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Interview Nina Degraeve pour Ray Richardson : Our side of the water

Publié le 12/06/2018 par Bertrand Gevart / Catégorie: Entrevue

Sélectionné au Short Film festival, Ray Richardson : Our side of the water réalisé par Nina Degraeve aborde les relations entre peinture et cinéma et trace le portrait du peintre anglais Ray Richardson. À travers lui et la relation avec son art, la réalisatrice articule art pictural et témoignage d’un homme sur sa réalité et l’évolution de son quartier. Comment filmer la création artistique ? Comment représenter l’artiste au travail ? Comment représenter son œuvre ? Peut-on, au travers de l’image filmée, traduire le regard que l’artiste porte sur le monde environnant ?

Cinergie : Peux-tu nous raconter ton parcours académique et artistique ?
Nina Degraeve : J’ai fait mes études de cinéma à HELB (Haute école libre de Bruxelles, anciennement INRACI) durant lesquelles j’ai pu m’exercer au documentaire et à la fiction. Je ne connaissais pas l’univers documentaire. Seulement, je suis partie un été à Belfast, en 2013, afin de travailler à la télévision Nord irlandaise, RTE-News, et dans une société de production produisant des documentaires notamment pour la BBC. Chaque été, à Belfast, il y a la marche des orangistes. Des protestants marchent à travers Belfast en commémoration à la bataille de Boyne qui a eu lieu fin du 17e siècle. Ils passent par des quartiers catholiques et de nationalistes irlandais. Nous avons filmé les émeutes, les manifestations et les discussions au parlement Nord Irlandais. Avec la société de production en documentaire, on a réalisé un film qui parlait de Thatcher et de son implication avec l’IRA. Par la suite, lors de mes études, j’ai réalisé un documentaire sur le peintre biélorusse Igor Tishin afin de parler en filigrane de la dictature en Biélorussie.
Ne voulant pas réaliser de fictions en studio (condition de tournage obligatoire pour les étudiants de 2e année), j’ai réalisé un documentaire sur le cinéaste belge Boris Lehman. Ray Richardson est donc mon troisième documentaire. Il s’est imposé naturellement après avoir rencontré Ray. C’était devenu une évidence. J’ai un parcours très documentaire, mais cela n’empêche pas mon désir de réaliser des fictions. Les documentaires que j’ai réalisés ont pu prendre forme dans un cadre particulier répondant à des circonstances particulières. Ce sont des rencontres successives de personnalités qui m’ont poussé à les réaliser. Mais pour le moment, j’écris un scénario de fiction.

C. : Quelle est la genèse du projet sur Ray, quel était le moment qui a scellé ton désir de réaliser un documentaire sur ce peintre ?
N. D. : Avant de rencontrer Ray, j’avais découvert sa peinture dans une galerie d’art à Bruxelles. Sa peinture me touche car elle est intimement liée au cinéma. Ray peint des scènes de films des années 50 et 70, on y retrouve les rues sombres, la boxe, les docks, des films noirs. Il utilise des cadrages très cinématographiques dans sa peinture (gros plan, contre plongée), ce qui est assez rare. Je reconnaissais quelque chose de familier, on avait un univers en commun. Je l’ai rencontré à Bruxelles fin 2015. Quatre mois plus tard, je l’ai revu à Bruxelles. Je lui ai proposé de faire le documentaire. Nous nous sommes côtoyés pendant un an, et nous avons ensuite fait le film.

C. : Vous partagez les mêmes influences cinématographiques ? Comment faire le portrait d’un peintre au cinéma ?
N. D. 
: Il est très influencé par les milieux populaires. Il a grandi dans les quartiers de Woolwich. Il est influencé par les grands films noirs des années 50 à 70 (dont les films avec Michael Caine qui est également originaire du Sud-Est de Londres), la littérature américaine, (James Ellroy), la soul musique (Marvin Gaye, Gil Scott-Heron, …)
Ray est un ancien Mods, ce mouvement de subculture londonien, avec un goût prononcé pour la soul music (importance des artistes noirs américains), les vêtements. Il met en exergue les lieux dans lesquels il vit et les gens qui y vivent.
Ce n’est pas seulement faire le portrait ou le bilan cinématographique d’un métier dans tout ce qu’il a à offrir, c’est plutôt un témoignage d’un homme sur sa réalité, le témoignage d’un quartier populaire de Londres qui, au fur et à mesure, perd ses traditions et se fait ronger par Londres. À cause de la gentrification des quartiers populaire de Londres, l’âme de Woolwich disparaît. Dans les peintures de Ray, des scènes quotidiennes de Woolwich apparaît en arrière-plan le grand Londres. Plus il peint, plus le grand Londres prend de l’espace dans ses toiles. Ray parle le Cockney, un dialecte du sud-est de Londres, un langage qui se perd aussi.

C. : Comment as-tu préparé ton scénario ?
N.D. : J’avais déjà établi des questions et, lors des repérages, j’ai eu beaucoup d’idées de plans différents. Sur le moment, tout s’est fait très naturellement. Pour les repérages, c’était difficile car nous n’avions pas le budget de faire voyager toute l’équipe en même temps. Mais j’y suis allée plusieurs fois pour trouver les différents lieux de tournage. Je connaissais déjà ces quartiers avant de venir, mais ce n’est pas comme tourner à Bruxelles. Il y a la barrière de la langue, parfois on ne comprenait pas lorsqu’il parlait avec des gens. Mais il n y a pas eu beaucoup de préparations. Les plans étaient fixes, car avec le chef opérateur du film Lionel Callewaert, on voulait vraiment prendre le temps de construire des plans pour créer des images qui restent dans la mémoire du spectateur.
Avec le monteur du film, Adrien Bué, nous avions envisagé le film comme le cycle d’une journée. C’est à dire que l’on commençait le matin très tôt au bord de la tamise à Woolwich ou Ray est occupé à peindre. Et le film se finit au même endroit, au bord de la Tamise, le soir, presque la nuit, et Ray est toujours occupé à peindre. Tous les plans sont fixes, exceptés ceux où l’on traverse la Tamise. La première traversée est en extérieur. La caméra est fixe, car elle est posée sur un bateau, mais il y a du mouvement. Le retour se fait du nord au sud, caméra à l’épaule, par le tunnel de Woolwich. Ce retour se fait vers l’intérieur car c’est le retour à Woolwich, dans ses racines. C’est le cycle d’une journée et d’une vie, le fait qu’on persévère et que l’on ne s’arrête jamais.

C. : Comment s’est déroulé le travail avec le reste de ton équipe et Ray ?
N.D. : Nous étions une petite équipe, nous étions 5 mais 4 sur le tournage (le monteur est resté à Bruxelles pour qu’il puisse garder un regard neuf). J’ai très peu dirigé Ray. Il était lui-même, on le filmait en train de peindre, je lui posais des questions, on était en attente de capter quelque chose qui surgissait. La seule difficulté était le budget, car tourner une semaine à Londres coûte très cher. Mégane Forner, la directrice de production a lancé un crowdfunding pour avoir un peu plus d’argent, et nous nous sommes débrouillés.
Avec l’ingénieur du son, Cyril Marbaix, nous avions décidé de sonoriser les toiles de Ray pour leur donner une nouvelle dimension. Donc on a enregistré des sons dans les quartiers de Woolwich (bars, docks, rues, marché de Deptford, voix avec l’accent Cockney des gens du quartier). Nous prenions le temps de construire les plans pour imprégner le spectateur de l’atmosphère de Woolwich.

C. : Est-ce que la construction et les cadres ont été pensé à la manière de Ray ? As-tu conçu le film comme une de ses peintures ?
N.D. 
: Ray Richardson peint la réalité, et lorsqu’on filme cela, ça se regroupe. On voulait jouer en passant de l’un à l’autre entre cinéma, peinture et réalité. Il peint de manière cinématographique, inévitablement, quand on fait un plan de Woolwich, on dirait un plan de ses toiles. On voulait aussi recréer les tableaux de Ray dans la réalité. Retrouver le lieu, et refaire un cadrage similaire. Mais ce n’était pas une finalité ni une intention de réalisation de faire un documentaire à la manière de Ray.

C. : Le projet a été bien accueilli par les festivals et le public.
N.D. : Oui, il a tout d’abord été sélectionné au Brussels Art Film Festival (BAFF) en novembre, c’était sa première projection publique. Puis au Brussels Short Film Festival, en Espagne où il a reçu une mention spéciale du jury, en Angleterre à Norwich, au Fine Arts Film Festival de Los Angeles pour le meilleur film étudiant, un prix à Londres au Screen Culture Festival de Londres comme meilleur documentaire. Il sera prochainement diffusé en Italie lors du Asolo Art Film Festival, en Pologne dans le cadre du festival du film sur l’art ou il tournera pendant l’été et à Cardiff, au Pays de Galles.

C. : Quels sont tes projets actuels ?
N.D. : Pour le moment, je travaille sur le scénario d’une fiction mais également sur un livre sur le cinéma d’Andrei Zviaguintsev, deux écritures en parallèles. Donc pas de documentaire pour le moment !

Le film sera projeté lors de l’exposition de Ray Richardson à la Zedes Art Gallery à Bruxelles, au mois de novembre 2018.

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