Pour cette quatrième collaboration, Mary Jimenez et Bénédicte Liénard retournent au cœur de l’Amazonie péruvienne. Fuga constitue le troisième volet de la trilogie péruvienne des deux réalisatrices après Sobre las brasas (2013) et By the name of Tania (2019). Dans ce dernier film, qui oscille entre la fiction et le documentaire, Mary Jimenez et Bénédicte Liénard révèlent un épisode obscur de l’histoire du Pérou prenant place dans les années 80 et 90. Cette époque a été marquée par un conflit sanglant entre l’État et deux groupes armés : le MRTA ((Movimiento Revolucionario Tupas Amaru) et le Sentier lumineux. Le protagoniste Saor, un jeune chaman, enterre Valentina, son amour perdu, dans son village natal. À travers cette histoire, les réalisatrices brisent le silence concernant les violences homophobes qui ont pris, et prennent toujours, place au Pérou.
Mary Jimenez et Bénédicte Liénard, Fuga
Cinergie : Quel est le sujet de Fuga ?
Bénédicte Liénard : Fuga, c’est un grand voyage, une traversée en Amazonie péruvienne à l’intérieur de la communauté LGBTQ+. À travers Saor, ce personnage du présent, ce jeune queer qui va enterrer son amour, ressurgit toute la mémoire d’une génération qui a subi les violences et les exactions de deux mouvements révolutionnaires virés sanguinaires qui ont marqué l’histoire du Pérou des années 1980 aux années 2000.
C.: Comment vous est venue l’envie de faire ce film ?
B. L. : L’idée du film vient d’un moment où nous étions à Lima dans le Musée de la Mémoire et de la Réconciliation. Tout le contexte du film se passe entre les années 1980 et les années 2000 pendant les exactions et la présence des groupes MRTA et Sentier lumineux au Pérou. Ce sont des groupes révolutionnaires qui ont été classés terroristes aujourd’hui à cause des violences exercées pendant plus de vingt ans. Ces deux groupes avaient un objectif commun très clair : éradiquer le pays de la vermine : femmes adultères, prostituées, homosexuels. À partir de là, on a su que la communauté LGBTQ+ avait été très exposée pendant ces années-là et on est allés rechercher dans les archives de ce musée les témoignages des membres de cette communauté. Très étonnamment, on a trouvé qu’une demi-page qui signalait l’assassinat collectif de personnes transgenres à Tarapoto dans le bar Las Gardenias, chanson emblématique de Fuga. À partir de là, on s’est demandé avec Mary où étaient nos amis, qu’étaient-ils devenus ? Pourquoi n’ont-ils pas eu droit à la parole et n’ont-ils pas été reconnus comme des victimes par le gouvernement mais aussi publiquement.
C’est la honte de se dire homosexuels, d’être devant une cour dans un lieu misogyne où le patriarcat est d’une réelle violence. La honte des ainés qui s’expriment dans Fuga est aussi la honte que porte en lui Saor qui est aujourd’hui exposé au patriarcat, à l’homophobie, à la misogynie dans beaucoup d’endroits du monde, pas seulement au Pérou. Le début du projet, c’est une prise de conscience d’un espace manquant au niveau de la reconnaissance d’une parole dans une communauté.
Etant face à cette réalité-là, à cette part manquante d’une parole de tout un pan d’une société, de personnes qui ont notre âge, on est parties à la recherche de ces personnes qui ont connu ces exactions, avec Mary et on les a retrouvées. Saor, on l’avait rencontré dans notre film précédent, By the Name of Tania. On avait envie de travailler avec lui. Dans notre travail, il y a un postulat qui est de faire des films qui activent les mémoires, qui font référence au passé mais qui sont toujours au présent. On a tout de suite voulu inscrire ce rapport à la mémoire à travers Saor qui a fait avec nous une grande partie de la recherche.
C. : Comment avez-vous fait pour libérer la parole des témoins ?
Marie Jimenez : Quand on a fait By the Name of Tania, on a remarqué qu’à Iquitos, il y avait beaucoup d’homosexuels et de trans. Ils se sont réfugiés là-bas à l’époque du Sentier lumineux car c’est une ville uniquement accessible par avion ou par bateau après des jours et des jours de fleuve. Ils venaient de la région de l’Ucayali, affluent de l’Amazone, rivière qui arrive à Iquitos. On a décidé d’aller dans cette région et on est allées à Tarapoto où la rivière passe. Dans un village, on rencontre une dame qui me reconnait car je l’avais filmée dans Loco Lucho. Je lui ai expliqué pourquoi on était là. Elle nous a emmenées chez Miguel, un coiffeur qui enterre aussi les gens. Il a fermé son salon et nous a raconté ce qu’il dit dans le film et nous a emmené voir ses amis dans cette région. C’est là que nous avons rencontré la plupart des protagonistes grâce à lui. On a vu beaucoup de monde et tout le monde n’apparaît pas dans le film.
Un film c’est un processus de collage. Une chose arrive, puis une deuxième et petit à petit plusieurs choses commencent à nous parler et on a compris qu’il fallait créer le personnage de Saor, le passeur, celui qui reçoit tous les témoignages.
C. : Malgré les réticences des témoins, vous avez réussi à leur faire raconter leur histoire devant la caméra.
B. L. : Il n’y avait pas de réticence. La rencontre a été très simple et transparente. Quand on rencontre des gens qui n’ont jamais pu prendre la parole et partager leurs traumatismes, s’ils sont dans un rapport de confiance et de transparence, ils comprennent très vite pourquoi on est là. On ne fait pas des films sur les gens, on fait des films dans la complicité, dans un rapport à l’autre très transparent. C’est un projet qui se partage. On leur a parlé du projet du film et ils ont tous voulu en faire partie. Il n’y a eu aucune résistance pendant le tournage, toute la communauté a collaboré, personne n’a voulu s’arrêter. On crée les conditions de partage d’un projet. Le tournage a été long car on voulait respecter ces gens devenus protagonistes et acteurs de leur propre vie dans le film. Ils ont quitté leur travail pour travailler avec nous et ont été rémunérés pour ça. Faire un film avec nous, c’était vraiment un vrai travail. Pour que les conditions soient les meilleurs possibles, le tournage a été long dans le temps car on ne pouvait pas tourner 9h par jour. On ne pouvait pas instrumentaliser ces gens. Il y a eu une vie en commun qui s’est construite, les repas qu’on a partagés. L’équipe de tournage était très petite, seulement 8 personnes, même si ça n’a pas l’air. Le tournage a pris du temps car on a veillé à répéter, à retourner les scènes pour que les protagonistes soient prêts. Nous sommes restées dans le village pendant 6 mois avant de commencer à tourner.
C. : Comment a été pensée la structure du film ?
M. J. : Déjà pour By the Name of Tania, on avait choisi d’avoir un personnage qui est tous les autres, qui représente toutes ces femmes abusées. Pour Fuga, on avait la même idée. Comme on avait des gens qui ne sont pas acteurs, et qui auraient des moments de difficultés pour commencer ou finir ce qu’ils disaient, le fait d’avoir quelqu’un qui écoute leurs pensées était techniquement un système qui nous permettait de les enchaîner. Tout en respectant les récits de chacun, ça nous permettait d’intervenir dans les histoires, les allonger, les raccourcir. On a décidé que le protagoniste serait chaman. On a fait une sélection dans les histoires pour créer un panorama de ce qui a été vécu. On a créé un personnage imaginaire qui englobait toutes ces histoires parce qu’il aurait été connu par tous ces gens. On a donc créé le personnage de Valentina, que Saor venait enterrer dans son village natal et qui rencontre toutes ces personnes qui ont connu Valentina et qui lui livrent leur vécu. Saor a le pouvoir de lire dans le passé des gens.
B. L. : C’est aussi très universel. Quand on enterre quelqu’un dans les familles, les langues se délient. Ce moment d’hommage aux morts est aussi un moment de révélation de la vérité.
C. : C’est comme si on déterrait le silence ?
B. L. : Ce qui est important pour nous aussi c’est de se poser la question : quand la vérité se révèle post mortem est-ce qu’on peut pardonner ? Est-ce qu’on est encore capables d’amour ? C’est une question que le spectateur va traverser avec le film, mais qui nous renvoie à nous-mêmes, à chacun d’entre nous. Comment l’amour peut-il être travaillé après la mort ? Question qui revient dans plusieurs de nos films : La position du lion couché, On la nomme la brûlure. C’est un lieu qu’on interroge depuis très longtemps.
C. : Comment s’est passé le tournage ?
B. L. : On remercie la production Hanne Phlypo et Clin d’œil films d’avoir compris que l’argent d’une production pouvait se transformer dans d’autres types de concepts. Elle a compris cela tout de suite dans ce projet très ambitieux qui est entre le documentaire et la fiction. Hanne savait qu’il n’allait pas être facile, mais elle a cette intelligence et une possibilité de créer, avec les outils de la production, d’autres conditions de tournage que ceux de l’industrie. Paradoxalement, ce tournage a été long avec des moments difficiles comme tous nos films, mais pas plus qu’un autre. Ce tournage s’est adapté aux besoins de ce film-là. On a un beau projet, un scénario, de l’argent pour faire le film, mais comment faire ce film ? Cette réponse ne peut se trouver qu’avec une complicité avec la productrice ou le producteur. Si nous n’avions pas fait tous ces films, ces documentaires, ces fictions, on n’aurait peut-être pas pu conceptualiser cette production comme cela. Chacun a eu sa place. On tournait cinq jours par semaine, ce qui était raisonnable par rapport à d’autres tournages. On avait du temps pour du repos et des moments de vie ensemble. On a dû s’adapter aux conditions météorologiques. Je pense que le film a été plus difficile pour Mary et moi. Il faut tenir dans la durée puisqu’on est restées six mois en Amazonie, mais c’était un an de travail continu. On est très exigeantes, donc on a travaillé beaucoup. Le samedi, on regardait les rushes, le dimanche, on allait chercher les uns et les autres pour répéter. C’était du 7 jours/7, 10 à12 heures par jour. Et le covid s’est invité aussi ! Il y a eu des difficultés, mais aussi la conscience que faire des films comme ça, c’est possible et que c’est un vrai bonheur de pouvoir être dans des manières de faire qui ne sont pas celles dictées par le système.
C. : C’est ça qui a donné la couleur du film ?
B. L. : Non, la couleur du film a été donnée par Virginie Surdej, la chef opératrice avec qui on a déjà travaillé. C’est elle, avec sa sensibilité, qui donne la couleur, mais aussi celle de Charles De Ville qui va prolonger au montage son et les acteurs. On ne considère pas les gens qui travaillent avec nous comme des techniciens. Ils font partie du projet, ils ont été choisis bien avant le tournage. Quand il y a des difficultés, elles sont dépassées parce que ces gens-là vont porter plus loin encore les propositions artistiques. Virginie Surdej, quand on a fait de cette cabane un personnage, a dû traduire ce monde magique, la mémoire. Ce sont de vrais paris de cinéma qui activent aussi les imaginaires et les possibilités de création de toute une équipe. Il ne s’agit pas d’exécuter un scénario. Il y a des gens qui ne supportent pas notre manière de travailler.
M. J. : Pour que ces comédiens, qui n’étaient pas acteurs, racontent leur histoire, on a dû travailler avec eux trois ou quatre mois pour que leur parole soit essentielle et que ce ne soit pas la parole du témoignage seulement. Ici, c’est très précis. Ils ne pouvaient pas dire autre chose. Tous les matins, on travaillait avec Miguel pour qu’il répète sa vie. Un de nos personnages est mort donc c’est Dimas qui l’a remplacé et qui l’a restitué comme si c’était lui. Ce travail-là, c’est un travail de type fiction, d’atelier d’acteurs .
La partie fictionnelle a aussi été écrite par nous. Valentina n’a jamais existé, elle n’est pas morte, c’est la conjonction de deux histoires qui nous ont été racontées de quelqu’un qui effectivement était homosexuel et a pris un fusil pour se libérer. La parole de Saor sur son histoire amoureuse, c’est nous qui l’avons écrite, c’est de la fiction.
C. : Est-ce que cela vous a étonnées de savoir que ces mouvements révolutionnaires étaient homophobes ?
M. J. : Je suis péruvienne et à l’époque, à la naissance de ces mouvements, je les soutenais. Je pensais qu’ils étaient marxistes, qu’ils allaient faire tomber le gouvernement, qu’on allait avoir de la justice et puis, ces mouvements ont viré sanguinaires et ils ont agi de manière inacceptable, pas seulement contre les homosexuels. C’est devenu une guerre horrible. Quand on a su qu’ils avaient fait des exactions contre les homosexuels, cela ne m’a pas étonnée. Mais la question, c’est pourquoi ? Comment un groupe qui veut ramener de la justice et de l’égalité en arrive là ? Déjà, c’étaient des gens peu cultivés qui ont fait cette révolution, ils avaient soif de vengeance. Et, je pense que le pouvoir leur a tourné la tête. Au moment où ils ont eu le pouvoir, ils ont abusé de ce pouvoir-là. Les Indiens au Pérou ont perdu leur histoire par la colonisation. Ils vivent avec une tristesse sans remède, cela aussi a généré une grande violence et une haine. Qu’ils aient voulu nettoyer quelque chose qu’ils considéraient comme de l’ordre de l’occidental (il y a cette croyance que l’homosexualité est une tare de l’Occident), je n’ai pas été étonnée de cela. Fuga est le premier film qui considère cela au Pérou.
C. : Comment vit actuellement la communauté LGBTQ+ ?
B. L. : Dans le monde entier, cette communauté est menacée. Il suffit de regarder ce qui se passe aux États-Unis. Aujourd’hui, tout ce qui est de l’ordre de la fluidité, du non classable est menacé, précarisé. En Belgique, on est dans un pays vraiment très à la pointe par rapport à ça, mais le crime homophobe existe chez nous aussi. Au Pérou, à Lima, on est dans une capitale internationale, la communauté est visible, les couples peuvent s’exprimer, c’est plus perméable. Mais à Iquitos qui est une île perdue de l’Amazonie, on permet certaines choses, mais ailleurs les rives se resserrent. C’est une communauté qui est menacée aujourd’hui par la présence des églises évangélistes. Elles sont aussi chez nous, le phénomène de la religion qui produit de l’exclusion va jusqu’à condamner les couples homosexuels dans leur quotidien. La communauté ne peut pas se sentir très à l’aise que ce soit en Amérique latine ou en Europe.
C. : Le film a déjà été montré ?
M. J.: Il a été montré au festival de Lima et il a été très bien reçu. Une spectatrice nous a dit : vous avez mis en scène quelqu’un qui écoute et dans ce pays personne n’écoute personne. Pour moi, c’est vraiment une clé. Qui écoute qui ? Comme Saor écoute, le spectateur doit faire cet exercice de l’écoute. Souvent dans des films qui nous emmènent dans l’action, une action amène une autre action, une émotion. Ici, l’émotion se dépose à travers une écoute. Le film a aujourd’hui fait le tour du Pérou et il a été montré à Iquitos avec Valentina qui pose devant l’écran. Saor accompagne le film au Pérou. En Amérique latine, le film tourne pas mal et ici, le film fait un très beau parcours dans les festivals de fiction et de documentaire.
C. : Allez-vous continuer à faire des films à deux ?
M. J. : On a déjà fait des films seules, mais à deux, on construit une troisième cinéaste qui est faite de nous deux. C’est un peu miraculeux cette troisième cinéaste. Être réalisateur, c’est très solitaire et difficile et c’est moins difficile à deux et plus créatif.
B. L. : Il n’y a pas d’autocensure non plus puisque nous partageons nos idées. On a mis du temps à trouver cette zone de liberté et de confiance. C’est du travail de pouvoir recevoir l’idée de l’autre, de se l’approprier, de voir comment on se situe par rapport à l’autre. On a presque inventé une méthode qui nous permet d’être libres, de ne pas nous censurer. Tous nos films naissent dans le réel, donc on partage cette curiosité à aller écouter les gens. On aime chercher, on aime s’émerveiller, on n’est pas fatiguées de faire des films. On se retrouve parfois comme deux adolescentes à tester des choses. Le fait d’être à deux a instauré une dynamique de travail qui est très vivante. Ce n’est jamais sans risque, mais on est conscientes. Ce qui nous réunit c’est la question du cinéma : que peut-on encore faire avec le cinéma ? Il n’est sûrement pas mort, mais il faut essayer d’être dans des enjeux de création nouveaux. On n’a jamais refait deux fois le même film. Parfois ça coûte parce que notre filmographie est explosée, mais cela trouve une forme qui nous intéresse.