« Entre 2000 et 3000 expulsions en France depuis le début de l'été », « 1595 arrestations durant la chasse aux sans-papiers du week-end à Athènes », « Naufrage d'une embarcation près de Lampedusa, une centaine d'immigrants à bord ». Ces chiffres que l'on retrouve quotidiennement dans la presse, se perdent parmi d'autres drames, dans le flux assommant d'une information qui finit par tout déshumaniser. Au-delà des annonces de politiques "responsables" et des procès moraux de comptoir aux relents de gros rouge, une réalité s'impose, difficile pour beaucoup à concevoir, impossible à accepter.
Héros sans visage, un film de Mary Jimenez
On a vu des dizaines de documentaires sur l'immigration, entendu des centaines de témoignages, tous malheureusement similaires. Face à la tragédie de cette réalité, on a parfois tendance à dissocier les migrants quotidiennement côtoyés dans la ville de ces hommes que l'on peine à regarder lutter sur petit ou grand écran, pour atteindre le pas de porte de la forteresse Europe. Ceux qui tombés d'un camion qui ne s'arrête pas, meurent de soif dans le désert, ceux que l'on retrouve noyés sur les côtes méditerranéennes...
Ce n'est que lorsque cette réalité s'installe à deux pas de chez nous, que l'on en prend pleinement conscience. Ainsi, le film de Mary Jimenez débute à Bruxelles, dans l'église Saint-Boniface où des immigrés viennent d'obtenir leur régularisation après cinquante-six jours de grève de la faim.
Scène aussi émouvante que fugace pour ce tableau bien vite assombri par l'absent. "L'absent", titre de la première partie de ce métrage construit en triptyque, c'est cet immigré mort d'hémorragie interne suite aux privations de cette grève.
Peut-être est-ce ce décès qui a poussé la réalisatrice à traverser la mer pour filmer le camp de Choucha en Tunisie, énième et périlleuse étape de la traversée des migrants parvenus jusqu'ici, la dernière pour certains. Là, les témoignages de ces héros bien malgré eux, composent le tableau central nommé « La vie nue ».
La mise en scène quelque peu esthétisante du premier volet s'estompe pour laisser place à l'image brute, aux paroles fortes et aux regards perdus. À mesure que Mary Jimenez s'aventure dans le quotidien des migrants, l'idée que l'on a de leur situation se fait concrète. L'image devient vectrice de cette souffrance jusqu'à l'extrême, avec ces vidéos de corps abandonnés en plein désert, filmés par le GSM d'un passager de convoi. La vidéo prise par le migrant lui-même révèle crûment la réalité de « l'autre côté », là où le spectateur jamais ne pourra aller, celle qui ne peut pas se dire.
Le dernier volet intitulé "La chambre à air" ferme ce documentaire. De retour en Belgique, la réalisatrice filme, dans un camp de réfugiés de la Croix Rouge, le récit d'un homme sans nom et sans visage, parce que condamné à la clandestinité, à une traque sans fin, à moins de mettre, à l'image des migrants squelettiques de Saint-Boniface, une nouvelle fois sa vie en péril, faisant de cette volonté de vivre, de ce refus obstiné de mourir, la seule et dernière arme qu'il lui reste.
L'homme deviendra alors public, pourra être pris en photo, faire entendre sa voix dans un pays où, si la politique sociale est inhumaine, elle reste cependant préférable aux fusils des "rebelles" ou aux coups de crosses des policiers frontaliers.