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Rencontre avec Lucas Belvaux à propos de Chez Nous

Publié le 01/03/2017 par Marceau Verhaeghe et Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

"Dire"

Lorsqu’on arrive à la RTBF pour le rencontrer, Lucas Belvaux a l’air fatigué. Il est cordial pourtant et ouvert. Mais les semaines qui ont précédé la sortie de Chez nous ont été intenses. Et cela continue. De plateaux télé en interviews radio, le réalisateur défend son film, répond au Front national qui l’attaque sans cesse, argumente, remet les pendules à l’heure. Avec l’histoire de cette infirmière débauchée par un notable du coin pour représenter le parti d’extrême droite dans le nord de la France, il scrute tous les rouages de cet appareil politique en marche, ses stratégies, sa communication, ses manipulations et son arrière-fond de violences. Alors, aguerri mais à l'écoute, Lucas Belvaux fait face et accepte le débat qu’il a volontairement ouvert avec son nouveau film.

Cinergie : Depuis la sortie de votre film en France, et même bien avant, le Front national vous attaque. Comment vivez-vous ces réactions aujourd'hui ?
Lucas Belvaux : Il faut le prendre avec philosophie. Tant que ça reste des mots, ils peuvent dire ce qu'ils veulent, cela ne me surprend pas. Je savais que ça serait... non pas physique, mais rugueux. C'est rugueux, c'est normal. Et puis si on ne veut pas d'ennuis, on fait un biopic sur Dalida . (rires)

C. : Votre cinéma a toujours un côté social très fort, mais c’est la première fois que vous vous attaquez à une thématique aussi ouvertement politique. Vous êtes ici pleinement dans les rouages de la machine politique, même si le film est davantage centré sur les citoyens qui vivent ce combat politique que sur le fonctionnement du parti...
L.B.: Je pense que le film a les deux volets. Comment manipule-t-on une population entière ? Comment manipule-ton des individus ? J'avais envie de raconter ça, mais j'avais aussi envie de faire le portrait le plus objectif possible d'un parti d'extrême droite aujourd'hui. Le film marche sur ces deux jambes.

C.: Mais vous semblez avoir du de mal à rester simplement descriptif et ne pas porter de jugement...
L.B
.: Mais non, je pense vraiment être descriptif. Après, réaliser un portrait objectif du Front national, c’est faire un portrait à charge. Je n'en suis pas responsable, c'est l'image qu'ils donnent, les idées qu'ils véhiculent... Je suis en dessous de la réalité, toujours dans la version la plus soft. Mes identitaires de Solidarité Flamande sont présentés d’une façon bien moins grave que ce qu'ils ne sont véritablement. Les personnages du Bloc Patriotique sont moins caricaturaux que les vrais. J'ai fais un débat il y a deux jours avec Bruno Gollnisch, je n’oserais pas le mettre tel quel dans le film tant il est une caricature, il est pire que mes personnages. Cette agression de la jeune femme qui arrache une affiche électorale, c'est arrivé à une copine qui me l'a racontée. Quand elle a vu le film, elle m'a dit : "Tu rigoles ? C'était beaucoup plus violent que ça !" Ce sont des gamins de 12, 13, 14 ans maximum qui agressent une femme parce qu'elle arrache des affiches, en criant "On est chez nous"  et qui essaient de la frapper avec des casques de moto. Mais je ne pouvais pas être aussi violent, on aurait dit que j'exagérais. On me le dit déjà, alors que je suis en dessous des faits.

C. : À un moment du film, le meeting d’Agnès Dorgelle est monté en alternance avec une chasse à l'homme où des néo-nazis poursuivent des migrants. Ces deux grandes séquences se répondent. La profondeur de cette seconde séquence vient nourrir la platitude de la première, qui est filmée comme un jeu télévisé. Dès lors, tout ce qui a pu sembler au début du film parfois un peu caricatural revient faire sens. Un peu comme si vous aviez d'un seul coup mis en lumière le négatif d'une photographie, ou filmer le décor et son arrière-chambre.
L.B. : Oui, il y a peut être une construction en miroir. En tous cas, c'est un moment de bascule, c'est sûr. Mais je ne suis pas certain que tout le début soit caricatural. Pour moi, il est plutôt emblématique. J'essaie de trouver les situations qui vont raconter, en un temps le plus court possible, une situation extrêmement complexe à la fois individuellement, socialement et politiquement. Il s'agit de planter le décor tout en racontant l'histoire, car ce début raconte les motivations de Pauline, pourquoi et comment elle s'engage, comment elle glisse progressivement, sa manière d’être perméable au discours ambiant. Le décor fait partie de l'histoire, il en raconte une partie. Si je ne dis pas les choses d'une manière ou d'une autre, je prend le risque d'en dire deux fois moins. Et ce film a été fait pour dire les choses frontalement. Cela fait dix ans qu'on tourne autour du pot, dix ans qu'on ne dit plus que c'est un parti d'extrême droite, ou en tous cas que ce n'est plus entendu, alors il faut le dire, le répéter, montrer en quoi ça l'est, montrer en quoi il est d'extrême droite et populiste, comment il s'adresse à une catégorie de la population, comment il exploite la situation actuelle très précisément. C'est presque un film à vocation pédagogique. Mais je l'assume.

C. : Est-ce que vous ne filmez pas une guerre ? Le film commence avec cet obus, comme les traces d'une mémoire collective qui nous ferait défaut. Il est traversé d’une rhétorique guerrière. Et puis, avec cette musique angoissante, ces grandes rues vides et désertes, ces hommes en noir qui les envahissent, certains moments du film s'apparentent presque au film d'horreur…

Lucas Belvaux

L.B. : (Rires)... Mais à l'aube, les rues sont vides en général ! Et puis dans le Nord, quand les paysans labourent, ils trouvent souvent des obus, enfin, dans le Pas de Calais. Effectivement, j'aurais pu ne pas le montrer, mais c'est vrai, cela raconte l'histoire du pays, la mémoire d’un territoire de guerre, un paysage qui a été transformé à la fois par la guerre mais aussi par les révolutions industrielles. Cette région a entièrement été détruite deux fois, puis reconstruite deux fois, voire trois, par l'industrie puis la désindustrialisation qui a suivi. Ces plans racontent la mémoire des gens, du pays, des luttes sociales, de la guerre. D'autre part, faire un film sur un parti d'extrême droite, c'est faire un film de guerre parce qu'un parti d'extrême droite est une machine de guerre. Ils sont tout le temps dans la violence verbale et la provocation. Ils ne parlent que de guerre aux frontières, de guerre intérieure, d'ennemis, d'adversaires, de guerre de civilisation, de guerre de religions. Les discours sont très martiaux. Et quand ils n'ont pas d'ennemis, ils s'en inventent, ils s'en créent, ils en ont besoin. Cela fait partie de leur existence. Ne pas avoir d'ennemis serait un risque existentiel. Donc oui, c'est un film de guerre.

C. : Vous semblez aussi déclarer une certaine guerre aux images ? La télévision est toujours en arrière-plan, la radio est omniprésente...
L.B. : Il s'agit aussi de faire un état des lieux. On baigne dans un flux permanent d'images, de sons, de discours et l'extrême droite occupe tous ces terrains. Finalement, la dérive populiste imprègne tout le discours politique mais aussi le discours ambiant. La chanson de Patrick Sébastien qu'on entend à la télévision chez le père de Pauline est d'un populisme absolu, c'est l'apologie de la discussion de bistrot face au débat philosophique ou politique, c'est assez effrayant. Mais c'est ça les heures de grande écoute à la télé et les enfants reprennent ça en chœur, comme si ça n'avait aucune incidence. Les paroles d'Eric Zemmour qu'on a entendues pendant un an de façon quasi continue tous les jours à la radio, à la télé, dans les journaux sont une sorte de flux permanent de haine islamophobe, xénophobe… Et tout ça nous traverse, nous imprègne. À un moment, il faut en rendre compte, il faut le dire, en faire état. Ça a une incidence, ça pousse à la violence, à la guerre. La violence ne s'arrête pas aux mots, la violence des mots entraîne toujours une violence physique. On le voit bien aujourd'hui : il y a des ratonnades à Calais, des tabassages de migrants qui sont quand même des pauvres gens qui fuient la guerre ! C'est comme si dans le Sud de la France, on avait tabassé, en 1940, les Belges qui arrivaient pendant l'exode. C'est le même ordre d'idée. Moi, je trouve ça insupportable, il faut le dire, le montrer et le dire fermement, précisément. Il ne faut plus tourner autour du pot.

C. : Tout le film parle du pouvoir des images. Pauline elle-même n'est rien d'autre qu'une image pour le Bloc Patriotique.
L.B. : Oui, elle est une tête de gondole, comme le lui dit sa copine, un produit d'appel. L'image suffit, il n'y a pas besoin de la parole. Et ça non plus, je ne l'ai pas inventé. Quand je suivais la campagne électorale des cantonales, j’ai vu dans l'Aisne, du côté de Villers-Cotterêts qu'au moment de présenter leur liste, le responsable départemental du parti s'est exprimé en conférence de presse et les candidats n'ont pas eu droit à la parole. Les journalistes disaient : les candidats ont l'air très bien mais on n'a pas entendu le son de leur voix. Voilà. Je voulais le montrer parce que ça n'est pas innocent. Il y a quelque chose derrière, on ne veut pas qu'ils s'expriment, c'est tout. On a peur qu'ils disent des conneries. Quelles conneries ? Je ne sais pas. Est-ce qu'ils sont franchement racistes ? Est-ce qu'ils sont complètement cons ? On n'en sait rien, mais en tous cas ils présentent bien.

C. : Telle que vous la présentez, tout le monde a envie d'aimer Pauline, une petite bonne femme pleine d'énergie coincée entre ses patients et sa vie. Pas une tâche ne vient l’abîmer.
L.B. : Hum… Je ne suis pas sûr qu'elle ait toujours un bon fond, moi, cette Pauline (rires). Par moment, elle est hargneuse. Sa réaction chez cette patiente musulmane, est très dure par exemple. Elle n’écoute pas ce qu'elle lui dit, ne veut pas la comprendre... Elle ne veut pas entendre que sa position est une agression pour cette dame. La préférence nationale, quand on n’est pas Français, c'est quelque chose de violent ! Et ça, elle ne veut ni l'entendre, ni en tenir compte. À ce moment-là, une espèce d’ego est en train de gonfler en elle qui lui bouche les oreilles. Elle est dans le déni, mais tout le monde ne l'est pas (rires). On peut aussi choisir d'écouter et d'entendre.

C. : Votre film est aussi le portrait de cette femme et de son chemin vers sa propre émancipation. C'est un peu la fin de l'innocence, Pauline, non ?
L.B. : Oui. Elle se déniaise, par rapport à ses liens, par rapport à son père... Est-ce une émancipation ? Oui, probablement. C'est une émancipation violente, et c'est aussi la perte des illusions, de certaines illusions. C'est ce qui est bien avec la fiction, on peut raconter plein de choses différentes, on peut aborder l'intime, le social, le politique.

C. : Est-ce que quelqu'un comme Stanko, lui, peut changer ?
L.B. : Oui, je pense qu'il a pris conscience de quelque chose. À partir du moment où son amour avec Pauline reprend, le fait de s'occuper des enfants, de s'apaiser aux côtés de cette femme, de reprendre une vie à peu près normale, lui fait prendre de la distance. Quand il discute avec Berthier, qu’il lui dit qu’il arrête, que c’est fini, je pense qu’il a pris conscience de quelque chose. Cela va être un long processus, ça ne se termine pas à la fin du film, le processus va continuer, mais quelque chose de l’ordre de la démobilisation, de la prise de conscience est en marche et peut-être de l’apaisement de sa violence. Je pense que l’engagement de Stanko n’est pas un véritable engagement politique, mais que c’est une façon de donner un sens à sa violence propre. Dès lors que la violence retombe, ce qui était censé lui donner du sens n’a plus de sens, justement. Stanko va se dégonfler. Nous ne sommes pas entièrement libres, nous sommes tous conditionnés par notre éducation, la société dans laquelle nous vivons. Mais qu'il s'agisse d'études, d'un métier, d'une rencontre, il y a toujours un événement qui provoque une prise de conscience et qui peut faire en sorte qu'on change de point de vue.

C. : On ne se parle pas beaucoup dans votre film, contrairement à vos autres films. Il n'y a pas de dialogues, d'échanges,  de maïeutique…
L.B. : Parce que la tactique d'un parti d'extrême droite est un manichéisme pur et dur. Il n'y a pas d'échange possible. Il n'y a qu'une pensée acceptable, tout le reste est illégitime. L'autre a forcément tord puisqu'il est un ennemi.

C. : Oui mais ici, même l'autre ne parle pas. On vient toujours engueuler Pauline, mais on ne lui parle pas. Le cas de sa dispute avec son père communiste est assez exemplaire.
L.B. : Le problème de son père, c’est qu’il ne lui a rien transmis, et il est incapable de lui transmettre parce qu'il est aussi dans une position de regrets, de ressentiments... C'est quand même un homme qui a l'impression d'avoir perdu, de ne pas avoir mené ses luttes à bien, ce qu'elle lui reproche aussi quelque part. Elle lui dit qu'ils n'ont rien changé, elle le rend responsable de la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Ce ne sont pas les ouvriers qui sont responsables pourtant. Peut-être que la lutte s'est affaiblie dans les années 70/80, qu’ils ont été submergés. Aujourd'hui, le mouvement social est éclaté, il n'y a plus de mouvement de masse, à part le Front national qui commence à avoir une organisation très structurée et solide. Son père n'est plus en position de défendre ses idées mais pour autant, il argumente, il lui rappelle des choses. Mais elle ne veut pas les entendre et le pousse à la colère parce qu'elle ne l'écoute pas. Et il le lui dit : « Tu viens me voir quand c'est trop tard, si tu voulais discuter, il fallait venir avant et non me mettre devant le fait accompli. Maintenant, comment peut-on discuter ? » En ce sens, il a raison.

Chez nous de Lucas Belvaux

C. : La question du père est centrale dans votre film : la révolte un peu adolescente se double d'un autre rapport au père avec ce personnage assez fascinant qu'incarne André Dussollier.
L.B. :
Berthier est un moine soldat. Quand il dit qu'il aime les Français, il est sincère, dans une tradition maurassienne, nationaliste, avec peut-être un certain mépris, un mépris de classe. C'est un animal politique, tout est permis pour prendre le pouvoir, manipuler les masses, les individus, s'en servir, ça ne le dérange absolument pas. Il est dans une logique de combat politique et tous les coups sont permis. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir de l'affection pour cette fille. Je pense qu'il est intimement persuadé qu'en lui proposant cette place, il la sert. Mais Berthier peut tuer ce qu'il aime parce que son objectif politique est plus important que tout le reste. Et la place du père est centrale dans cette histoire parce qu'elle est centrale dans le processus de radicalisation et surtout dans l'idéologie d'extrême droite. L'image du père fort, le leader, le Duce, le Führer, est une image du père idéalisé à la fois protecteur et sévère, qui a toujours raison. Et cette image importante provoque des choses cocasses, comme on l'a vu au Front national où même là, il faut tuer le père.

C. : Pourquoi ouvrez-vous et fermez-vous le film sur ces mêmes images de rues désertes ?
L.B. : C'est comme le "à suivre..." des bandes dessinées… L'histoire ne s'arrête pas, ils n'ont pas encore gagné, j'espère qu'ils ne gagneront pas. Et puis, l'histoire de Pauline aussi continue, celle de Stanko, du mouvement, de la campagne électorale, tout continue. Rien n'est fini. "Il est encore fécond, le ventre d'où a surgi la bête immonde ".

 

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