Cinergie.be

Henri De Gerlache à propos de Sœurs de combat

Publié le 11/10/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Entrevue

Avec ces sept portraits de femmes qui ont dédié leur vie à la lutte contre le changement climatique, Henri De Gerlache tisse des liens entre des « sœurs de cœur », des femmes courageuses, héroïnes des temps modernes, parfois malgré elles, et nous éclaire sur l’urgence, mais aussi sur la beauté d’un combat universel qui ne fait que commencer.

Cinergie : Quand Cinergie vous avait rencontré sur le tournage, le film s’appelait Les Combattantes. Il est devenu Sœurs de combat. Était-ce important pour vous d’insister sur le côté sororal du récit ? 

Henri De Gerlache : En effet, j’ai voulu le changer, d’une part parce qu’une série télévisée, qui sort sur TF1 maintenant et qui traite d’un tout autre sujet, porte le même nom. D’autre part parce que Les Combattantes avait peut-être un côté trop guerrier, trop militaire. Sœurs de Combat est un titre plus doux et plus juste par rapport au lien que ces femmes ont entre elles. Je voulais insister sur la sororité de ces femmes.

 

C. : Quelle a été l’impulsion qui vous a donné envie d’aborder ce sujet ? 

H.d.G.: L’initiatrice et la véritable inspiration du projet, c’est JULIA « BUTTERFLY » HILL, que j’ai rencontrée il y a maintenant un peu plus de cinq ans, quand j’ai réalisé un épisode d’une série pour ARTE, Histoires d’Arbres, où il s’agissait de faire des portraits d’arbres remarquables à travers le monde. Je suis tombé sur cette histoire extraordinaire de ce très vieux séquoia sauvé par Julia Butterfly dans les années 90 au nord de la Californie, à la frontière de l’Oregon. J’ai passé beaucoup de temps avec Julia qui m’a raconté l’ensemble de son histoire. Et je suis revenu en Europe avec la volonté et l’intime conviction qu’il fallait un jour la raconter ici en Europe, parce que c’est une histoire relativement connue aux Etats-Unis, mais assez peu dans nos contrées. Donc j’ai gardé ça en tête jusqu’à ce qu’apparaissent il y a maintenant trois ou quatre ans les premières manifestations pour le climat, avec Greta Thunberg en Suède et d’autres jeunes un peu partout en Europe. C’était souvent des figures de jeunes femmes qui apparaissaient au premier plan. Je me suis dit qu’il y avait une vraie connexion entre l’histoire de Julia et celle de ces filles que j’ai voulu rencontrer. J’ai voulu les connaître mieux, au-delà des images toutes faites qu’elles pouvaient donner dans les médias – elles ont été pas mal critiquées aussi – donc j’ai voulu passer du temps avec chacune pour connaître la source de leur engagement, ce que cet engagement représentait dans leur vie, mais aussi pour leur avenir, et de mettre ça en perspective avec la belle histoire de Julia qui a sauvé cet arbre et cette forêt. Parce que c’est la même thématique et ça me paraissait être un beau symbole pour ne pas avoir dans le film que des manifestations et des réunions politiques, pour pouvoir illustrer ça avec un combat concret, réel, et surtout, dans le cas de Julia, un combat qui a abouti ! Il y a donc une volonté d’espérance aussi dans le film.

 

C. : Pouvez-vous nous présenter les plus jeunes protagonistes du film ? Pourquoi les avoir choisies elles en particulier ? 

H.d.G.: Ce choix a été un long travail que j’ai fait en collaboration avec Alexandra Ternant - une des co-autrices du film avec Valérie Grenon – qui m’a aidé parce qu’elle est plus jeune et qu’elle a pu entrer en contact avec beaucoup d’entre elles. J’ai profité du temps béni, entre guillemets, de la Covid pour avoir des conversations par Zoom et par internet avec beaucoup d’entre elles. J’ai essayé de faire un panel un peu varié, avec des filles issues de différents milieux sociaux, de différentes réalités. ANUNA DE WEVER, qui est très connue en Flandre, est la première que j’ai suivie. Elle est issue d’Anvers, d’une famille déjà relativement engagée sur les sujets écologiques et sociaux. Elle a été éduquée à ça assez jeune, mais elle a pris assez vite son propre chemin. C’est une personnalité très forte, assez incroyable, qui a un discours très clair, qui sait où elle va, assez fédératrice aussi, même si parfois, elle peut tenir des propos un peu durs. C’est vraiment elle qui a lancé les grèves pour le climat et les manifestations en Belgique, donc ça me paraissait important qu’elle soit là.  

Ensuite, via Anuna, j’ai rencontré ADELAÏDE CHARLIER, une personnalité un peu plus douce, qui vient d’un milieu différent. Elle est namuroise. Elle a été éveillée à l’activisme par sa famille et son environnement, parce que son père travaille à la coopération au développement. Elle a pu voir la réalité du changement climatique sur le terrain, notamment au Vietnam quand elle était petite, quand son père y était en mission. Elle a vu là-bas les effets du changement climatique sur les populations locales. C’est comme ça qu’elle a eu le déclic. Quand les premières manifestations sont arrivées en Belgique, elle a voulu y prendre part directement et elle est devenue plus ou moins malgré elle la porte-parole francophone du mouvement. Je dis « malgré elle » parce qu’elle ne se destinait pas forcément à ça, tout comme Julia ne se destinait pas à rester deux ans au sommet de cet arbre. Au départ, c’est une intuition, une volonté d’engagement : « J’y vais, il n’y a personne d’autre autour de moi, donc il faut y aller ! ». Après, elles se retrouvent souvent prises dans un engrenage, dans quelque chose qui finit par les dépasser et toute leur vie est prise par ça.  

Après, il y a LUISA NEUBAUER qui est un figure très importante en Allemagne, parce que c’est elle qui est en première ligne du mouvement depuis le début. C’est une femme qui est très médiatisée aussi, donc ça me paraissait très important de raconter son parcours également, notamment pour l’aura qu’elle a dans son pays.  

LENA LAZARE, la Française, est dans le militantisme depuis qu’elle est toute petite. C’est quelqu’un de très informé, de très cultivé. C’est une personnalité plus fragile aussi. Donc il me paraissait intéressant de pouvoir évoquer les problèmes d’éco-anxiété de la jeunesse, les problèmes de cette connaissance que peut avoir la jeunesse qui est très informée sur ces sujets. 

Ensuite, j’ai voulu sortir des contrées européennes pour ne pas rester cantonné à nos problématiques qui sont assez spécifiques à nos pays et qui ne sont pas la réalité du monde. Il me paraissait important d’avoir quelqu’un en Afrique et c’est via le mouvement Youth for Climate que j’ai pu contacter deux ou trois jeunes femmes africaines. Je me suis finalement concentré sur LEAH NAMUGERWA, qui est plus jeune elle a commencé à 14 ans et elle avait seulement 17 ans quand je l’ai filmée. Leah a quelque chose de très parlant parce qu’elle a décidé, chez elle, d’être dans l’action, pas dans le discours. Elle est comme dans la fable du colibri, comme on le dit dans le film : elle se bat contre vents et marées. Elle a commencé à agir et à réunir des gens autour d’elle et petit à petit, son travail a fait des petits en Ouganda et c’est assez extraordinaire. Elle vient d’un milieu assez défavorisé, ce n’est pas du tout l’image que l’on peut avoir de ces jeunes femmes dont on pense parfois qu’elles viennent de milieux privilégiés. Leah, pas du tout ! C’est quelqu’un qui a décidé d’agir concrètement et de se faire entourer pour ça. Je trouvais important qu’il y ait aussi cet aspect-là dans le film.  

Enfin, il y a MITZI JONNELLE TAN, aux Philippines. C’est une autre réalité aussi : ce sont les régions qui sont peut-être les plus touchées directement par le changement climatique aujourd’hui : des îles disparaissent, des typhons se font de plus en plus réguliers. La population est confrontée à ça de manière très régulière, donc il me paraissait important d’avoir ce regard-là, mais également de parler de la répression qu’il y a autour de l’activisme là-bas. Ce n’est évidemment pas du tout la même réalité qu’en Belgique ou en Europe.

 

C. : Avez-vous considéré que Greta Thunberg était trop médiatisée pour apparaître dans le film ? 

H.d.G.: Absolument. On la voit deux ou trois fois dans le film, parce qu’évidemment, c’est impossible de ne pas en parler parce qu’elle a vraiment été la première à lancer le mouvement. Mais j’ai expressément refusé de la prendre comme protagoniste parce que je crois qu’elle a été surmédiatisée, un peu malgré elle, et que ça en aurait peut-être découragé certains ou beaucoup de voir le film. « Encore un film sur Greta ! ». Chacun a un peu un avis tout fait sur Greta Thunberg parce qu’on en a trop parlé, on en a trop fait. Je voulais éviter ça. Ce n’est pas parce que je ne l’apprécie pas, c’est juste pour préserver mon travail et montrer qu’il y a d’autres jeunes femmes qui ont pris le relais de ce combat.

 

C. : C’est un combat universel, mais le côté politique vient souvent se mettre en travers, selon les pays et les régimes en place. On le voit notamment en Ouganda, où tout rassemblement dans la rue est strictement interdit, ou aux Philippines, où le mot « activiste » est synonyme de « terroriste ». Etre activiste climatique représente donc parfois un vrai danger physique pour ces jeunes femmes… 

H.d.G.: Absolument. Dans les pays que vous évoquez, ou en Amérique du Sud également, être activiste représente un vrai danger. Elles ont donc un courage assez incroyable. Evidemment, la réalité de nos pays n’est pas la même qu’en Ouganda ou aux Philippines, mais en Europe, ces jeunes activistes ont aussi été harcelées, agressées, insultées. Elles sont confrontées à beaucoup de menaces, de critiques. Avec leur âge et leur condition féminine, elles ont un vrai courage d’affronter ça !

 

C. : C’est un film sur le sacrifice. Elles mettent tout de côté pour se consacrer à cette cause. Comment arrive-t-on, à un si jeune âge, à puiser cette force, cette détermination ? 

H.d.G.: J’ai voulu parler du ce terme de « sacrifice » parce que c’est vrai qu’elles sacrifient pas mal de choses dans leur vie, leur quotidien, des habitudes que peuvent avoir des jeunes « normaux » de 20 ans. Elles passent à peu près tout leur temps libre à ça. La plupart font des études aussi, donc elles ont plusieurs pleins temps à la fois. Ce n’est pas tout à fait innocent qu’au début du film, j’ai fait parler Julia de spiritualité, de divin, parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de la vocation : mettre sa propre vie au service d’une cause plus grande, à laquelle on croit. Je trouvais intéressant d’explorer ça, parce que c’est assez frappant chez elles, c’est touchant et exemplaire.

 

C. : Comment expliquez-vous le scepticisme qui existe encore parfois vis à vis du réchauffement climatique à l’heure actuelle ?
H.d.G.: Je crois que la majorité de la population est quand même assez consciente de la réalité du changement climatique et des effets que l’homme a pu produire sur la nature ces 150 dernières années. Je crois qu’il n’y a plus beaucoup de sceptiques, si ce n’est des gens qui veulent détourner la tête de la réalité. Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus confrontés aux effets de la crise climatique, il n’y a qu’à voir les inondations de l’été 2021 ou la canicule de cet été-ci pour s’en rendre compte concrètement. Là où c’est plus compliqué, où les politiques trainent, c’est que ça demande un vrai changement de paradigme. C’est une transition globale qu’il faut envisager. Le monde ne va pas se transformer en 3 ou 4 ans ! C’est là que les oppositions sont parfois difficiles entre le monde politique, le monde économique, le monde industriel et la réalité scientifique qui ne fait que s’accélérer. Tous ces paradigmes s’entrechoquent, mais je pense qu’il va y avoir de moins en moins de climatosceptiques. Je l’espère, même s’il y aura toujours des gens qui pensent que la Terre est plate ! Par contre, des difficultés et des crises, on va continuer à en avoir, parce que la transformation est malheureusement lente.

 

C. : Pensez-vous, concrètement, que leurs actions font bouger les choses ? 

H.d.G.: Moi je suis un raconteur d’histoires. Je ne suis pas un militant, si ce n’est que je suis séduit par leur combat, par leur force et leur courage. J’ai voulu leur rendre hommage et leur donner la parole. Donc je pense qu’il faut leur poser la question à elles. Ce qu’elles ont réussi à faire en tout cas, depuis quatre ans, c’est de faire exister réellement ce sujet auprès des politiques, qui aujourd’hui ne peuvent plus ignorer cette thématique, et auprès des médias, qui en parlent quasi quotidiennement. Ça, c’est grâce à elles, c’est parce qu’elles sont tous les vendredis dans la rue. Elles ont réussi à mettre ça au premier plan. Et je pense qu’au niveau européen, beaucoup de choses ont bougé, peut-être lentement, mais elles ont bougé tout de même grâce à leurs actions. Elles en sont conscientes et elles voudraient que ça aille plus vite, que les choses changent plus radicalement. Mais je crois que malgré tout, elles sont arrivées à faire bouger beaucoup de lignes par leurs actions. Petit à petit, les mentalités changent, des gens prennent conscience de ce sujet, s’informent. Ça fait 30 ans que les rapports du GIEC (le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations unies – NDLR) existent, mais avant qu’elles ne comment à en parler il y a quatre ans, personne ne les connaissait ! Or, ces rapports du GIEC, aujourd’hui, on sait ce que c’est ! Je ne dis pas que tout le monde les a lus, mais tout le monde en a entendu parler et sait qu’une communauté internationale de scientifiques travaille chaque année sur ce sujet et établit un rapport (tous les 5 à 8 ans – NDLR) qui est de plus en plus alarmant. Ce sont des sujets qui existent aujourd’hui dans l’inconscient collectif et qui n’auraient pas été connus sans leur travail.

 

C. : Le film expose un argumentaire qui suppose que les hommes seraient moins naturellement prédisposés à se lancer dans le combat climatique. Alors, pourquoi pas Frères de Combat, puisque ça nous concerne tous ? 

H.d.G.: J’assume le fait que je n’ai voulu donner la parole qu’aux femmes, pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il y avait Julia au départ, qui a une énergie féminine assez puissante, qu’elle revendique et qu’elle assume. D’autre part, ce sont des femmes de premier plan, comme Greta Thunberg, qui ont pris ce combat en mains. C’est une réalité. Après, c’est certain qu’il y a beaucoup de jeunes hommes qui s’occupent de ça aussi, qui sont très compétents, des scientifiques qui travaillent sur le sujet depuis des années... Je n’ai pas du tout voulu les exclure, mais je trouvais que donner une parole exclusivement féminine sur ce sujet donnait une saveur particulière à ce combat. C’est une autre façon de voir les choses. Après, je leur ai posé la question : pourquoi voit-on plus de femmes dans ce combat ? Elles y répondent chacune à leur manière dans le film. C’est vrai qu’on parle d’écoféminisme depuis les années 70, c’est un sujet un peu délicat, parce que ça pourrait aussi être perçu par des féministes comme assez réducteur de cloisonner à nouveau la femme au fait qu’elles prennent soin des choses, de leur famille, de la nature... Mais ce n’est pas tout à fait inintéressant non plus. Le fait qu’elles peuvent prendre la parole plus facilement aujourd’hui est peut-être lié au mouvement #MeToo, les femmes s’expriment aujourd’hui de manière plus prégnante, on les écoute plus. Et je crois que ça fait du bien à tout le monde. C’est dans cet esprit-là que j’ai voulu leur laisser la parole, uniquement à elles.

Tout à propos de: