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Interview avec Sylvie Traisnel, responsable du projet EmpreinteS

Publié le 17/11/2023 par Malko Douglas Tolley et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

Le projet EmpreinteS de l’asbl Freyja met la personne au centre de ses rencontres. Ce projet est né grâce à la passion que Sylvie Traisnel voue au cinéma et aux artistes. Depuis 2017, EmpreinteS organise des projections mensuelles de documentaires musicaux à travers le concept Musique au Ciné. L'autre volet de Empreints est le concept "Les Toiles", lancé en 2021 et soutenu par Coopcity à Bruxelles. Ce projet ambitieux vise à amener le cinéma auprès de personnes isolées afin de rompre leur isolement social et culturel. Cet engagement social et cinéphile inspirant et novateur fait office d’ovni à plusieurs égards dans le paysage socioculturel en Belgique francophone. Cinergie est allé à la rencontre de Sylvie Trainsnel dans les locaux d’EmpreinteS à Saint-Gilles afin de mieux comprendre l’originalité de la démarche.

Cinergie.be : Pouvez-vous nous retracer brièvement la genèse du projet EmpreinteS?  

Sylvie Traisnel: EmpreinteS est né en 2017 d’une envie personnelle de programmer et projeter des films et de créer du lien social entre les gens autour de ce médium. Ayant toujours été active professionnellement dans le milieu socioculturel, mon souhait était de continuer à mettre en place des activités et le faire par le biais du cinéma me convenait bien. C’est de cette manière que nous avons débuté par la projection d’un documentaire musical tous les mois.   

 

C. : Pourquoi avoir posé dès le départ le choix du documentaire musical et avoir opté pour un modèle itinérant pour vos rencontres ?  

Sylvie Traisnel: Ma curiosité personnelle m’a poussée à m’intéresser au parcours des créateurs et créatrices dans les documentaires musicaux. Je voulais démontrer à quel point la création peut être merveilleuse, malgré les hauts et les bas que peuvent connaître les artistes. L’intention initiale était de comprendre le processus de création d’albums et de musiques qui nous font rêver lorsque l’on se rend à un concert par exemple. Dans la pratique, EmpreinteS est conçu comme un cinéma itinérant. Les projections se déroulaient au départ dans des lieux de diffusion classique comme des cinémas ou des centres culturels. Notre apport était de faire découvrir une programmation différente de ce qui est mis à l’affiche habituellement. Par la suite, le projet s’est développé et l’aspect itinérant est devenu plus important en ce sens que l’on a décidé de se rendre dans des lieux qui ne sont pas destinés au premier abord à la diffusion cinématographique. C’est comme ça que s’est développé le concept « Les Toiles » avec des projections dans les centres de jours et les prisons.  

 

C. : Comment définissez-vous votre programmation pour l’activité « Musique au Ciné » ? La démarche est-elle identique pour « Les Toiles » ?    

Sylvie Traisnel: EmpreinteS, c’est donc bien la combinaison de deux activités principales itinérantes. D’une part, il y a les documentaires musicaux avec « Musique au Ciné ». D’autres part, ce qu’on appelle « Les Toiles », qui sont des projections destinées à un public qui n’a pas habituellement accès aux salles de cinéma pour des raisons sociales, carcérales ou médicales. Il en résulte que la programmation de « Musique au Ciné » est pensée systématiquement en fonction du lieu et du public. Le type de musique investiguée par le documentaire musical est choisi en fonction des attentes du public du lieu visité. Si l’on sait que le public que l’on va rencontrer est fan de Hip Hop, on évitera un documentaire sur la musique électronique. C’est encore plus vrai dans le cadre du projet « Les Toiles ». Lors de ces projections destinées à un public isolé et précarisé, la volonté de créer du lien social est encore plus importante. Lorsque l’on se rend dans les prisons, la réflexion quant à la programmation se fait sur ce qui peut intéresser les détenus avec l’objectif de maintenir une programmation variée et attrayante sur la durée. Puisque l’on se rend tous les mois dans les prisons, on n'y diffuse pas uniquement des documentaires musicaux, mais également des reportages, des films de fiction, du cinéma d’animation et tous les styles de productions cinématographiques que l’on retrouve au cinéma ou en festival. On y aborde des thématiques très contrastées sur base d’une réflexion qui naît par l’intermédiaire du public précarisé. L’un des procédés est officiel et consiste à la mise en place d’ateliers de réflexion organisés en amont des diffusions avec le public. Mais ce n’est pas toujours possible malheureusement. L’autre est officieux et il s’agit essentiellement des discussions que l’on a avec le public, à la suite d’une projection. On essaie d’avoir une programmation variée et récente en projetant également des films belges francophones ou en intégrant notre programmation dans des évènements annuels récurrents comme Le Mois du doc, La Fête du court-métrage ou encore le festival de Média-animation par exemple.

 

C. : Qu’en est-il de la programmation belge de Musico Ciné? Quelles sont vos prochaines rencontres mettant le cinéma belge à l’honneur ?  

Sylvie Traisnel : Entre octobre 2017 et octobre 2019, après 6 années de projections, on a diffusé des films de toutes provenances et de tous les genres. Il doit y en avoir 5 ou 6 qui sont belges. Il y a notamment Manneken Swing (2015) de Julien Bechara. Ce documentaire projeté en 2018 aborde la vie de Stan Brenders et permet de découvrir la scène jazz bruxelloise des années 1940 sous l’occupation. L’an dernier, nous avons également projeté le documentaire Arno: Dancing Inside my Head de Pascal Poissonier en présence du réalisateur. Cette année, on projette également Confession to Deus de Fleur Boonman, le 16 novembre 2023. Et une semaine plus tard, le jeudi 23 novembre, dans le cadre du Mois du Doc, Dreaming Walls: inside the Chelsea Hotel de Maya Duverdier et Amélie van Elmbth au W:Hall de Woluwe-Saint-Pierre. Nous avions d’ailleurs invité les deux réalisatrices l’an dernier pour parler de leur film à l’occasion de sa sortie en salles. 

 

C. : Quelles sont les spécificités du documentaire musical par rapport à d’autres types de reportages ou productions audiovisuelles ?  

Sylvie Traisnel: Le documentaire musical aborde le cinéma et la musique, deux disciplines artistiques  majeures qui font toutes les deux partie de mon quotidien, comme de celui de beaucoup d’individus. La musique est omniprésente pour moi. Elle est importante en ce sens qu’elle apporte l’inspiration et provoque des états mentaux auxquels sont associées des humeurs. La musique m’aide personnellement dans mes journées. Et le documentaire musical a la particularité d’imager tout ça. Le documentaire musical est la photographie d’un artiste, d’un groupe ou d’un mouvement musical. Il révèle une période et une époque. Il permet de comprendre les coutumes d’un pays ou le fonctionnement d’une société à un moment donné. Il peut nous plonger dans le passé ou le présent. Le documentaire musical permet de voyager partout à travers le monde en proposant des idées très riches que ce soit au niveau musical et culturel, mais également sociétal et humain. On comptabilise une cinquantaine de projections de documentaires musicaux depuis le lancement de notre activité en octobre 2017.

 

C. : Comment s’organise ce cinéma itinérant ? Avez-vous du personnel pour vous épauler lors de vos déplacements ? 

Sylvie Traisnel : Après 6 ans d’activité, l’asbl a (enfin) réussi à engager deux personnes, moi-même et ma collègue, Murielle Laurent. Celle-ci s’occupe de la coordination de nos bénévoles, des ambassadeurs et ambassadrices qui nous soutiennent. Mais également du planning des lieux de diffusion et d’autres tâches. Pour ma part, je travaille sur les liens avec les partenaires, la programmation ainsi que sur la réflexion à propos des publics visés. Mais, en fait, je fais tout le reste. Donc,  je vais m’arrêter là, sinon on ne s’en sortira pas. Les bénévoles sont essentiels pour installer notre cinéma itinérant. Il faut également du personnel pour accueillir et installer le public. On doit être au moins 4 personnes afin d’assurer correctement une projection. Sans cette aide, ce ne serait pas possible.

 

C. : Comment as-tu gagné la confiance des directions au sein des milieux carcéraux ? Comment se passe la collaboration avec le public carcéral ?

Sylvie Traisnel : Projeter pour un public carcéral, ce n’est pas anodin. Il s’agit d’un monde fermé au sein de notre société. On peut parler d’un monde dont on n’a pas vraiment conscience tant qu’on ne l’a pas connu. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui se déroule en plusieurs étapes. La première étape est d’acquérir la confiance de la direction de ces institutions. Il faut présenter le projet de manière pratique, mais également nos envies et nos objectifs humains, culturels et sociaux. Une fois que la collaboration est validée et que l’on a réussi à mettre un calendrier de projetions en place, la première projection en présence des détenus est toujours très riche en émotions. Même en étant préparé, il y a de nombreux filtres qui rendent une projection de ce type très spéciale. 

Par exemple, j’ai distingué qu’on doit établir une relation de confiance avec trois groupes de personnes en milieu carcéral : la direction, les surveillants et les détenus. On doit être très observateur pour comprendre le fonctionnement interne de la prison afin de s’y conformer. On n’est pas là non plus pour faire de la politique ni pour avoir un avis sur l’enfermement. On est là pour aller à la rencontre des détenus avec nos films. 

Mais, même avant la rencontre, il est essentiel de comprendre les modes de communication déployés au sein de la prison. Savoir comment les détenus vont être mis au courant de notre venue et de la projection est essentiel. Une prison n’est pas une autre. Le fonctionnement en milieu carcéral n’est pas non plus comparable à celui d’un centre de jour. Alors que l’on peut rencontrer les pensionnaires avant notre venue dans d’autres lieux à vocation sociale comme DoucheFLUX par exemple, le milieu carcéral ne permet pas la rencontre avec les détenus en amont de la projection. La première difficulté en prison est donc de s’assurer que les détenus seront prévenus de l’activité et qu’ils puissent s’inscrire sur base volontaire afin d’y participer s’ils le souhaitent. 

À l’heure actuelle, nous sommes actifs à la prison de Leuze-en-Hainaut, à l’ancienne prison de Berkendael, transformée récemment en maison de détention, mais également au centre de jour de DoucheFLUX à Anderlecht ainsi que dans le lieu de transit DoucheFLUX coordonné à Forest. Une de nos ambitions est d’arriver à intégrer également un établissement issu du milieu médical dans un futur proche.  

 

C. : Y a-t-il eu des freins rencontrés par EmpreinteS afin d’intégrer le milieu médical et d’y proposer des projections ? Qu’entendez-vous par futur proche ? 

Sylvie Traisnel : Il y a deux types de freins essentiels que j’ai rencontrés depuis le lancement de l’activité. Comme pour les prisons, le covid a compliqué grandement le lancement de nos projections. Ayant débuté mon projet au moment de la pandémie, l’accès aux prisons, milieux hospitaliers et maisons de repos était complètement bloqué pendant de nombreux mois. Ce n’est qu’à partir de 2022 que l’on a pu commencer à envisager doucement des projections en milieux hospitaliers, mais mon agenda s’était déjà bien rempli entre-temps et je n’ai pas pu faire les démarches nécessaires pour lancer le concept.

Vu que l’on s’immerge vraiment dans l’environnement où nous nous rendons pour les projections, et encore plus pour « Les Toiles », cela demande beaucoup de temps pour appréhender un lieu et définir une programmation adaptée au public visité. On a dû découvrir le fonctionnement interne d’un centre de jour pour sans-abri ainsi que celui d’une prison, lors de la mise en place de nos partenariats précédents. Et tout cela, ça a demandé énormément de temps. L’envie d’intégrer le milieu médical est bien présente, mais je manque encore cruellement de temps afin d’effectuer les démarches nécessaires pour mettre une collaboration en place. L’objectif reste néanmoins d’intégrer un nouveau lieu dans le secteur médical dans le courant de l’année 2024.

 

C. : Vu l’accès plus complexe au lieu de projection pour le concept “Les Toiles”, avez-vous déjà eu des invités dans ce contexte particulier ? 

Sylvie Traisnel : Il est très important de créer de la rencontre avec les cinéastes dans le cadre de notre activité. Notre objectif reste avant tout de créer du lien social. On a réussi à faire venir Christophe Hemans en mai 2023 pour la diffusion de son film La Ruche à DoucheFLUX. Ce sont des moments hyper riches qui font partie de l’ADN de l’asbl EmpreinteS. A part les quelques-uns qui montent les marches de certains grands festivals, on en sait assez peu finalement sur le travail de ces artistes qui prend parfois plusieurs années. Et puis, quand on arrive à faire venir un réalisateur en centre fermé ou en prison, on estompe les barrières sociales. C’est la meilleure manière de montrer que la culture est pour tout le monde et que le cinéma est accessible à tous. 

C’est essentiel pour nous de créer ce lien et d’être en quelque sorte le maillon manquant qui permet de toucher un public oublié par les canaux classiques de diffusion. On va également recevoir Julien Henry, le réalisateur de Se cracher pour exister, en prison le mois prochain, dans le cadre du Mois du Doc. Peu après, il y aura également la gagnante du Magritte du meilleur documentaire 2023, Laure Portier, qui viendra présenter son documentaire Soy Libre au public de DoucheFLUX. C’est également pour cela qu’on aime bien projeter du cinéma belge francophone. Quand les agendas coïncident, pour nous, c’est magique. Malgré notre v   petite structure, on arrive à créer du lien social. Et qu’on soit cinéphile mélomane ou en prison, on offre la possibilité à des gens de rencontrer des réalisateurs et se confronter à la réalisation au cinéma.

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