La fin des rénovations du mythique Chelsea Hotel, édifice de style néo-gothique construit entre 1883 et 1885 en plein Manhattan, centre névralgique de la contre-culture américaine, particulièrement dans les années 60 et 70, est redoutée par ses plus vieux pensionnaires, des artistes à la retraite. Depuis neuf ans déjà, le bâtiment est rénové de fond en comble et à grands frais et celles et ceux qui sont toujours là, autrement dit qui n’ont pas été soudoyés par les nouveaux propriétaires pour déguerpir, vivent depuis tout ce temps au milieu des travaux, des échafaudages et du bruit. Alléguant que les travaux présentent des risques pour leur santé, certains locataires ont déposé des plaintes qui ont été examinées par la ville, qui n'a constaté aucune violation majeure. Bientôt, l’hôtel sera à nouveau ouvert au public et la nouvelle direction tente sournoisement de regrouper ses « petits vieux » au premier étage, dans des appartements de plus en plus petits, transformés au mépris des plans initiaux de l’architecte Philip Hubert.
Dreaming Walls : Inside the Chelsea Hotel de Maya Duverdier et Amélie van Elmbt
Ce documentaire produit par Martin Scorsese, qui mêle passé et présent, est une sorte de complément au Chelsea On the Rocks réalisé en 1998 par Abel Ferrara, qui mettait l’accent sur l’importance du lieu dans l’histoire de l’art. Mais les anecdotes ne manquent pas ici. C’est grâce à son ancien manager, Stanley Bard, que l’endroit a acquis au fil du temps son statut de havre pour l’avant-garde newyorkaise, à une époque où l’art était si vibrant. Oscar Wilde, Salvador Dali, Marilyn Monroe, Arthur Miller, Allen Ginsberg, Bob Dylan, Joni Mitchell, Janis Joplin, Patti Smith et tant d’autres… ces artistes et intellectuels ont, un jour ou l’autre, séjourné au Chelsea Hotel. Des romans et des films célèbres y ont été écrits, des chansons composées, et d’innombrables œuvres d’art y furent créées. Le poète Dylan Thomas y est décédé. Le peintre Alphaeus Cole y a vécu les 35 dernières années de sa vie et y est mort à l’âge de 112 ans. Arthur C. Clarke y a écrit 2001, l’Odyssée de l’Espace. Un peintre japonais, Hiroya, complètement défoncé, s’y est tué en sautant du haut de l’escalier. Andy Warhol et ses complices y ont tourné The Chelsea Girls et Madonna un de ses clips. Nancy Spungen, la compagne de Sid Vicious, y a été retrouvée poignardée… Beaucoup d’histoires de drogue, de sexe, de suicides et de folie ! Ses pensionnaires les plus rêveurs vous diront toutefois qu’il règne toujours une énergie singulière dans le bâtiment : de nombreux fantômes cherchent une issue, sans la trouver…
Mais le sujet qui se dessine peu à peu au gré des interviews, c’est l’art contre le commerce, la poésie et le respect d’un passé somme toute merveilleux contre une gentrification galopante et le capitalisme dans ce qu’il a de plus inhumain. Ce sont ces résistants les vrais héros du film, davantage que les légendes qui les ont précédés. Ils s’appellent, entre autres, Gina Healey (une ancienne chorégraphe), Steve Willis (un ancien manager de talents), Skye Ferrante (qui crée des portraits en fil de fer), Susan Kleinsinger (spécialiste de la peinture sur verre), Rose Cory (une artiste transgenre qui vit là depuis 1987 et qui y a vécu « au moins 8 ou 9 vies ») ou encore Bettina Grossman (photographe et doyenne de l’immeuble, morte en 2021 à 94 ans). Ils et elles sont les derniers vestiges d’un New York qui n’existe plus, d’une époque révolue, que la génération « woke », trop préoccupée à s’insulter sur Twitter, ne peut pas comprendre.
« En ce moment, le Chelsea Hotel est comme un grand arbre abattu. Mais ses racines sont profondes et la vie en jaillit encore », dit Rose, qui ne perd pas espoir. Priant pour ne pas être expulsés dans un avenir proche, ces personnages fantasques et attachants se cramponnent à ces murs dont ils comprennent intimement l’importance historique, mais surtout émotionnelle. Et l’on se met à rêver que Dreaming Walls soit vu par le plus grand nombre pour leur permettre de rester chez eux aussi longtemps qu’ils le souhaitent.