François Troukens poursuit sa route, après avoir passé quelques années derrière les barreaux, il semble bien déterminé à la tracer dans l’univers du septième art. Après Caïds, François Troukens se lance dans la réalisation de son premier long-métrage : Tueurs, la stratégie de la tension. Toujours soutenu par Versus Production, le réalisateur s'est entouré d'une équipe de premier choix. Olivier Gourmet, Bouli Lanners, Lubna Azabal incarnent certains de ses personnages. Son opinion, fondée sur son expérience ne nous a pas laissés indifférents, voici le contenu d’une rencontre avec un réalisateur au parcours atypique.
François Troukens sur le tournage de Tueurs, la stratégie de la tension
Cinergie : Pourquoi réaliser un film de voyous ?
François Troukens : José Giovanni, ancien braqueur devenu cinéaste que j'avais rencontré en cavale, par des potes truands, m'a dit que je « devais laisser tomber le flingue et prendre la plume ». Il m'a donné confiance en moi. Il m'avait dit également: « Il n'y a plus qu'Olivier Marchal, qui fait des films de flics et il n'y a plus personne qui fait des films de voyous, de voyous magnifiques avec du panache ». Je trouvais qu'Olivier Gourmet avait vraiment ce côté chef de bande, comme Lino Ventura, ces hommes qui, d'un regard, montrent qu'ils ont une force de caractère ; ces hommes qu’on a envie de suivre, parce qu’ils représentent une certaine justesse. Oui, ce sont des voyous...
Gabin etc., sont des voyous, mais avec une certaine justesse, on ne tue pas pour rien, on applique des règles. Et ça, je trouvais que ça manquait dans le cinéma d’aujourd'hui.
C. : Tu voulais utiliser le cinéma pour pouvoir te battre, pour faire entendre tes revendications, toi qui a connu la prison de l'intérieur.
F.T. : J'ai monté une association qui s'appelle Chrysalibre. Je pense qu'on peut lutter contre le radicalisme par la culture. Mon association permet d'envoyer des livres et des films dans les prisons. Un individu peut changer en lisant un livre ou en voyant un film, avoir un regard différent sur la société, sur l'humanité. Le cinéma permet de parler de ça. À travers mes films, je parle de la prison, du problème de la réinsertion, du problème du radicalisme. La prison elle-même est un problème aujourd'hui. On remarque que quasiment tous les terroristes qui ont commis des attentats sont passés par la case prison. Il y a un souci. Dans les pays scandinaves, on a pris le problème autrement et on s'est dit : « Qu'est-ce qu'on peut faire ? » Grâce à ça ils ont de moins en moins de prisonniers, de moins en moins de gens qui récidivent, ils n'ont pas ce problème de radicalisme comme on l'a aujourd'hui dans nos pays, en France, en Belgique, ou ailleurs. Le cinéma est un outil politique pour parler de certains faits de société, pour les mettre en lumière. On peut les aborder à travers un film qui a plusieurs couches. Si on regarde Sicario de Villeneuve, c'est un thriller, mais il y a une deuxième couche : Qu'est-ce que le trafic de drogue ? Quelles sont ses implications ? etc. Villeneuve fait un film politique en même temps qu'un film grand public et grand spectacle. Déjà dans Caïds, je parlais de certains faits de société, je parlais de la violence chez les jeunes. Ici, je veux aborder la surmédiatisation, la stratégie de la tension : comment on crée un climat de terreur dans la société, comment on fait passer des nouvelles lois de plus en plus répressives, comment on atteint nos libertés par cette stratégie. Les médias sont instrumentalisés. Le cinéma peut aborder ces thèmes-là. On peut projeter ce film dans les prisons, dans les écoles, faire des conférences, susciter le débat et éveiller les consciences par le cinéma.
C. : Dans ce film-ci, tu appuies tes revendications en donnant une autre carrure aux voyous, en leur donnant une certaine personnalité, c’est bien ça ?
F.T. : Je ne fais pas l’apologie du gangstérisme, certainement pas. Ce que j’ai envie de montrer, c’est qu’il y a différents types de voyou. Olivier Gourmet incarne le voyou qui a du panache ; Kevin Janssens va être plutôt le voyou actuel, le type extrêmement violent qui n’a plus de code. Si on regarde le banditisme à Marseille ou Liège, les gens s’entre-tuent pour un oui ou pour un non. Les anciens voyous avaient des règles, il y avait des codes d’honneur, on les a perdus aujourd’hui, je raconte ça. Je ne dis pas que c’était mieux, je dis qu’il y avait un banditisme qui était peut-êtrepolitisé, qu’on utilisait pour le trafic de drogue, pour régler certains problèmes dans les villes. On sait par exemple que les frères Guérini étaient des gens qui tenaient la ville de Marseille, il y avait d’autres personnes à Liège ou à Bruxelles. Aujourd’hui ça n’existe plus, vous avez des bandes armées, des bandes urbaines qui gèrent, leur puissance est générée par le trafic de drogues et d’armes, c’est l’argent qui gère ça aujourd’hui. Je raconte ça, c’est un constat de société, de l’évolution de la violence qui est de plus en plus forte.
C. : Peux-tu nous raconter l’histoire du film ?
F.T. : C’est l’histoire d’un braqueur de haut vol qui veut faire son dernier casse, il est en cavale et veut récupérer sa femme et sa fille pour se retirer au bout du monde. Il commet ce casse qui est fabuleux, mais on se sert de lui pour assassiner le juge d’instruction qui enquête sur les tueries du Brabant qui se sont passées trente ans plus tôt. Ce sont pour moi les tueurs fous qui reviennent éliminer leurs traces et qui assassinent la juge qui s’occupe du dossier des tueries du Brabant. Quelque part, c’est une petite affaire dans une grande affaire, une affaire politico-judiciaire. Je trouve ça intéressant d’avoir un point de vue d’une petite histoire dans une grande histoire et d’avoir des gens qui se croisent, qui s’entrecroisent et qui se recoupent. Il y a souvent des affaires qui se recoupent, comme dans les tueries du Brabant, où on a souvent les mêmes personnages qui se trouvent à différents postes-clés. Ça raconte comment on devient un braqueur médiatique, comment on peut se faire utiliser, comment on peut devenir un ennemi public numéro un et à quoi ça sert. Pendant que vous regardez le braqueur s’évader, médiatiquement on peut faire passer plein d’autres choses, comme aujourd’hui dans les attentats. Tant que vous regardez le présumé terroriste, vous ne regardez pas tout ce qu’on peut faire derrière, toutes les lois répressives qu’on ne pourrait pas faire passer en d’autres temps. Aujourd’hui, on est d’accord de faire passer des lois très restrictives au niveau de nos libertés, parce qu’il y a un climat de terreur. Si les gens ont peur, on peut voter ces lois, si on n’a pas peur, on va d’abord penser à notre bien-être.
C. : Comment ton projet s'est-il mis en place ?
F.T. : On est deux à réaliser, donc on coréalise. Quand j’ai proposé le traitement chez Versus, j’avais dit d'emblée : « Je veux l’écrire et le coréaliser avec un chef-op qui a de l’expérience, qui peut venir m’aider à la réalisation » et donc c’est ce qu’on a fait. On m’a proposé Jean-FrançoisHensgens qui avait fait pas mal de films d’auteur avec Dominik Moll, Joachim Lafosse... Il a fait Banlieue 13 et Go Fast. À l’écriture, j’avais demandé l’aide d'un coscénariste qui avait une vision très cinématographique. Au début, je pense que j’avais trois films dans mon traitement et puis j’ai recentré, resserré, appris à couper… Au niveau de la direction d’acteur, je pense que mon vécu amène quelque chose. Je suis quelqu’un qui aime le cinéma et j’ai regardé beaucoup de films en prison, j’ai participé à pas mal de stages avec Versus production sur différents tournages où j’ai pu suivre des réalisateurs dont Jean François Hensgens dans leur travail, le découvrir et apprendre à travailler la direction d’acteurs. Mon court-métrage, évidemment, était aussi une manière d'apprendre à diriger les acteurs.
C. : Avez-vous fait des répétitions avant ? As-tu demandé aux acteurs de regarder certains films ?
F.T. : Avant, je pensais qu’il y avait trois étapes dans la réalisation d’un film : l’écriture du scénario, le tournage et le montage. Aujourd’hui, je pense qu’il y en a quatre : il y a l’écriture du scénario, la préparation qui réécrit le film. Les acteurs ont fait des stages de tirs, des stages de maniements des armes, on s’est entraîné aussi sur certaines scènes d’action : comment on rentre dans un coffre, comment on fait un passage de porte avec une arme... pour qu'évidemment ce soit facile à la réalisation. Ça ne l’est pas, puisque on n’a jamais assez de préparation. On aurait pu en faire beaucoup plus, mais c’est difficile d’avoir tous les acteurs réunis au même moment. On a eu pas mal de phases de lecture, de préparation et c'est ce qui a permis quelque part de réaliser dans les meilleures conditions.
C. : Olivier Gourmet est-il votre alter ego ?
T.F. : Pas du tout, non. Justement, Frank Valken, ce n'est pas François Troukens, déjà physiquement on est un peu l'opposé. Je trouvais important d'avoir un personnage qui ne me ressemble pas. Il raconte un voyou magnifique qui a plein de panache, mais je ne ressemble pas à ce personnage. Il y a des petites choses de moi, évidemment, parce qu'Olivier m'a demandé des anecdotes, il s'est nourri de mon expérience carcérale, de braqueur, de la cavale… mais François Troukens n'est pas Frank Valken.
C. : Vous avez pu étudier en prison, est-ce exceptionnel ou est-ce quelque chose de banal ?
T.F. : Ça devrait être la normalité, on devrait sortir de prison meilleur qu'on y est rentré. On devrait pouvoir apprendre un métier, faire des études, sortir de là avec un bagage, puisque in fine pour se réinsérer dans la société on en a besoin, on a besoin d'avoir un diplôme ou d'acquérir des connaissances. Si vous êtes maçon, menuisier, etc., avec ces connaissances vous allez pouvoir travailler tout de suite. Or, aujourd'hui, la prison déstructure, elle ne permet pas d'étudier, ou alors il faut vraiment en avoir envie. Vous avez des cours, mais qui sont souvent basiques et vous n'avez pas de possibilité de faire des études universitaires comme vous l'avez dans certains pays où quand vous rentrez en prison, on vous propose quasiment d'emblée de faire des études supérieures, de passer votre bac si vous ne l'avez pas. C'est très difficile de le faire en Belgique.
C. : Vous avez étudié en France, en fait ?
F.T. : J'ai commencé en France et puis j'ai écrit à plusieurs recteurs d'université. Le directeur d'une haute école à Namur m'a permis de continuer mes études en Belgique. Il a pris sur lui, il s'est engagé à m'aider. Mais vous ne rentrez pas en prison en Belgique en vous disant : « Je vais faire des études ». Un gars qui entre en prison et qui dit : « Voilà, je veux sortir d'ici avec un diplôme », s'il obtient ce diplôme, s'il devient dentiste ou s'il devient maçon, on devrait lui enlever autant d'années, parce qu'il a fait preuve de volonté, il a fait preuve d'envie de changement, il a montré qu'il a évolué et qu'il a voulu sortir de là avec un bagage. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, un gars qui ne fait rien, qui reste dans sa cellule et qui joue à la Playstation n'aura pas moins d'avantages que celui qui s'implique, qui apprend un métier ou qui travaille en prison.
Dans les pays scandinaves, on forme les gens à trouver du travail, à se réinsérer, ils doivent en trouver, ils doivent pouvoir s'impliquer dans la société, en faire partie. Sinon, la prison n'a aucun sens. Si on vous demande de passer un temps de votre vie dans une prison, c'est pour avoir un temps de réflexion, faire un travail d'introspection et sortir de là avec un bagage et à mon avis, être changé. Si vous n'avez pas pris ce temps pour changer, à quoi ça sert ? Si c'est pour laisser une personne dans une cellule et se contenter de dire : « Voilà, il va y passer trente ans » et qu'on ne fait rien pour lui, il va sortir pire qu'il ne l'est, il va sortir avec la haine et vous aurez un terroriste. On a tout à perdre à ne pas aider ces gens qui sont en prison aujourd'hui.