle se sent bien dans ce rôle. On décide pour elle. Quand ça commence, pour elle, l’avantage de ce « don » est tellement grand qu’elle se sent exister parce qu’elle est « vue » pour la première fois dans sa vie. Donc, elle ne se pose pas trop de questions. C’est juste chouette que les gens la traitent comme ça. Mais quand son meilleur ami, Bart, est affecté par toute cette histoire, elle commence à douter. Elle n’a pas d’espace pour se poser des questions et elle commence à se sentir très seule. Et quand elle commence à se poser des questions, les gens lui disent : « reste telle que tu es». Il y a aussi le fait qu’elle ne veut pas perdre ce nouveau statut qu’elle a acquis. Ce « don », c’est une responsabilité. C’est beau, mais c’est aussi dur pour Holly. Elle est toute seule avec tout ça. C’est très compliqué tout ça dans la tête d’une fille de 15 ans !
C. : La scène du restaurant, en particulier, est particulièrement cruelle.
F. T. : Dans cette scène, on voit le summum de ce que signifie être adoré. Holly est au restaurant avec sa famille, c’est la première fois qu’ils peuvent se le permettre, parce que Holly gagne un peu d’argent. Elle est reconnue et tout le monde est tellement enthousiaste qu’on lui demande de se lever sur sa chaise pour que tout le monde l’applaudisse et scande son nom. Mais c’est à un moment de l’histoire où Holly doute déjà fort de tout. Holly vient d’une famille dysfonctionnelle et le plus important dans cette scène, c’est que ni sa mère ni sa sœur ne voient une fille de 15 ans. Elles sont là pour prendre leur part du gâteau. Pour elles, Holly n’est plus une simple adolescente, Holly est obligée d’aider les gens. Elle n’a plus le droit d’avoir ses sentiments à elle, de dire « je me sens triste». Le plus douloureux, c’est que Holly n’a jamais demandé tout ça. Elle ne veut pas être acclamée debout sur une chaise dans un restaurant. Elle n’a jamais dit : «Regardez-moi, je suis spéciale ! », au contraire. Et ses proches, sa mère et sa sœur sont tellement contentes de toute cette attention qu’elles ne voient plus sa douleur et son incertitude.
C. : Parlez-nous de votre collaboration avec Cathalina Geeraerts. Pourquoi l’avez-vous choisie ?
F. T. : C’était un appel à casting qui s’est fait surtout sur les réseaux sociaux. Nous avons vu beaucoup de filles. Cathalina est arrivée déjà dès le premier ou le deuxième jour. Dès que je l’ai vue, il était très clair pour moi qu’elle avait un super don. Pas un don comme dans le film, je veux dire un talent de comédienne (rires)! Mais il était trop tôt pour décider et je ne savais pas encore exactement très bien ce que j’étais en train de chercher. Je savais qu’il me fallait une fille avec un talent spécial, je cherchais une fille avec un peu « de lumière ». C’était dans ma tête, mais ça n’existe pas vraiment. À un moment donné, j’ai pris la décision de simplement prendre la meilleure comédienne et c’était Cathalina, qui n’avait jamais joué auparavant. C’est elle-même qui a amené cette petite auréole, ce petit truc en plus, cette lumière qui n’existe pas, mais qu’on reconnaît quand on la voit. L’autre chose que j’ai beaucoup aimée, c’est que Cathalina est vraiment une adolescente comme les autres. Et je ne dis pas ça négativement. Si j’avais pris quelqu’un dont on se dit directement « elle est spéciale», ça aurait été trop évident. J’avais besoin d’une jeune fille comme il y en a des milliers. Holly vient d’une famille dysfonctionnelle, mais à part ça, elle n’a rien de spécial avant de devenir une grande star. Cathalina était une grande découverte pour moi, c’est vraiment une grande comédienne.
C. : Avec ce Prix d’interprétation à Venise, la fiction est devenue réalité.
F. T. : (rires) C’est vrai ! Moi j’étais déjà allée à Venise avec mon film précédent, mais pas en compétition officielle. Quand elle est arrivée à Venise, Cathalina a vraiment été embrassée et applaudie, mais même là, elle est restée très professionnelle. Après la récompense, nous sommes revenues en Belgique, nous avons présenté le film à Gand. Pour elle, c’était toute une aventure ! Mais c’est tellement mérité que tu trouves ça normal !
C. : Greet Verstraaete est tout aussi excellente dans un rôle assez difficile où elle doit cacher sa frustration du mieux qu’elle peut. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?
F. T. : Je l’avais déjà vue jouer, mais je ne la connaissais pas très bien, donc c’était une découverte aussi. Anna n’est pas un rôle très évident à jouer parce qu’elle n’est pas sympathique. Et c’était très difficile de trouver le bon équilibre, parce que tu ne peux pas te retrouver avec un personnage qu’on déteste dès le début. Là où Greet a fait un boulot énorme, c’est qu’on la comprend même dans les moments où elle se montre très désagréable. On comprend pourquoi. Elle fait du bénévolat, elle veut sauver le monde, c’est quelqu’un de bien, qui fait de bonnes choses, mais c’est compliqué parce que, dans cette conviction qu’elle va améliorer le monde, elle oublie qu’elle peut être très pénible pour les gens qui l’entourent. C’est un équilibre que Greet a trouvé. Elle est tellement intelligente et bonne comédienne ! Nous avons beaucoup réfléchi ensemble, même sur des petits gestes ou sur sa manière de parler. Par exemple - les francophones n’entendront probablement pas la nuance -, mais à l’école, lorsqu’elle fait la classe, Anna parle dans un langage très « propre » typique des professeurs, alors qu’à la maison, elle parle normalement et tu te dis « c’est aussi un être humain». Ce sont des petites choses que nous avons cherchées et trouvées ensemble. Il y avait aussi pour Greet ce confort de jouer avec Cathalina qui n’avait aucune expérience.
C. : Qu’en est-il de votre collaboration avec Felix Heremans, qui joue Bart, le meilleur ami autiste de Holly ?
F. T. : Sur le spectre de l’autisme, Felix est… je crois que le terme français est neurodivergent. C’est toujours une aventure de travailler avec des jeunes sans expérience, et pour lui, c’était encore plus différent. En tout cas, c’est ce que je pensais, mais dès que nous avons commencé à travailler, c’était comme travailler avec un acteur professionnel. Felix était incroyable. Je voulais travailler avec quelqu’un qui vit réellement avec cette problématique. Je ne me serais pas du tout sentie à l’aise de diriger un comédien qui ne souffre pas d’autisme et de lui dire « tu dois jouer comme ceci ». C’est vraiment Felix qui nous a guidés. Il connaissait toujours son texte, il savait quoi faire, il comprenait tout ce que je lui expliquais à 100%. Felix et Cathalina jouent deux parias. Et je voulais Felix parce que j’avais besoin de quelqu’un qui avait quelque chose de très pur, qui est très honnête, qui n’a pas - comme on dit en anglais - de « hidden agenda». Je ne voulais pas quelqu’un qui me dise oui, mais qui en fait, fait ce qu’il veut de son côté. C’était très important pour raconter l’histoire de cet amour entre Bart et Holly. C’est un amour rare parce qu’il est très pur. Bart est le seul qui ne demande rien de Holly. Il est juste là et Holly est à ses côtés, comme elle l’a toujours été. Felix est un vrai comédien et c’est sûr qu’il fera d’autres films !
C. : Parlez-nous de votre collaboration avec le compositeur Johnny Jewel, des Chromatics. Quel genre de musique cherchiez-vous ?
F. T. : Nous avions déjà travaillé ensemble sur mon film précédent, parce que j’adore sa musique. Je suis très fan de lui et il est très fan de mes films. Je lui ai envoyé le scénario, il a regardé les rushes. Je lui ai demandé une musique assez innocente et fragile, à l’image de Holly. C’est la musique du début, avec des clochettes, quelque chose d’un peu enfantin. En même temps, quand on flirte avec le cinéma de genre, ça signifie aussi qu’il y aura une tension dans le film. Donc je voulais aussi avoir cette tension, ce danger qui est toujours là ou pas là, mais qu’on ressent quand même. C’est sûr qu’il y a des connotations avec des films de genre, mais je ne lui ai donné aucune référence spécifique à d’autres films. Une chose que j’ai apprise avec Johnny – et c’était déjà le cas dans mon film précédent – c’est que la musique fait partie intégrante du film, ce n’est pas une petite chose qui est en arrière-plan. La musique est un personnage en soi, et dans Holly, j’ai osé dire « il ne faut pas être subtil», la musique est là, elle marche et elle fait partie de l’identité du film !