Luc Vrydaghs est un réalisateur de documentaires féru d’aventures. Depuis une vingtaine d’années, il réalise des séries documentaires, principalement à destination de la télévision, le propulsant aux quatre coins de la planète. Avec Gas station, le voilà tour à tour à globe-trotter au Canada, en Arizona, en Australie, en Israël, au Punjab et en Islande. Il récidive ensuite avec Barber Shop, six épisodes où il filme entre autres à Rio de Janeiro, à Detroit et à Clacton-On-Sea sur la côte anglaise. Cependant, Jan Hoet : Thank God for the Gift présente une autre sorte d’aventure, comportant certainement des défis aussi importants que lorsqu’il s’agit de filmer une coiffeuse indienne en l’interrogeant sur les droits de la femme… mais bien évidemment d’un tout autre ordre.
Jan Hoet : Thank God for the Gift - Luc Vrydaghs - 2023

Dans la continuité de F. Deneyer : a portrait of a dedicated undertaker, qui se penchait sur la vie d’une pompe funèbre des Marolles, il revient à l’échelle locale en s’intéressant cette fois à un personnage aussi admiré que controversé, autant détestable que louable, et qui jusqu’ici n’avait pas fait l’objet d’un documentaire malgré son apport décisif à l’art contemporain gantois… voire certainement au-delà. Et il y a peut-être de bonnes raisons derrière cette frilosité. Feu Jan Hoet est une personnalité à multiples facettes, dont certaines sont délicates à aborder, particulièrement dans un contexte post-me too. Cela dit, ne pas mettre en avant ses accomplissements, ses grands succès, condamnerait tout un pan de l’histoire culturelle de la ville de Gand à être mise de côté.
En effet, depuis sa nomination en tant que directeur du Musée des Beaux-Arts de Gand en 1975, il n’aura de cesse de mener de nouveaux projets afin d’offrir de la visibilité aux arts contemporains à une époque où tout restait à faire. On lui accorde en effet au début 2000 mètres carrés d’espace d’exposition, tout au fond du bâtiment, de façon que les excentricités contemporaines ne viennent pas trop heurter le bon goût. Qu’à cela ne tienne, pour sortir de cette impasse et mettre en avant les artistes qu’il souhaite valoriser, il effectue un coup de maître avec le projet génial « Chambres d’amis ». Les œuvres des artistes sortent de cette manière du musée pour investir l’espace public. Ce n’est pas son premier essai, puisque ce projet prolonge les expositions qui se sont tenues dans la maison de son enfance. Cette fois-ci, ce sont celles d’habitants souhaitant se prêter au jeu qui deviennent des espaces d’exposition à part entière. Et il signe ici un véritable pied de nez à tous ceux qui n’accordent aucun crédit à l’art contemporain. Le public est en effet au rendez-vous, alors que rien n’était joué. Fort de cette réussite qui en même temps deviendra l’une de ses marques de fabrique (il réitérera l’expérience de l’exposition en milieu urbain avec Over the edge en 2000), Jan Hoet reçoit sa consécration en devenant en 1996 le directeur artistique de la neuvième édition de Dokumenta, à nouveau un succès public, mais néanmoins accueilli de façon glaciale par la critique d’art. Enfin, en 2000, il donne vie à l’aboutissement de cette lutte acharnée pour la valorisation de l’art contemporain en fondant le musée S.M.A.K., ancien casino situé en face du Musée des Beaux-Arts. Qu’on le veuille ou non, Jan Hoet est un personnage qui a réussi à inscrire son nom dans l’Histoire.
De ce fait, la grande question qui se pose à propos de ce documentaire est la suivante : comment ménager ici la chèvre (les multiples frasques de Jan Hoet) et le chou (ses réalisations) sans que le chou ne se fasse entièrement dévorer par la chèvre ? Luc Vrydaghs y répond en vérité assez partiellement en évitant de porter un jugement sur les différents témoignages et… en évoquant la passion de Jan Hoet non pour les chèvres (ce qui est indéniable, au vu de la répétition de ses provocations sulfureuses), mais bien pour l’Agneau mystique des frères Van Heyck.
Jan Hoet était en effet passionné par l’Adoration de l’Agneau mystique, œuvre immanquable de la ville de Gand commencée par Hubert Van Eyck et terminée par son frère, Jan Van Eyck. Il n’en a pas fallu davantage pour que Luc Vrydaghs s’en serve comme d’un fil rouge par lequel il s’ingénie à confronter des captures du tableau aux images d’archives et témoignages actuels de celles et ceux ayant fréquenté le directeur. N’y a-t-il pas après tout une similitude entre Jan Hoet et Jan Van Eyck, ne fût-ce que de nom ? Mais, au lieu d’éclairer véritablement la personnalité de Jan Hoet, qui demeurera énigmatique jusqu’à son décès, ce choix crée de multiples tensions au cœur du documentaire.
Ses proches tendent à mettre en parallèle le directeur du musée avec l’agneau du tableau, qui symbolise le christ. Jan Hoet et l’agneau auraient tous deux le même regard pénétrant. Cependant, peut-on vraiment en faire une figure christique ? Quand d’autre part on le présente autant charismatique qu’autoritaire ? Quand on l’expose comme quelqu’un d’impulsif, voire animal ? Quand il peut tout autant être le plus merveilleux des hommes que le pire ? Cette ambiguïté, qui tend parfois vers une forme de complaisance, est à mon avis le gros bémol du documentaire. Il n’y a jamais de contrepoids suffisamment fort aux critiques qu’on peut émettre envers Jan Hoet. Certes, certains jugements sévères sont parfois émis, mais ils sont vite balayés (ou relativisés) par la déferlante de commentaires positifs et/ou fascinés à propos du personnage. Luc Vrydaghs se retient de prendre position pour plutôt alimenter les questionnements, mais le montage comporte néanmoins des biais en sa faveur. Il évite dès lors que le chou se fasse dévorer par la chèvre par un déplacement de la perspective qui vient noyer le sujet dans un épais brouillard.
Quoi qu’il en soit de ces discussions qui peuvent conduire à de nombreux débats et certainement à d’autres positions que celle tenue en ces lignes (ce qui au passage fait également l’intérêt du film), il s’agit ici sans aucun doute d’un documentaire précieux sur un parcours hors norme, puisqu’il retrace enfin les réalisations de Jan Hoet, dont certaines (comme Chambres d’amis) gardent encore aujourd’hui toute leur fraîcheur et peuvent être source d’inspiration. Le tout est à présent de faire son propre jugement sur cette personnalité qui charrie également derrière elle son lot de controverses.