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Rencontre avec Christophe Hermans et Sophie Breyer pour La Ruche

Publié le 30/05/2022 par Nastasja Caneve et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après des mois d’attente, La Ruche de Christophe Hermans, sort enfin dans nos salles le 1er juin. Pour son premier long métrage de fiction, le réalisateur, directeur de castings, scénariste adapte le roman éponyme d’Arthur Loustalot et raconte l’histoire d’Alice, une mère touchée par le syndrome de la bipolarité, et de ses trois filles, Marion, Claire et Louise. La Ruche, c’est avant tout une rencontre, celle d’un réalisateur avec des actrices : Ludivine Sagnier, Sophie Breyer, Mara Taquin et Bonnie Duvauchelle. Comment ces filles, contaminées par leur mère, pourront-elles se libérer d’un tel poids ?

Cinergie : Quelle est la genèse de ce projet ?

Christophe Hermans : Depuis très longtemps, je voulais traiter de ma relation à ma mère. En essayant plusieurs scénarios, je n’arrivais pas à prendre la bonne distance. Et j’ai découvert le roman La Ruche d’Arthur Loustalot qui m’a donné la propulsion pour faire ce film. J’ai très vite essayé de rencontrer le romancier et, grâce aux réseaux sociaux, j’ai été facilement en contact avec lui. Je suis donc allé à Paris pour cette rencontre et je lui ai demandé d’où lui venait cette idée. Il m’a dit qu’il s’agissait de son histoire avec ses sœurs. De là, je me suis dit qu’avec mon histoire personnelle et la sienne, on se rejoignait et qu’il y avait de fortes chances pour qu’un spectateur se retrouve là-dedans. Et quand il m’a confié le roman, il m’a dit que je pouvais en faire ce que je voulais.

 

Cinergie : Comment s’est passée l’adaptation roman/film ? Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans ce travail d’adaptation ?

C. H. : Pour le travail d’écriture, j’ai travaillé avec une coscénariste, Noémie Nicolas. Ce qui reste du roman, ce sont ces quatre femmes au milieu d’un appartement où toutes les pièces communiquent entre elles. Quand j’ai commencé à écrire avec Noémie, on a voulu exploser tout le roman et on a cherché d’autres enjeux. Dans le roman, les personnages vivent simplement à travers des relations et on a eu envie de leur donner des trajectoires. Par exemple, dans le film, Marion souhaite partir au Brésil, c’est un curseur que l’on a ajouté

De plus, un mois avant le tournage, on m’a annoncé que je devais retirer à peu près dix jours de tournage. On a donc dû réduire le scénario et, bizarrement, on a enlevé tout ce qui se passait à l’extérieur de l’appartement, on est revenus au huis-clos, on est revenus plus proche que ne l’était le roman.

 

Cinergie : Pourquoi cet appartement prend-il autant de place ?

C. H. : Je voulais ancrer le film à Liège mais j’ai voulu montrer cette ville différemment, en hauteur, à travers les toits, dans sa bourgeoisie passée et renaissante aujourd’hui. En me basant sur le plan de l’appartement des parents d’Arthur Loustalot que j’avais visité, je voulais un appartement où toutes les pièces communiquent les unes avec les autres. J’ai trouvé un ancien commerce à Liège qui permettait ça, on a dû reconstruire et aménager pour que tout soit fonctionnel comme dans un vrai appartement. Cela nous a permis d’improviser des scènes à tout moment et de vivre dans l’appartement, ce que je leur demandais de faire.

 

Cinergie : Partir d’un canevas défini n’était pas trop contraignant ?

C. H. : Ce qui est toujours chouette quand on a un roman entre les mains, c’est qu’on a la possibilité, si on est d’accord avec l’auteur, de s’écarter et de chercher d’autres choses. Il faut se poser la question de savoir ce qui est intéressant, ce qui alimente et ce qui est viscéral quand on a lu ce roman. Quand je voyais ces triangulations de relations entre les sœurs, j’avais vraiment envie de travailler sur ça et je voulais aussi travailler sur les femmes, sur l’adolescence, qui était un sujet que j’avais toujours voulu traiter en documentaire et que je pouvais traiter ici avec la fiction. C’était aussi une rencontre avec Sophie Breyer que j’ai connue quand elle avait 18 ans. En tant qu’auteur-réalisateur, ça rassure de travailler avec un acteur en tête. On connaît son articulation, son imaginaire et cela permet de construire plus facilement l’histoire. Toutes ces raisons m’ont conforté dans l’idée que c’était ce film que je devais faire là maintenant.

 

Cinergie : Pourquoi pensez-vous que ce soit important d’aborder un tel sujet au cinéma ?

C. H. : Je pense que c’est un sujet qui a déjà été abordé de nombreuses fois au cinéma que ce soit par Joachim Lafosse (Les Intranquilles), par Véronique Cratzborn (La Forêt de mon père), John Cassavettes (Femme sous influence). Ce sont de grandes références pour moi. On évolue bien sûr avec le temps, la maladie est perçue d’une autre manière et le mot bipolarité devient de plus en plus présent aujourd’hui. Lors des cours que je donne à l’Université de Liège notamment, je me rends compte que les adolescents que je rencontre portent en eux l’héritage familial, les fêlures des parents. J’ai le sentiment que cette intimité avait souvent été perçue par la personne qui avait le trouble mais pas spécialement par les proches. Je pense que l’angle particulier du film, c’est de voir la maladie à travers les proches, c’est-à-dire à travers les enfants.

Parmi mes références qui n’abordent pas le sujet, je pense à Maurice Pialat pour qui « la vie bordel avant tout ». Il détestait ses films mais il disait que si deux-trois minutes étaient potables, il pensait qu’il avait réussi quelque chose. C’est un peu pareil pour La Ruche. Il y a deux-trois moments (même plus) que je suis vraiment heureux d’avoir réussi à capter.

Après il y a la dimension sociale d’un Ken Loach ou des Dardenne qui sont des cinéastes engagés. Je suis aussi un grand fan de Kelly Reichardt ou d’Andrea Arnold parce qu’il y a une simplicité à filmer les choses, la simplicité d’une caméra à taille humaine, à hauteur d’homme, de femme ou d’enfant. On n’a pas besoin de fioritures pour raconter une histoire. On a envie de travailler avec une équipe légère pour dire qu’on forme une famille. Il y a aujourd’hui un cinéma qui se réinvente et qui se reconstruit. Je pense à Rien à foutre d’Emmanuel Marre. Pour moi, faire du cinéma, c’est faire réfléchir la société mais aussi de divertir. Je pense que La Ruche est aussi un film de divertissement car on flirte avec le genre à certains moments mais le but c’est qu’on puisse quand même éveiller des consciences.

 

Cinergie : Quelles sont vos références picturales pour vos images ?

C. H. : Je me suis beaucoup intéressé à deux peintres : Berthe Morisot qui a travaillé pendant la période impressionniste quand les hommes étaient à l’extérieur et les femmes à l’intérieur dans la solitude. Une autre de mes références était Hammershøi qui peignait des femmes perdues dans des cadres, des espaces.

Et ma référence absolue sur l’adolescence était la photographe liégeoise Lara Gasparotto. C’étaient pour moi des références de lumières, de cadres, de costumes. Mon chef opérateur était un grand fan de Lara et le plus grand honneur que j’ai eu, c’est que Lara soit la photographe plateau du film et elle a réalisé l’affiche du film.

 

Cinergie : Pourquoi êtes-vous passé du documentaire à la fiction ?

C. H. : Je ne me suis pas dit que j’arrêtais le documentaire pour aller vers la fiction. C’est juste que l’écriture de fiction prend beaucoup plus de temps. En documentaire, il y a eu des nécessités, des rencontres qui ont fait que j’ai très vite sauté sur des projets, des sujets, des protagonistes dont je devais saisir le quotidien à ce moment-là. J’ai continué à faire des courts métrages même si après Fancy Fair, j’ai un peu arrêté la fiction parce que je ne me sentais plus à l’aise dans le monde du cinéma de fiction. Le monde du documentaire et celui de la fiction sont deux mondes très différents dans l’approche humaine. J’étais un peu déstabilisé et je devais retrouver des codes de travail qui me donnent envie de faire de la fiction, d’être avec des gens, de passer 25 jours ensemble. Je suis très reconnaissant parce que toutes les personnes qui ont travaillé sur ce film ont donné énormément pour que ce film puisse naître.

La grande différence pour moi entre le documentaire et la fiction repose sur l’éthique. En documentaire, vient un moment où ce n’est plus éthique de filmer et la fiction peut prendre le relais. En documentaire, c’est très compliqué de filmer l’intimité d’adolescente avec une mère bipolaire qui traverse des phases de up et de down. Ce que permet aussi la fiction, c’est de pousser nos personnages dans ce que le documentaire ne ferait pas, c’est-à-dire d’ajouter des curseurs narratifs.

Mais attention, mon utilisation de la caméra à l’épaule dans La Ruche n’est pas spécialement liée à mon passage du documentaire à la fiction. Mes documentaires sont plutôt réalisés en caméra fixe dans des panoramiques. Ici, vouloir une caméra à l’épaule à certains moments, le côté immersif d’être présent au milieu d’une famille renforcent l’idée que la caméra est un personnage au milieu de cette famille dans l’intimité, dans le secret de cet appartement.

 

Cinergie : Comment êtes-vous parvenu à créer de tels liens entre les comédiennes qui semblent appartenir à la même famille ?

C. H. : Il y a eu un travail de composition pour ces actrices mais ce qui m’intéressait c’était ce naturel qu’elles portaient en elles. En venant du documentaire, je voulais que tout soit vrai, que rien ne soit forcé. Je leur proposais de se mettre dans des états pour tenter d’avoir une authenticité au niveau émotionnel. Si je ne la ressentais pas, j’avais l’impression que le spectateur ne pouvait pas la ressentir. En documentaire, on a de la distance sur les personnages donc on a la chance de pouvoir les étudier, les voir évoluer devant la caméra et avoir une opinion d’eux. J’avais envie de ça aussi avec les filles. On a donc travaillé sur le lâcher-prise.

En préparation, le travail a consisté simplement à construire une famille. Si ces filles ne s’entendaient pas entre-elles dans la vraie vie, il fallait que je les remplace dans le casting. Ma mise en scène a été très simple au moment où j’ai commencé le tournage parce qu’elles étaient soudées et vraiment ensemble.

 

Cinergie : Concrètement, comment s’est passée la préparation ?

C. H. : En préparation, j’ai demandé à Mara et Sophie de vivre ensemble, de passer du temps ensemble, de faire des soirées, des activités ensemble même si cela devenait insupportable pour l’une et l’autre, il fallait constituer ça. Après, elles ont dû travailler leurs personnages en venant avec des scènes qui n’avaient rien à voir avec le scénario pour voir si elles savaient qui étaient Marion, Claire et Louise. Je leur ai demandé également d’apporter des effets personnels et de vivre dans ce faux appartement avant le tournage pour qu’elles sachent où tout se trouvait. Ce sont peut-être des choses invisibles pour un spectateur mais très conscientisées pour elles. Je voulais qu’elles soient responsables. Elles ont été très actives dans la création du film notamment en prenant une part active dans le casting. Par exemple, ce sont elles qui permettaient à un nouveau comédien d’arriver dans le film.

Sophie Breyer, comédienne

Cinergie : Comment êtes-vous arrivée dans ce projet ?

Sophie Breyer: Christophe avait pensé à moi pour le personnage de Marion à l’époque. Il m’avait fait lire une version de traitement assez fraîche. Le film a continué à s’écrire pendant trois ans et j’ai suivi beaucoup d’étapes d’écriture. En tant que comédienne, c’est une chance de pouvoir accompagner l’écriture d’un long métrage, de voir le développement, le temps que ça prend et cela permet aussi de connaître les personnages. Quand on arrive sur le tournage, il y a une sorte d’intuition qui se met en place pour chacune des comédiennes par rapport aux personnages mais on connait aussi très bien les personnages avec qui on joue. Comprendre les relations et avoir pu intégrer ça en amont permet d’arrêter d’intellectualiser cette partie-là.

Même si Christophe me connait bien, il y a eu un grand travail de composition parce que le personnage de Marion est très éloigné de ma réalité familiale. C’est un personnage qui prend beaucoup en charge et qui est très responsable et je ne me retrouvais pas vraiment là-dedans. On est allées, avec Mara et Bonnie, vers des endroits où on ne serait pas spécialement allées naturellement et c’est le travail du temps qui a rendu cela possible.

 

Cinergie : Comment avez-vous ressenti ces passages entre l’intérieur, un peu asphyxiant, et l’extérieur, libérateur ?

S. B. : Je savais que les séquences en extérieur iraient de pair avec un autre type de jeu et que ces moments devaient être des moments d’échappée pour le personnage de Marion. Et, ce personnage, malgré toute la prise en charge à l’intérieur de l’appartement, avait quand même une vitalité, une volonté de vivre sa vie de jeune adulte. On vivait dans l’appartement des séquences d’une forte intensité et ça faisait du bien à Marion de pouvoir vivre autre chose.

 

Cinergie : Qu’est-ce qui vous a animée à commencer le cinéma en parallèle à votre formation à l’Université de Liège?

S. B. : Ce qui m’a toujours fascinée, c’est de voir autant de personnes avec des qualités et des compétences si différentes qui s’investissent dans un même projet pendant autant de temps en y consacrant une telle énergie. C’est une énergie que je ne retrouve pas dans la vie. C’est chouette aussi de s’extirper d’une temporalité qui n’existe pas dans la vie. Et, cela me permet d’exprimer des émotions que le quotidien ne me permettrait pas d’exprimer. C’est aussi un apprentissage car je peux très vite être dans un inconfort. C’est jouissif aussi parce que ça se renouvelle toujours en fonction du tournage. Je commence un nouveau tournage en juillet et je suis dans la saison 2 de Barakie, disponible sur Netflix.

 

Cinergie : Le film sort au cinéma le 1er juin après avoir souffert du Covid.

C. H. : Oui, il était prêt avant que tout cela n’arrive donc il a eu du mal à trouver sa place en festivals. Aujourd’hui, le film est reconnu pour ce qui est le plus important pour moi : le jeu des actrices. Il fait un assez chouette parcours en festivals où on ne peut pas toujours se rendre. Or, c’est important d’échanger avec un public, c’est pour cela qu’on fait du cinéma. Donc, on est très contents que le film sorte dans les salles en Belgique, on va pouvoir discuter directement et échanger autour de thèmes importants à traiter aujourd’hui. J’espère que les spectateurs feront la démarche de venir pour soutenir non seulement les cinémas mais aussi pour découvrir cette nouvelle génération d’actrices.

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