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Jacques Ledoux - Cinémathèque, son doux souci

Publié le 01/10/1996 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Si la bibliothèque d'Alexandrie n'avait pas complètement brûlé (en 390 après J.C.), quel précieux témoignage elle nous aurait transmis sur l'Antiquité. Chaque époque laisse les traces qu'elle peut. " Nous autres civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles "...
Le Cinéma est l'Art et la mémoire du 20e s. et les Cinémathèques en assurent la préservation et la sauvegarde.
La Cinémathèque royale de Belgique, à l'approche de son 50e anniversaire, en 1988, l'Année mondiale de l'Audiovisuel, traverse la crise la plus grave de son histoire : son (déjà) maigre budget avait été amputé, en 1986, de 44 % et son personnel réduit de 25 à 13 personnes.
Acculé, Jacques Ledoux, son conservateur, avait adressé un S.O.S., un " Appel à nos Amis ", sous forme de lettre ouverte à la presse, à Pâques 1986. En décembre 1986 , la situation n'ayant pas beaucoup évolué, Jacques Ledoux, le peu coutumier du fait, a bien voulu nous accorder une interview où il parle avec passion de l'oeuvre de sa vie.

Jacques Ledoux  - Cinémathèque, son doux souci

Cinergie : Je ne voudrais pas flatter votre orgueil, je sais que vous n'aimez pas que l'on dise du bien de vous, mais j'ai lu quelques lignes qui m'ont beaucoup frappé : "  il sera la conscience de la FIAF , parce qu'il aura une doctrine et que les méandres de l'affectivité s'arrêteront au seuil de la cohérence objective "  . Vous reconnaissez-vous dans ce portrait que trace de vous Raymond Borde dans son livre sur les cinémathèques ?
Jacques Ledoux
: Non, pas du tout ! C'est un livre plein d'erreurs, malheureusement, qui déforme complètement la situation. Borde est arrivé à la Fédération Internationale des Archives du film (l) un peu tard et il parle de choses qu'il ne connaît pas très bien. En tout cas, ceci je peux le repousser avec fracas !

 

C.: Avec fracas. Ah ! Bon. En 1959, vous êtes devenu Secrétaire Général de la FIAF.
J. L. :
Et je le suis resté 17 ans. 

 

C.: A ce moment-là, une série de normes et de règles ont été adoptées. Qu'est-ce qui a changé ? Je crois que vous avez fait notamment un petit travail sur la notion de copyright, sur le tirage des copies et des problèmes juridiques que cela posait au niveau des firmes cinématographiques, ou alors mes informations sont mauvaises ?
J.L. :
Probablement, probablement. Je ne me souviens pas de tout ça. Tout ce que je puis vous dire c'est que quand je suis arrivé à la FIAF, c'était le bordel littéralement. Il n'y avait aucune structure, ni administrative, ni de classement, ni rien de tout ça, j'ai simplement essayé d'y mettre un peu d'ordre, mais peut-être que pour Borde c'est un acte éblouissant.

 

C.: Mais il me semble, d'après ce qu'il dit dans son livre, que vous soyez justement quelqu'un qui ait apporté de la cohérence et de la rigueur.
J.L. :
Sur le plan administratif surtout.... On a engagé une secrétaire permanente...

 

C.: Ne me dites pas que c'est pour ça qu'il vous tresse des lauriers !
J.L. :
Je le crains, je le crains. C'est une chose qui l'impressionne très fort, peut-être que lui n'a pas d'ordre, mais moi non plus. Je regrette que cette interview ait lieu dans ce bureau, parce que dans le mien, cela crie le désordre. De toutes façons la Fédération ce n'est pas la Cinémathèque, c'est un organisme qui rassemble la plupart des cinémathèques du monde et c'est un travail tout à fait collectif, pas tellement différent de celui de la Cinémathèque d'ailleurs, et quand on y arrivera, je vous répéterai ce que je dis à tout le monde : c'est qu'il ne faut pas personnaliser les choses, ni à la FIAF, ni ailleurs, c'est absurde. Il y avait à côté de moi, à la FIAF, des gens tout à fait extraordinaires, mais peut-être avaient-ils moins de temps, d'occasions ou de volonté que moi. Le fait d'avoir été Secrétaire Général et pas Président, par exemple, fait que les tâches d'organisation, tout naturellement, étaient à ma charge. J'ai essayé d'organiser un peu les choses, mais vous savez sans doute que la Fédération ne paie pas les gens qui travaillent pour elle, ce n'est pas du tout un reproche, c'est pour expliquer les choses, et comme j'avais déjà la charge de la Cinémathèque belge, que je construisais le Musée du Cinéma, le temps que je pouvais consacrer à la FIAF était forcément assez limité. Aujourd'hui, quand je repense à cette période, je me demande comment je faisais pour avoir le temps, car cela exigeait des déplacements constants. Cela reste un mystère.

 

C.: Nous allons parler maintenant de la naissance de la cinémathèque Royale de Belgique, il y a 49 ans. Vous avez même assisté à son inauguration, mais vous deviez être très jeune.
J.L. :
Oui, j'étais encore gamin. La Cinémathèque (2) pour marquer l'événement a organisé une séance de projection au Palais des Beaux-Arts où on a montré un film de Chaplin, The kid, où j'ai vu Henri Langlois, pour la première fois, qui a fait un discours.

 

C.: La Cinémathèque existe, en tant que telle, depuis 1938, mais n'existait-elle pas, informellement, déjà avant ? Les projections de l'Ecran du Séminaire des Arts au Palais des Beaux-Arts par exemple ?
J.L. :
Non, pas du tout. Ca c'était après la guerre. Mais c'est vrai qu'il existait déjà des ciné-clubs. Pierre Vermeylen (3) et André Thirifays avaient créé, tout au début des années 30, le Club de l'Ecran, qui montrait des films comme les ciné-clubs le font encore toujours : des films un peu maudit ou condamnés ou censurés. C'est eux qui ont projeté, par exemple, les premiers films soviétiques, comme le Cuirassé Potemkine, parce qu'ils étaient interdits dans les salles commerciales.

 

C. : C'était un événement quand on le faisait ?
J.L. : Oui, oui, et moi j'étais membre de ce club de l'Ecran. Car le Cinéma me tient, si je pus dire, entre guillemets, depuis que j'ai assisté à ma première projection à l'âge de 7 ans. Je me souviens qu'un jour j'ai reçu, comme tous les autres membres, une invitation à assister à une Assemblée Générale. Moi, dès que j'entendais le mot " Cinéma "quelque part, j'étais là ! Je me suis donc rendu à cette Assemblée, mais j'étais le seul membre à avoir répondu à cette invitation. Cela s'est passé au-dessus d'un café qu'on appelle maintenant le Carrefour Agora, dans une très vaste salle, au 1er étage. Il y avait là 3, 4 personnes, les dirigeants du Club, et puis il y avait moi " Le " Membre, j'étais très jeune, sans doute encore en culottes courtes. On m'a salué comme " Le " Membre, puis je me suis assis dans un coin et je n'ai rien compris à ce qui se passait là, on a approuvé des comptes, des choses comme ça, alors que moi je pensais pouvoir assister à une séance de projection.

 

C.: Vous vous intéressez au cinéma depuis toujours, mais quand êtes-vous entré effectivement à la Cinémathèque ?
J.L. :
Je ne suis entré, réellement, à la cinémathèque qu'après la guerre, et encore un peu par hasard. J'ai dû me cacher pendant la guerre , comme beaucoup d'autres, et un des lieux ou j'ai échoué était l'Abbaye de Maredsous qui publiait des livres bénédictins , quelqu'un m'ayant procuré un emploi dans ses éditions. Il y avait dans cette abbaye une salle de spectacle, qui existe sans doute toujours, équipées d'appareils de projection, j'y ai découvert un jour une copie (abandonnées ?) de Nanouk l'Esquimau et je l'ai rachetée pour quelques centaines de francs. J'ai transporté ainsi ce film dans toutes mes pérégrinations, mais après la guerre, je ne savais que faire de cette bobine. J'ai appris que le Cinémathèque n'existait, en fait, plus car les trois films qu'elle avait acquis, en 1938-39, avaient disparu pendant la guerre et que c'était Storck qui " logeait ", si je peux dire, la Cinémathèque à ce moment-là, (fin 1944). Comme Storck avait une petite infrastructure technique, qu'en tout cas la Cinémathèque ne possédait pas du tout, je lui ai proposé d'offrir Nanouk à la Cinémathèque. Il l'a accepté évidemment avec plaisir et il m'a engagé alors pour faire un petit travail, bénévolement, pour la Cinémathèque. A cette époque j'étais étudiant : j'avais commencé polytechnique avant de ma lancer dans la philosophie, la médecine et la physique. Et comme il n'y avait personne d'autre qui avait du temps à cette même époque j'ai été entraîné à m'occuper et de l'Ecran du Séminaire des Arts et de la Cinémathèque.

 

C. : Et c'est comme ça que les choses se sont finalement enclenchées ?
J.L. :
Oui. J'ai donc arrêté mes études pour m'occuper de la Cinémathèque, parce que ça m'intéressait plus que le reste.

 

C.: Quand êtes-vous devenu effectivement Conservateur ?
J.L. :
Je suis entré à la Cinémathèque en 1946, mais je n'ai été nommé Conservateur qu'en 1948. Il y a d'abord eu le premier Festival Mondial du film et des Beaux-Arts, en 1947, dont je me suis un peu occupé.

 

C.: C'était quel genre de festival et quels étaient les films projetés ? Ca a du être un événement, une fête pour les gens, peu après la guerre ?
J.L. :
Oh ! oui. Ce fut un grand, un immense festival, un peu comme le Festival de Cannes qui venait de commencer. Il y avait la première de Païsa, le Grand Prix a été décerné au Silence est d'or, il y avait aussi Le diable au corps.

 

C.: Il y avait beaucoup de monde ?
J.L. :
Rita Hayworth est venue. Si je vous parle des mes souvenirs ! J'ai fait la connaissance de René Clair, qui nous a offert une copie de ses films à ce moment-là. Joris Yvens et d'autres encore... Mais le festival c'était surtout l'oeuvre de Vermeylen et de Thirifays, moi, je n'ai eu là-dedans qu'un rôle très modeste : on m'avait pompeusement nommé Secrétaire aux Questions Culturelles et j'ai organisé trois manifestations tout à fait marginales (une petite rétrospective, une exposition de livres et de revues...)
Au début, c'était surtout l'Ecran du Séminaire des Arts qui m'occupait, c'était un immense ciné-club. Très rapidement nous avons émigré dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts, qui était toujours pleine, c'est d'ailleurs devenu un endroit un peu snob, un peu mondain. On venait là pour voir des films muets. Le duc d'Ursel présidait tout ça avec beaucoup de charmes : il avait un langage tout à fait merveilleux, il parlait de " films à casquettes " pour les films soviétiques. Il aimait beaucoup le cinéma muet, mais il était surtout amoureux des films à épisode, et les séances se terminaient toujours par un épisode d'un film de Feuillade.

 

C.: Est-ce que André Delvaux n'a pas commencé  là comme pianiste ?
J.L. :
Oui, mais plus tard. Nous avons eu beaucoup d'autres pianistes, des pianistes célèbres : Del Puyo, Marcel Mercenier, qui vit peut-être encore, et surtout Jacques Closson qui fut très longtemps notre pianiste attitré. Et Delvaux, aussi qui a pratiquement appris là le cinéma " sur le tas ", c'est ce qu'il dit, en accompagnant les films muets.

 

C. : La Cinémathèque avait-elle déjà des problèmes financiers ?
J.L. :
Déjà. Mais c'est plutôt le côté projection qui procurait de l'argent à la Cinémathèque, car l'Ecran du Séminaire des Arts faisait des bénéfices, et ceux-ci étaient destinés à la Cinémathèque. C'était de l'ordre de 200 à 250.000 francs par an, ce qui revient bien à un million d'aujourd'hui.

 

C.: Le public qui fréquentait ce ciné-club était-il le même que celui du Musée du Cinéma aujourd'hui ou plus aisé, plus " cultivé ", plus âgé ?
J.L. :
Non, pas plus âgé, d'après le nombre de gens qui me parlent encre de l'Ecran du Séminaire, il ne devait pas être très différent du Musée maintenant. Il y a énormément de personnes qu'on rencontre dans toutes sortes de postes aujourd'hui qui évoquent avec nostalgie l'Ecran du Séminaire, qui est devenu en fait célèbre grâce au prospectus-programmes qu'on leur envoyait chaque mois. Les gens attendaient ce programme pas tellement pour ce qu'il annonçait mais pour son dessin de couverture, signé par de grands peintres ou de jeunes talents d'avant-garde. Chaque fois c'était une petite surprise. Magritte en a créé ainsi plusieurs. Je lui en ai d'ailleurs refusé quelques uns. Je ne sais pas si je dois être honteux ou si lui doit l'être, c'est l'un des deux sûrement.

 

C.: Il semble donc qu'il y avait une majorité de gens qui avait un niveau plus élevé.
J.L. :
Parmi les spectateurs, qui fréquentaient l'Ecran, c'est vrai qu'il y avait une partie, du moins, mieux établie, plus mondaine, qui ne crevait pas de faim. Mais il y avait aussi beaucoup de jeunes peintres, d'artistes de toutes sortes, des gens qui n'avaient pas tellement d'argent. et, Delvaux et Magritte n'étaient pas ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Il y a maintenant le chômage qui n'existait pas à l'époque dans une telle proportion. Nous n'avons jamais fait un étude du public du Musée du Cinéma, ce sont surtout des jeunes, mais je ne sais pas s'il y a une majorité de chômeurs parmi eux.

 

C.: Quels étaient le taux de fréquentation, le nombre et le rythme de séances par an ?
J.L. :
on a difficile a imaginer ce que c'était. Maintenant, on ne distribue plus de place gratuite, du tout, au Musée. D'abord parce que l'entrée est bon marché et on dit aux gens qu'ils n'ont qu'à payer ou plutôt à participer aux frais. Ensuite parce qu'on a pas de place, car si on se mettait à distribuer des entrées gratuites, avec le nombre d'amis, de personnes à qui nous devons beaucoup, de connaissances, la salle serait rapidement comble, tandis qu'à l'Ecran on distribuait 200 places gratuites par séance.

 

C.: Combien de places avait la salle ?
J.L. :
2.000 ou plutôt 1.800 pour le cinéma, car il y a un certain nombre de places où l'on ne voit rien. Il y avait des années où l'on faisait deux séances successives : l'une à 18 h. et l'autre à 21 h. La première n'était jamais pleine, mais on a quand même réuni des foules très considérables. Et il n'y avait que douze séances par an.

 

C.: Mensuelles ?
J.L. :
Pas tout à fait, car c'était uniquement pendant la saison d'hiver, entre octobre et mars/avril, on cessait à Pâques. C'était donc au rythme d'un tous les 15 jours.
A présent, nous projetons 2.000 films par an. Pour moi, c'est ça le progrès. Peut-être pas en nombre de spectateurs, mais, nous avons eu l'année passée quand même 140.000 spectateurs au Musée du Cinéma. On n'a jamais eu, avec les 12 séances, un public aussi nombreux, mais l'Ecran du Séminaire des Arts représentait tout de même toute un époque.
Il y a d'ailleurs eu une période de chevauchement avant que l'on ait admis, avalé, que l'époque de l'Ecran du Séminaire était passée et que le Musée du Cinéma c'était autre chose et allait le remplacer. Mais il a fallu nous adapter nous-mêmes à la nouvelle situation : tomber d'une salle de 2.000 places à une salle de 95 places comme celle du Musée du Cinéma d'alors. vous savez, on réalise des choses, et on ne se rend pas toujours compte que les choses changent, même celles qu'on fait soi-même.

 

C.: Pour en revenir à la Cinémathèque proprement dite, comment s'est constitué le stock de films actuels ? Est-ce qu'on vous les donne, en achetez-vous ?
J.L. :
Petit à petit, évidemment, c'est très difficile à évaluer on n'achète pratiquement rien, on n'a pas de budget pour ça.

 

C.: Comment ça se passe, est-ce que ce sont les firmes qui vous les donnent, vous les prêtent, ayant toujours des droits sur les copies ? Est-ce que ce sont les collectionneurs qui vous les donnent ?
J.L. :
Non, il y a très peu de collectionneurs de cinéma. Ca arrive, mais rarement. Si l'on parle en gros, essentiellement, c'est évidemment l'industrie cinématographique qui nous dépose gratuitement la plus grande partie de ce que nous possédons. Si vous voulez examiner tout le processus, vous voyez qu'au début il y avait beaucoup de réticences de la part de l'industrie cinématographique : les producteurs vivaient dans la hantise des gens qui allaient copier et exploiter leurs films illégalement, et, dans la mesure où la Cinémathèque n'était ni connue ni acceptée, ni ici, ni ailleurs, on ne nous donnait pas de copies, car ce n'était pas entré dans les usages. Il y avait là un bien industriel, qui était exploité, pour lequel on payait des droits, après cela le contrat prévoyait qu'on détruise la copie. Le contrat actuel prévoir toujours la même chose, mais nous sommes entrés dans le jeu, nous faisons partie d'un paysage, dont nous ne faisions pas partie à l'époque. il a fallu persuader les distributeurs ; petit à petit, les grosses boîtes américaines ont été les dernières, évidemment, à céder, à admettre, à nous faire confiance. Mais il y avait un grand nombre de petits distributeurs, et il en reste maintenant aussi sur le marché, qui étaient des gens qui comprenaient, qui aimaient bien le cinéma, qui venaient à l'Ecran du Séminaire des Arts, qui avaient de la sympathie pour ce que nous faisions et qui nous déposaient des films.
Au début, c'était donc très lent, il n'y avaient que les distributeurs amis, mais le processus s'est accéléré, ça a fait " boule de neige ". Il faut penser aussi à l'évolution de l'industrie cinématographique, les films étaient exploités beaucoup plus longuement : un film " tournait " dans les salles de quartier, puis en province, et puis on attendait, et puis au bout de dix ans, les films et les copies étaient en charpies. Maintenant, vous voyez des films qui sortent en 30 copies à la fois, dans toute la Belgique, alors que le nombre de spectateur ne cesse de diminuer, malgré cela les distributeurs trouvent plus rentables de sortir un film en quelques mois et de ramasser tout ce qui peut l'être pendant ces mois-là. Après cette période, ce film ne vaut plus rien, j'exagère, mais ce qu'il rapporte encore est insignifiant par rapport à la recette qu'il a faite pendant la courte période de lancement, publicité, etc... Et on nous dépose ainsi maintenant beaucoup de copies qui sont encore en circulation commerciale, simplement car on ne sait pas où mettre 30 copies + 30 copies + 30 copies. Parfois elles sont en bon état, parfois beaucoup moins, et ça nous pose pas mal de problèmes.

 

C.: On vous donne toujours des copies, jamais des négatifs ?
J.L. :
Il n'y y a pas de négatifs en Belgique, sauf pour les films belges, bien sûr. C'est une autre différence avec les autres Cinémathèques, et elle est essentielle pour comprendre ce que nous avons fait. Ici je veux bien entrer dans votre jeu et admettre que, de ce point de vue-là, ce que nous avons réalisé est remarquable. Car quand on est la Cinémathèque française, c'est un exemple parmi d'autre, et qu'on possède le cinéma français chez soi, c'est-à-dire : un stock incroyable de négatifs, de contretypes, d'oeuvres célèbres, enviées, dont on parle tous les jours, on est en position de force dès le départ. Et nous n'étions rien au départ : ni le cinéma, ni la cinématographie et encore moins la Cinémathèque belges n'existaient alors. Il est vrai, cependant, que nous recevons automatiquement tous les films belges produits, mais qui veut à l'étranger échanger des films belges ? Il y a évidemment quelques réalisateurs , belges, connus, mais même ceux-là, leurs copies peuvent être obtenues, à l'étranger, via le Ministère des Affaires économiques ou par le Commissariat aux Relations Culturelles et Internationales.
Il a donc fallu, en fait, construire à partir de zéro une Cinémathèque qui ait quelque renommée. Les 17 ans que j'ai passés au Secrétariat Général de la FIAF y ont beaucoup contribué. Maintenant plus personne n'ignore la Cinémathèque belge, parce que nous avons une bonne réputation qui est bâtie en grande partie sur nos collections. Mais, moi, je trouve que notre réputation est tout à fait imméritée. Je le déclare à mes collègues qui disent : " il est quand même malin ce Ledoux, il cache bien son jeu. "

 

C.: Vous parvenez à donner de vous une image tout à fait extraordinaire, mais c'est merveilleux ça.
J.L. :
Oui, mais elle est fausse. Ce n'est pas merveilleux du tout. Personne ne connaît nos mystères, personne ne voit les appointements que nous payons. Vous comprenez bien que c'est une réputation complètement injustifiée, c'est mythique et rien d'autre. comme la Cinémathèque française est un mythe, un mythe dans l'autre sens, on lui prête beaucoup de choses.
Mais moi je connais tout cela très bien, car nous sommes à l'intérieur même des choses et nous voyons bien nos forces et nos faiblesses. Nous avons de grandes forces, mais nous avons aussi d'énormes faiblesses, comme l'absence de négatifs. Nous avons, nous, des copies, nous essayons de les protéger, de ne pas trop les projeter, parce que cela les abîmes et qu'il faut les remplacer, mais nous entrons ici dans un domaine technique, qui est très difficile, comme celui de la couleur, par exemple

 

C.: Oui, et on pourrait s'y arrêter. Les pigments colorés des films couleur multicouches, qui ont succédé au technicolor en ne se stabilisent pas. Je crois que le jaune change de couleur et qu'il y a d'énormes problèmes. A-t-on trouvé aujourd'hui quelque chose qui permette de stabiliser les pigments colorés ?
J.L. :
Le technicolor était formidable, parce qu'il y avait trois négatifs, trois matrices. C'était un procédé beaucoup plus résistant. De toutes façons, il restait toujours trois négatifs qui permettaient des corrections de tirage ultérieurs et ainsi de reconstituer les couleurs.
Mais depuis l'introduction de l'Eastmancolor ou de l'Agfacolor, c'est-à-dire, des méthodes additives (la superposition des trois couches : le jaune, le cyan et le magenta), on ne peut rien faire d'autre.
Cependant, il y a une méthode où on peut extraire les trois couleurs des films. Les grands producteurs l'utilisent, ils refont, après coup, ce que le technicolor faisait au départ. Ils ont donc une bande " blanc et noir " pour le magenta, une seconde pour le cyan et une troisième pour le jaune. On peut toujours alors, à ce moment-là, en mettant un filtre, pour chacune des trois couleurs de base précitée, devant la pellicule " blanc et noir " obtenir l'une des trois composantes. En exposant le film trois fois, on obtient la reconstitution de la bande originale que l'on peut modifier du point de vue couleur. Un seul problème, c'est que le rétrécissement des bandes est parfois différent, or, quand il s'agit de superposer les bandes, il faut que les images soient coordonnées. Un photogramme cinéma est plus petit qu'un négatif photo " 24/36 " et quand ça rétrécit un peu, il y a des flous, des ombres peu souhaitables. Mais enfin, on peut éviter, dans une certaine mesure, le rétrécissement. Le système que nous avons adopté est celui recommandé par Kodak, c'est la conservation à basse température et à faible degrés d'humidité. Nous avons, grâce à la générosité de la Loterie Nationale, put construire deux dépôts pour ces films où la température sera de,6 degrés et l'humidité de 40 %, ce qui permet, d'après les calculs et des tests de vieillissements, 400 ans de conservation sans changement des densités de couleur.
Ils ont même des chartes qui vont jusqu'à 3.000 ans ! 

 

C.: Vous voyez !
J.L. :
Mais oui, évidemment que je vois ! Après la construction de ces deux dépôts, qui font l'envie des cinémathèques voisines, qui n'en sont pas encore là, nous n'avons pas d'argent pour payer la consommation électrique du conditionnement d'air qui est déjà là. Quand, en plus, on diminue notre subvention de 44 %, vous voyez que l'on a bonne mine !
Et si on arrête ce conditionnement d'air qui est déjà là. Quand, en plus, on diminue notre subvention de 44 %, vous voyez que l'on a bonne mine !
Et si on arrête ce conditionnement d'air, c'est comme si on arrêtait la respiration artificielle de quelqu'un qui survit. Je ne veux pas dramatiser, ni mélodramatiser les choses mais, moi qui suis le Conservateur, je ne peux pas laisser les choses comme ça.
Nous avons reculé ainsi pendant des années, on a laissé partir du personnel, on n'a jamais fait de licenciement maison ne l'a pas remplacé non plus. On a bien eu quelques C.S.T., mais qui n'ont pas eu le temps d'apprendre le métier ; car on n'a pas besoin uniquement de dactylos, mais des gens qui savent vérifier, examiner. Notre vérification de films, pour la conservation, n'est pas du tout celle d'un distributeur (comme celle pour les films qui passent au Musée du Cinéma)

 

C.: Vous voulez parler de la restauration ? vous n'avez pas une ou deux personnes qualifiées pour cela ?
J.L. :
Mais nous n'en avons jamais eu ! Les autres cinémathèques quand elles parlent de restauration, il faut savoir de quoi elles parlent exactement. La cinémathèque française vient de publier un livre disant qu'elle a restauré plus de 100 films, si on appelle restauration uniquement la copie d'un film sur un autre support, alors, nous aussi, nous faisons de la restauration.

 

C.: La fille de Méliès n'a-t-elle pas fait de la véritable restauration en récupérant, partout où elle le pouvait, des copies plus ou moins abîmées ?
J.L. :
Oui, mais elle n'a fait que ça. Je la connais bien. Bien sûr, ça c'est de la restauration.
La restauration consiste, notamment, à comparer 3 ou 4 copies différentes d'un même film, à déterminer la meilleure, la plus proche de l'esprit du réalisateur, en s'imprégnant du scénario, en rétablissant les parties coupées par la censure par exemple. Certains distributeurs ont entrelardé les films comiques muets d'intertitres, pour faire rire les gens, sans doute, comme si le film ne suffisait pas à lui-même. Dans ce cas-là, il faut couper, c'est l'inverse, ainsi, les films de Chaplin n'ont besoin que de très peu d'intertitres. Nous essayons toujours d'avoir des versions complètes, mais il y a des auteurs qui coupent eux-mêmes dans leurs films. Nous avons ainsi la première copie au monde d'un film d'Angelopoulos qui est d'une heure plus longue que celle qui est finalement sortie et qu'il a lui-même coupée. Alors qu'est-ce qu'il faut faire dans ce cas-là ?
Il y a aussi le cas, que j'ai souvent raconté, de Truffaut qui nous avait proposé une nouvelle version " bien meilleure " des 400 coups contre le renvoi de l'ancienne que nous possédions déjà. Bien entendu, j'ai refusé de lui rendre cette copie qui existait déjà dans l'esprit de millions de gens, mais j'ai accepté de conserver et de montrer les deux versions. Nous avons eu ce même genre de problème avec plusieurs réalisateurs. Il y a quand même le droit moral de l'auteur, et c'est là-dessus que Truffaut s'est appuyé : " c'est le " droit de repentir ", comme on dit ".

 

C.: Comment se fait la restauration des couleurs ?
J.L. :
On peut faire pas mal de choses : ajouter, truquer des couleurs, etc... Mais, dans la mesure où vous n'avez pas voter propre laboratoire de développement, c'est beaucoup plus compliqué, car les techniciens, qui travaillent dans les labos qui fonctionnent sur la rentabilité et le grand nombre de mètres produits, n'ont pas tellement de patience avec des clients aussi difficiles que nous.
Il est vrai que si sa production est insuffisante, avoir son propre labo couleur revient trop cher (jeter le bain tous les jours et recommencer le lendemain, par exemple), mais un technicien ne va pas tout arrêter pour s'occupe de votre petit problème personnel d'esthétique.

 

C.: Ce qui nous amène à une de vos activités, et non des moindres, la recherche et l'orientation vers les films d'avant-garde et expérimentaux. On a eu, notamment, plusieurs Festivals du Film Expérimental à Knokke, mais je crois que vous avez eu beaucoup de ces films en dehors de toute manifestation festivalière ?
J.L. :
Malheureusement non.

 

C.: Ce n'est pas une spécialité de la Cinémathèque ?
J.L. :
Si j'avais eu de l'argent, la collection de films expérimentaux à la Cinémathèque aurait été la première au monde, j'aurais tout fait pour. Mais c'est loin, très loin, d'être le cas. Et pour les raisons suivantes : si on peut demander à je ne sais quelle firme multinationale de distribution de nous donner ou de nous laisser tirer parfois des copies d'après leur négatifs, il n'en va pas de même avec des artistes indépendants, dont la vie, souvent, est consacrée à la production de quelques films expérimentaux et qui veulent en tirer un certain profit la plupart du temps. Mais nous ne devons pas non plus créer de précédents car ces grandes firmes n'admettraient pas que nous payons des droits à certains et pas à eux. (C'est grâce à cela que le Musée peut fonctionner avec ses prix d'entrée dérisoires et ses projections gratuites, pour les films belges notamment). Ce qui fait que nous n'avons pas du tout de collection considérable dans ce domaine, nous sommes célèbres dans le monde entier pour notre pauvreté.

 

C.: Donc, c'est encore une fois une image qui n'est pas juste ?
J.L. :
Mais oui, bien qu'une grande gloire de la Cinémathèque, c'est cette Compétition du Film Expérimental à Knokke. Dans le monde entier on en parle encore aujourd'hui, elle a laissé des souvenirs très vivaces dans l'esprit des gens. Mais ce qui est paradoxal c'est que nous n'avons pas de public pour les films expérimentaux ou d'avant-garde. Mon grand rêve ce serait qu'il y ait une fois par semaine, à 18 h., comme c'est déjà le cas pour les cours de cinéma et les films belges, une séance de films expérimentaux (il y en a déjà des classiques). Parce que beaucoup de jeunes ne savent même pas de quoi il s'agit, ou à peine. Mais pour cela nous devrions quand même compléter quelque peu nos collections, car nous n'avons même pas d'oeuvres de base, rien de représentatif. Et quand on voit, par exemple, ce qu'ils ont fait à Paris, au Centre Pompidou : ils ont acheté tous les films en double, en payant le prix qu'il fallait aux artistes, comme quand ils achètent des tableaux. C'est vrai que j'aime énormément ce genre de films, mais il y a beaucoup de choses que j'aime dont je me passe.

 

C.: C'est donc toujours une question d'argent ?
J.L. :
Nous ne sommes pas du tout une Cinémathèque puissante. Il y a toujours ce mythe qui même vous, vous poursuit. Vous savez pourtant dans quelles difficultés nous vivons, vous voyez ça de près. Nous avons reçu jusqu'en 1980 30 millions, mais la moitié part en frais de personnel, mal payé pourtant. Nous avons réduit, depuis, ce personnel au minimum. La pellicule vierge " noir et blanc " a, depuis 1980, triplé de prix et c'est du " noir et blanc " évidemment que nous devons transférer du nitrate à l'acétate.
Et ainsi de suite. Nous sommes une Cinémathèque minable, mais tout à fait minable et pas du tout celle que j'aurais voulu laisser derrière moi. Je ne dis pas ça dans le désir de m'humilier, de me rouler dans la boue, ce n'est pas du tout dans ma nature, mais nos moyens sont extraordinairement dérisoires et, comme je vous le disais déjà tout à l'heure, c'est ça qu'on peut trouver formidable, qu'en dépit de tout cela, nous avons quand même pu faire quelque chose.
Il est vrai qu'ici on est content avec un rien, on crie souvent au miracle.

 

C.: Est-ce que vous avez transféré l'ensemble des films nitrates, ceux que l'on appelait les " films-flammes ", sur pellicule de sécurité ?
J.L. :
Mais non ! Comment voulez-vous ? Il en reste encore 2.000 et un seul coûte en gros 200.000 Frs.

 

C.: Donc, on les fait au compte-gouttes ?
J.L. : Oui, mais le comble c'est que le service du Ministère de l'Education Nationale, qui nous subventionne et qui nous a amputé récemment de 44 %, nous a demandé d'entreposer des films nitrate à moitié pourris. (Ils avaient moisi pendant 30 ans dans les locaux de la Régie des Bâtiments à Woluwe). On a accepté ce don empoisonné parce que ce sont des films belges et que nous devons conserver tous les films du pays : nous ne faisons aucune sélection, nous n'émettons aucun jugement de valeur. Le paradoxe c'est que plus le film est " mauvais ", plus nous devons le garder, parce que alors il n'y a qu'ici qu'on pourra le trouver.
Nous venons ainsi de recevoir deux négatifs de Storck, mais ils sont devenus, malheureusement, inutilisables et bons à jeter.

 

C.: Mais que peut-on faire avec un personnel technique réduit à sept personnes ? les gens ne se rendent pas compte que c'est un patrimoine de l'humanité qu'il faut sauvegarder à tout prix.
J.L. :
C'est évident. Mais il ne faut pas mélanger Les choses. Parce qu'il nous faut beaucoup d'argent pour la Cinémathèque, tout le monde nous conseille d'augmenter le prix d'entrée au Musée, mais ça n'a rien à voir, en admettant qu'on le fasse, ce à quoi je m'oppose, ça n'aiderait pas la Cinémathèque pour autant.

 

C.: Je me suis laissé entendre dire que le Festival du Film Expérimental de Knokke, dont malheureusement nous n'avons plus de suite (depuis 1974), qu'éventuellement, pour les 50 ans de la Cinémathèque, vous envisageriez de le reprendre ?
J.L. :
Oui, on a parlé de ça. Beaucoup de promesses nous ont été faites, mais nous ne savons pas finalement dans quelle mesure, celles-ci vont se concrétiser. Il faut pratiquement 2 ans pour monter une telle manifestation, si ça se fait, ce sera pour fin 1988.
Mais les échéances sont courtes et ça demande des sommes considérables sans compter les doutes qu'on peut avoir sur l'opportunité du moment. Certaines personnes, dont je suis d'ailleurs, croient que tout est lié et que, quand la situation économique est mauvaise, les gens n'ont pas de liberté d'esprit requise, d'autres, dans mon Conseil d'Administration, pensent au contraire qu'il nous appartient de lancer un nouveau festival pour encourager les gens à sortir de leur torpeur et que ça va les exciter à créer, parce que beaucoup de films ont été spécialement réalisés pour les compétitions précédentes.
Nous avons d'ailleurs, à ces occasions, distribué de la pellicule gratuite dans le monde entier.
Il y a eu des cas célèbres de films qui ont été faits à Knokke : le premier film de Scorsese, celui de W. Schroeter et des tas d'autres.
Tout cela demande évidemment beaucoup d'énergie, mais les précédentes manifestations se sont faites sur " le dos " du personnel, le mien y compris. D'abord, je n'ai plus l'âge que j'avais, je vieillis tous les jours un peu plus ensuite l'esprit des collaborateurs aussi a changé. Il y avait plus d'enthousiasme dans le temps, c'était une espèce de pari, tout le monde étai excité, travaillait jour et nuit pendant des mois, ce n'est pas une figure de style, et tout ça avec des moyens dérisoires. Au dernier festival, on a essayé d'engager un personnel spécial, parce que le fonctionnement de la Cinémathèque accumulait beaucoup de retard pendant ce temps, mais encore une fois, ce personnel n'avait pas la formation qu'il fallait. Ce qu'il nous faut surtout, ce sont des gens capables d'examiner des films sérieusement pour pouvoir faire une sélection préalable. Nous avons reçu des centaines de films la dernière fois ; ce qui fut une sélection terrible qui nous a mis sur les genoux. Tout cela est tellement lourd et nous sommes tellement affaiblis et vulnérables aujourd'hui que si, pour fêter le 50ème Anniversaire, on organisait une 6ème compétition qui pourrait se solder par un échec et qui obscurcirait la réussite des cinq précédentes, on peut se demander si c'est vraiment ça que l'on souhaite ! Voilà, à peu près, les questions que nous nous posons. Et depuis bientôt deux ans, nous ne faisons rien d'autre que des démarches, des rapports, nous battre pour qu'on reconnaisse sinon notre mérite, que je nie moi-même, du moins le besoin d'une cinémathèque. Ou alors qu'on nous signifie clairement que la Belgique ne peut pas se permettre une cinémathèque aussi ambitieuse qu'elle le souhaiterait.

 

C.: Il est tout de même remarquable qu'avec si peu de moyens vous parveniez à faire autant de choses : des rétrospectives complètes de réalisateurs, des mois consacrés à un pays et surtout " Cinédécouvertes " et l' " Age d'Or ".
J.L. :
Vous ne devez pas me convaincre. Le Musée du Cinéma c'est bien je ne refuse pas de l'admettre, bien que j'ai quelques réserves là-dessus, mais une cinémathèque c'est quand même autre chose. Finalement cela consiste en un stock de films et, de ce point de vue là, notre Cinémathèque est formidable et médiocre à la fois.

 

C : Je crois que l' " Age d'Or " est né en 1973. Au départ, un film était primé spécialement pour ses qualités subversives, telles qu'elles apparaissaient dans le film homonyme de Buñuel. Est-ce que les critères de subversion n'ont pas un peu changé depuis lors ?
J.L. :
Oui, cela a beaucoup changé, ça change tout le temps. En fait, je ne dirais pas que la définition change chaque année, mais elle évolue, simplement pour s'adapter aux situations nouvelles. Ce n'est pas tellement de l'extérieur que l'on nous attaque, c'est nous-mêmes qui avons des problèmes de conscience et, pour nous justifier vis-à-vis de nous-mêmes, on se dit que si Buñuel avait réalisé un film de propos similaire en 1973, 1980 ou 1986, il n'aurait pas tourné l'Age d'Or comme il l'a fait en 1930, dans l'environnement politique, intellectuel et moral très précis de l'époque. Car même les révolutionnaires doivent s'adapter et il est donc normal que nous évoluons aussi. Le mot " subversif " lui-même, d'après les nombreux dictionnaires consultés, n'a pas de définition précise. Nous l'avons d'ailleurs, du moins dans la sélection des films au départ, interprété de façons très diverses. Le fait est que, la production cinématographique évoluant, nous devons nous adapter aux circonstances et qu'on en est arrivé à des mots comme " dérangeant ", par exemple.
Au début, il y avait l'adjectif " révolutionnaire " dans le sens primaire du terme : qui veut changer les choses, l'ordre établi, ce qui, finalement, est la même chose que " subversif ". C'est un peu comme le mot " marginal ", être un marginal aujourd'hui et il y a 100 ans c'était différent. On est en marge de... ou on lutte contre un ordre et des conventions établies à certains moments. Finalement, pour en revenir à la définition retenue actuellement, si ce n'était pas un mot tellement galvaudé, on pourrait retenir " non-conventionnel ", qui ne respecte pas les conventions, qui essaye de modifier les propos des films. Ça tourne un peu autour de ça, mais quand nous voyons certains films projetés on est parfois étonné et on se dit qu'ils n'auraient même pas dû être proposé à l' " Age d'Or ".

 

C.: Et la sélection proprement dite, comment se fait-elle ?
J.L. :
On ne peut pas tout voir. Nous marchons parfois sur la recommandation d'amis en qui nous avons confiance. Pour les films étrangers, on les inscrit d'office, sans voir la copie, parfois c'est bon et parfois pas.

 

C. : Quels sont les buts d'une telle manifestation ?
J.L. :
Je crois que " Cinédécouvertes " a sa justification et sa nécessité, mais l' " Age d'Or " peut être encore plus, dans la mesure où son but est d'éclairer et de mettre en valeur toute une production qui risquerait sinon de passer inaperçue, c'est-à-dire un cinéma " différent " - voilà une définition que l'on pourrait utiliser - qui lutte et met en cause des tabous sexuels, sociaux... Si la moitié, seulement, des films montrés méritent l'attention, eh bien ! nous estimons que c'est un succès. Quant à " Cinédécouvertes ", c'est une activité plus mercenaire, plus terre-à-terre, si je puis dire : nous voulons encourager la distribution (en offrant 5 primes de 100.000 Frs à des films de " qualité " inédits en Belgique) et la circulation de certains films.

 

C.: Quelles sont les autres activités du Musée du Cinéma ?
J.L. :
Il nous a semblé important, dès le départ, que les activités du Musée du Cinéma ne se limitent pas à celle d'un musée dans le sens classique du terme. Il est vrai que le mot " musée " lui-même a évolué. Nous, ce que nous voulions c'est que ce ne soit pas uniquement un Musée du Cinéma " ancien ", il n'est pas assez vieux pour ça, mais aussi celui du cinéma moderne et même d'avant-garde, et que le cinéma soit considéré comme une chose vivante. Je ne dis pas que les films du passé soient des oeuvres mortes, je serais le dernier à penser ça.

 

C.: De quand date le département de Documentation, et comment avez-vous obtenu les livres de la Bibliothèque ?
J.L. :
du début des années 50. Par beaucoup de dons, des achats chez les bouquinistes...

 

C.: Je trouve dommage que la salle de lecture soit fermée au public. N'y a-t-il plus de personnel pour s'en occuper ?
J.L. :
Il y a toujours eu trois personnes dans ce service. Mais le travail de documentation ne réside pas uniquement dans la salle de lecture : il y a aussi la commande, la réception, la compilation, la classement, qui eux se font toujours. Nous avons sacrifié la salle de lecture, car c'était finalement ce qui nous semblait, j'ose à peine le dire, le moins important. Ce qui nous semble primordial c'est de continuer d'acquérir et d'être à jour, car note principal client c'est nous-mêmes : c'est le Musée du Cinéma, c'est le Service National des Ciné-Clubs (S.N.C.C.), qui a tout le temps besoin de cette documentation. Il y a aussi encore de nombreux ciné-clubs qui s'adressent à nous.

 

C.: Avez-vous de vieilles affiches de cinéma, des pièces rares, des originaux ?
J.L. :
Probablement.

 

C.: Vous ne savez pas ?
J.L. :
Non, nous ne savons pas combien. Nous avons des originaux, mais ailleurs, à la Bibliothèque Royale.

 

C.: Vous collectionnez aussi des soundtracks, des musiques de films ?
J.L. :
Peu. Je veux dire que rien n'est organisé, il nous arrive, on nous en offre, on tombe dessus, etc...
Quant à la conservation des affiches, c'est une entreprise assez coûteuse : il faut les entoiler, les entreposer aussi dans des endroits aérés, conditionnés. Et notre propriété absolue à la Cinémathèque s'est toujours portée sur les films, la documentation vient, si l'on peut dire, en 3ème lieu : la première étant la conservation des films, la seconde, la projection de ceux-ci ; c'est ce qui a poussé à la création du Musée. Nous savions bien que le Musée n'allait pas rapporter de l'argent, ça c'est une plaisanterie, dans le monde entier, les projections de films anciens coûtent chers.

 

C.: Les films muets, que vous projetez journellement, sont des films qui ont déjà été recopiés, ce ne sont pas des " nitrates " ?
J.L. :
Non, les nitrates sont très rares bien que nous soyons les seuls qui ayons l'autorisation de projeter ce genre de films, car possédant la seule cabine de projection du pays appropriée, mais nous n'aimons pas trop, parce qu'il faut deux opérateurs dans la cabine.

 

C.: N'est-ce pas un peu dommage que la petite salle du cinéma muet n'ait que 30 places ?
J.L. :
Mais ce n'est pas un choix, ce fut une obligation : le manque d'espace. la première salle, de 95 places, avait été construite sur l'emplacement d'une cour. Si l'on avait pu bâtir une salle de 50 places, on l'aurait fait absolument. Ca ne nous amuse pas du tout, d'ailleurs on redonne tous les films une seconde fois. Mais parfois il n'y a que 3 ou 4 personnes dans cette salle.

 

C.: C'est toujours les mêmes films qui attirent le même genre de monde ? Même dans les muets ?
J.L. :
Malheureusement, pas des inconnus.

 

C.: D'après ce que j'ai pu en voir, vous avez dans votre photothèque des photos des années 30 tout à fait extraordinaires.
J.L. :
Oui, mais nous sommes tout petits. Stockholm a 3 millions de photos. Londres possède un service de photographie, de reproduction, de vente, de recherche et même un catalogue de photos, alors que nous n'avons même pas de catalogue de films... et eux non plus d'ailleurs, car c'est bien plus difficile, malheureusement, de faire un catalogue de films.

 

C.: C'est un de vos projets de réaliser un tel catalogue ? Il y a tellement de gens au chômage, on ne pourrait pas y employer de C.S.T., des stagiaires... ?
J.L. : Mais on ne va pas leur confier des films avant qu'ils ne soient formés. Le problème se pose des le départ, dès que vous prenez un film en mains. Il faut déjà un spécialiste pour ouvrir une boîte rouillée, après il faut le sortir, le métrer, réparer les perforations cassées, le bobiner convenablement. Les gens pensent toujours que le catalogage des films est pareil à celui des livres. Mais même pour les livres, il faut déjà compter le nombre de pages, vérifier s'il n'y a pas de page blanche, mal imprimée ou mal coupée. Mais quand il s'agit de films et qu'il faut savoir les manipuler sans les abîmer, les comparer, voir si les couleurs ont la même densité dans une copie comme dans l'autre, reconnaître une collure photographique d'une collure physique, ce n'est pas dut out à la portée de n'importe qui. Ce que nous avons eu c'est du personnel qui transporte les films, les met dans un rayon, les numérote, mais ça c'est le classement physique des films et non le catalogage. Evidemment, expliqué comme ça, tout cela à l'air simple, mais il y a un tel nombre à expliquer que finalement c'est ça la formation.

 

C.: Pourquoi à l'INSAS, où les étudiants ont toutes sortes de cours de prises de vues, développement, physique, chimie, ne donnerait-on pas des cours de restauration ?
J.L. : Oui, mais on ne les forme pas pour cela. Dans la plupart des organisations, où il y a des C.S.T., il y a des cadres formés, mais nous n'en avons pas. Gabrielle Claes et moi, du soir au matin, devons nous occuper de tout. Vous devez comprendre que nous sommes si peu nombreux qu'un C.S.T. est parfois une charge terrible que nous ne voulons et ne pouvons pas assumer. Je viens de Londres où mon collègue reçoit de l'argent de la firme " Mobil " pour contretyper certains films nitrate. Il m'a dit qu'il va y renoncer parce qu'il ne supporte plus la contrepartie : recevoir, promener telle ou telle vedette. Donc recevoir de l'argent n'est pas toujours une bonne chose, ça a l'air idiot, mais il faut que l'on reçoive cet argent " pour rien ", c'est-à-dire, en faire ce que l'on veut, ne rien de voir faire en échange car sinon on risque de négliger l'essentiel. la Cinémathèque anglaise, qui n'a pas de collections de films beaucoup plus importante que nous, a un service de catalogage de films composés de 5 personnes " full-time " qui y travaillent, vous entendez, depuis 35 ans !

 

C.: Ils sont formés, eux ?
J.L. :
Ils sont formés. Mais leur catalogue n'est pas encore terminé ! Et on s'étonne que nous n'avons toujours pas de catalogue. Mais il nous a fallu choisir à un certain moment : notre priorité absolue est d'acquérir des films, de les mettre de côté jusqu'au jour où on aura de l'argent et où on les cataloguera. Il est vrai qu'un catalogue nous faciliterait la vie, nous épargnerait du temps. Car dès qu'il y a deux copies en présence, il faut voir si elles sont identiques ou non, dans le premier cas ça ne nous prend que 3 ou 4 heures, dans le second il faut rechercher les différences sur des tables spéciales de comparaison et alors ça devient du travail de restauration voir d'archéologie.

 

C.: Vous avez des exemples ?
J.L. : Lorsque j'ai fait une rétrospective du western italien, qui vaut ce qu'il vaut, ce fut pour moi une véritable découverte, cela n'avait jamais été fait auparavant et la Cinémathèque italienne méprise de genre de western. Alors donc, quand vous avez les films, vous constatez que ce sont presque toujours des coproductions avec l'Espagne et la France, et qu'il y a trois longueurs différentes, que chaque pays a fait sa propre version. Quelle est l'originale ? Quelle est la bonne, la mauvaise ? 


C.: Ce doit être passionnant l'archéologie et la restauration cinématographiques, cela doit s'apparenter parfois à de la micro-chirurgie ou à de la restauration de tableaux ?
J.L. :
C'est passionnant et décourageant à la fois. Savez-vous combien de personnes travaillent à l'Institut du Patrimoine artistique ?... 80 ! Et c'est un immeuble qui a coûté 140 millions, il y a là des salles aménagées, climatisées, etc... Parce que ce sont Mr Breughel et Mr Rubens qui sont en cause. Mais ils sont à plaindre probablement aussi, je vous donne des chiffres vu de l'extérieur. Mais c'est quand même très décourageant de travailler à la Cinémathèque, beaucoup de gens sont partis parce qu'ils ne voyait pas le " bout " de ce qu'ils faisaient, les objectifs étaient trop lointains, mais ce qu'ils ne supportaient pas c'était cette espèce de disponibilité totale, devoir tout stopper au milieu d'un travail pour commencer autre chose.


(1) La Cinémathèque fut rattachée à la FIAF en 1946. Fondée en 1938, la FIAF, lieu de rencontre pour les Cinémathèques, leur permet, entre autres, d'échanger des documents et des informations diverses et de se prêter des films ou des copies.
(2) La Cinémathèque qui n'était pas encore " Royale " en 1938 est alors installée dans une dépendance des Musées Royaux d'Art et d'histoire du Cinquantenaire.
(3) Pierre Vermeylen est devenu Président de la Cinémathèque et plus tard Ministre de l'Education Nationale.


Entretien publié en 3 parties
Cinergie (papier) n° 40 - février 1987.
Cinergie (papier) n° 41 - mars 1987.
Cinergie (papier) n° 42 - avril 1987.

 

Jean-Michel Vlaeminckx et Hilda Helfgott

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