Un film de Fien Troch, c'est un peu comme la salle d'attente de l'assistante sociale, ça semble très long, c'est glauque, et on se demande un peu ce que l'on fait là. Installés dans un salon rococo décoré de papillons morts, nous étions psychologiquement préparés à une interview conceptuelle durant laquelle, à l'instar de ses réalisations, l'on se regarderait en chiens de faïence, bouche ouverte une demi-heure durant. Nous rencontrâmes en fait une jeune femme disserte, nous livrant quelques clés permettant de faire un peu la lumière sur ce film très sombre et récemment primé au festival de Gand.
Fien Troch à propos de Kid
Cinergie : Après Een ander zijn geluk et Unspoken, Kid est ton troisième long métrage reprenant les thèmes de l'éclatement de la cellule familiale et de l'impossibilité de communication qui résulte de cette souffrance. Comment ton rapport à ces questions évolue-t-il au fil des films et des années ?
Fien Troch : Je pense avoir clôturé cette thématique avec ce film. J'avais l'impression, après Unspoken, de ne pas encore avoir tout dit par rapport à cette situation de non communication, de manquement et de relation familiale difficile. Dans mes films précédents, les enfants étaient toujours en retrait, mais jouaient un rôle très important dans les interactions entre les adultes. J'ai senti qu'il fallait faire un film où ils avaient les rôles principaux et que cette situation était idéale pour étudier ces thématiques. Dans beaucoup de scènes, on cache des choses à ses enfants, ce qui est révélateur de cette incapacité de communication. D'autre part, c'était une opportunité d'explorer l'équilibre qui m'est cher entre les moments dramatiques et les instants plus légers. J'ai senti que j'avais le droit de jouer avec cette idée d'introduire de l'humour, et une certaine absurdité dans une histoire pourtant si lourde et dramatique.
C. : Effectivement, dans cette histoire très sombre, certains personnages plus légers font office d'échappatoire pour le spectateur, quel sens as-tu voulu donner à ces instants de répit ?
F.T. : Je suis convaincue que l'humour est un élément très important pour accepter la vie comme elle vient chaque jour, pour y survivre. J'ai la volonté de l'utiliser, mais c'est très difficile car mes histoires ne s'y prêtent pas facilement. Ce n'est pas une volonté préméditée afin de laisser souffler le spectateur, mais une logique qui, pour moi, colle à l'état d'esprit de l'enfance. Quand des choses graves se passent dans la vie d'un enfant, ce sont des sentiments forts qui sont en jeu, au même titre que les adultes, mais de manière beaucoup moins codifiée et fataliste. Les instants légers, un simple bonbon ou un jeu entre amis, peuvent leur permettre un détachement, une souplesse émotionnelle vis à vis de certaines situations. Ce que je voulais questionner dans le film, c'est la limite de cette liberté, jusqu’où pouvaient-ils aller dans cette légèreté. D'autre part, je voulais savoir jusqu’où l'on pouvait rire, en tant que spectateur, d'une situation dramatique. Je pense que les enfants permettent cela. L'humour est quelque chose de très important dans ma vie et inhérent aux enfants, que je veux utiliser dans mon cinéma, mais que j'ai encore du mal à placer dans la construction de mes films.
C. : Pourtant, tu laisses, au final, encore moins d'espoir que dans tes films précédents.
F.T. : Il y a des moments légers qui laissent des répits aux spectateurs, mais ils peuvent aussi rendre les choses encore plus dures. Parfois, quelque chose paraît drôle rationnellement, mais la situation est si lourde, que tu n'es même plus capable d'en rire. Il y a un double aspect dans la narration finale, d'un certain point de vue, c'est sans espoir, la fin au sens littéral du terme, mais l'on pourrait dire que pour Kid, c'est la solution la plus belle qui soit, même si c'est dur. C'est un sentiment que j'ai eu à la lecture des romans de Paul Auster, que je lisais à 17 ans. La fin était souvent extrêmement dure, mais représentait à la fois la meilleure solution possible pour le personnage. Elle allait à l'opposé de ma manière de concevoir une fin heureuse, mais c'était la sienne. C'est un sentiment schizophrénique, dérangeant et attirant à la fois. J'ai fait un peu la même chose avec une fin triste et dure, alors qu'il y a objectivement d'autres possibilités dans la vie, mais ce qu'il fait est pour lui la plus belle chose dont il soit capable. C'est un sentiment trouble qui m’intéresse beaucoup.
C. : Il y a quand même quelque chose d'optimiste qui ressort dans l'esthétique du film, dans ses cadres, sa lumière et la présence de la nature.
F.T. : Il y a cette grande différence entre Kid et Unspoken où tout était filmé très proche. Malgré la situation des enfants, je voulais leur donner une grande liberté, avec des espaces pour jouer et s'exprimer. Au départ, l'idée était d'avoir beaucoup d'espaces ensoleillés en contraste avec leurs sentiments. Malheureusement, on a eu un été terrible qui a rendu les choses moins évidentes. Je voulais vraiment montrer ce sentiment d'espoir : si l'histoire est dramatique, les décors ne devaient pas en rajouter pour autant. Les enfants ont encore toute une vie devant eux, et chacun la prend comme elle vient, avec naïveté. Sauf Kid, qui choisit consciencieusement de ne pas user des opportunités qui s'offrent à lui pour reconstruire une vie normale, ce qui reviendrait pour lui à trahir sa mère. Ce n'est pas ce qu'il désire, cela contraste avec le paysage qui, sans être beau, est une ouverture aux possibles. Mon idée était aussi que cet espace où il joue se désenchante peu à peu, comme une forêt de conte qui peut passer d'un espace lumineux à un lieu inquiétant. C'est beaucoup plus intéressant pour montrer une certaine émotion de la mettre en contraste avec un environnement normalement heureux.
C. : L'apathie dont font preuve les adultes, et cet élément dramatique au milieu du film qui semble n'altérer en rien la situation et le comportement de chacun, n'est-ce pas une vision plutôt sombre de la société ?
F.T. : Quand j'écris, je retombe très vite dans cette atmosphère froide et distante. Je sais que je n'ai pas de message dans le film. Je voulais surtout éviter le manichéisme, en créant une ambiance chaleureuse pour Kid face à un univers hostile. Pour moi, la vie n'est pas en noir et blanc, je voulais une constance et pas un univers idéal qu'un drame vient soudainement assombrir. Quand je fais des films, j'exprime une idée que j'ai du monde, j'aime explorer le caractère sombre des gens, de fait, j'exagère et je les tire vers un extrême, qui est pour moi aussi un aspect humoristique qui tend vers l'absurde. J'aime bien être constante dans mon évocation du monde. La tante et l'oncle par exemple sont durs, mais j'espère que l'on sent une tendresse de leur part, l'incapacité d'action les rend tristes, c'est pour moi quelque chose de très délicat.
C. : Tourner avec des enfants est toujours un peu particulier, comment cela s'est-il passé avec eux avant et pendant le tournage ?
F.T. : Lorsque j'ai choisi mes comédiens, je n'ai pas fait les castings en fonction de la diversité de leurs capacités de jeu, c'était très serein. J'ai surtout cherché des personnes qui comprennent l'atmosphère que je recherchais. Je leur ai souvent demandé de lire leur texte comme ils liraient une liste de course, ça semble très simple, mais c'est difficile pour un acteur de ne pas jouer. C'était une question d’intelligence émotionnelle, de comprendre lorsque je dis d'en faire moins. J'ai commencé comme ça, et je me rendais compte qu'ils étaient très conscients de ce que je voulais faire, c'était un grand cadeau pour moi. Avoir des non-professionnels était pratique, ils s'en remettaient totalement à moi, j'avais une totale responsabilité, mais aussi une grande liberté. Partant de presque rien, je les poussais à faire un peu plus, c'était de fait beaucoup plus facile de jouer avec des non-comédiens, plutôt que de brider des acteurs dans leur jeu. Ne pas avoir à jouer de grands drames était plus simple pour les enfants, ils ne se sont pas rendu compte durant le tournage de l'intensité dramatique du film, et c'est une fois le film terminé qu'il ont pris conscience de l'intensité de certaines situations. C'était du coup très facile d'obtenir le résultat souhaité.
C. : Le rythme du film est très étiré comme une interminable inspiration. Quelle a été l'importance du travail au montage sur le résultat final ?
F.T. : Le monteur du film est mon compagnon, mais bien qu'il aime beaucoup mon cinéma, il ne peut jamais montrer mes films à ses étudiants, car il n'y a rien de spécial à raconter, il y a beaucoup de plans-séquences, c'est filmé très sec, ça ne laisse pas beaucoup de liberté ou de fantaisie au monteur. On a plus travaillé sur une structure en amont, que pendant le montage même. C'était un peu compliqué, à l'instar de mes films précédents, il y avait une liberté dans l'agencement des scènes, pas toutes bien sûr, car l'on veut raconter une histoire avec une continuité logique. La difficulté était d'établir la balance, qui était surtout compliquée à trouver dans la première partie, il y avait beaucoup de choses à construire et à démonter, les personnages à introduire et le monde à créer, tout en préservant une certaine légèreté. On a eu mille constructions possibles de scène. Le plus difficile fût de rester avec Kid et de créer une situation avec sa mère qui permette d'expliquer la seconde partie qui est beaucoup plus évidente dans ses enjeux et son déroulement.