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50/50 - Mémoires de Jean-Jacques Andrien

Publié le 05/04/2021 par Anne Feuillère et Sarah Pialeprat / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Après avoir étudié le cinéma à l'INSAS de Bruxelles, Jean-Jacques Andrien tourne plusieurs courts-métrages dont certains ont été présentés à Cannes. Son premier long-métrage de fiction Le fils d'Amr est mort ! remporte le Grand Prix à Locarno en 1975. Son deuxième long métrage de fiction Le Grand Paysage d'Alexis Droeven, film poétique et dramatique avec Nicole Garcia et Jerzy Radziwilowicz, sorti en 1981, met en scène un jeune agriculteur qui s'interroge sur son avenir. Il reviendra sur ce sujet près de trente ans plus tard avec son documentaire Il a plu sur le Grand Paysage (2012) après avoir réalisé Mémoires en 1984 et Australia avec Fanny Ardant et Jeremy Irons en 1988. Il a depuis longtemps le projet de revenir en Australie pour tourner Le Silence d'Alexandre parmi les Aborigènes du désert du Tanami. L'art du cinéma de Jean-Jacques Andrien implique une immersion longue, préalable à la réalisation de chaque film, dans les lieux même où il souhaite tourner. Jean-Jacques Andrien est également le producteur de tous ses films ainsi que de ceux de Yasmine Kassari dont L'Enfant endormi (Venise 2004). Il a coproduit Genesis de Mrinal Sen (Cannes 1986) ainsi que le premier film de Lucas Belvaux Parfois trop d'amour. Il est à la base de la création de plusieurs associations professionnelles de Belgique telles que l'ARPF, l'ARRF. Il a enseigné jusqu'en 2009 à l'INSAS, à l'université libre de Bruxelles et à l'université Charles de Gaulle Lille 3.

50/50 - Mémoires de Jean-Jacques Andrien

Anne Feuillère et Sarah Pialeprat : Que pensez-vous du choix de votre film Mémoires dans votre filmographie pour cette commémoration ?

Jean-Jacques Andrien : A vrai dire, je ne m'attendais pas à ce choix-là. Pourquoi a-t-on choisi Mémoires plutôt que l'un ou l'autre de mes films de fiction davantage remarqués et qui constituent la plus grande partie de mon travail. Non pas que je considère ce film comme moins important que mes autres films, chaque film a son importance, sa raison d'être, sa singularité, mais pourquoi ne pas avoir choisi pour cette commémoration, par exemple, mon premier long métrage de fiction Le fils d'Amr est mort ! (Grand Prix du festival de Locarno 1975), ou mon autre long métrage de fiction Le grand paysage d'Alexis Droeven qui a connu un beau succès public en Belgique tant au plan commercial que dans les réseaux parallèles, ou encore Australia primé à Venise ? Peut-être qu'en choisissant ce documentaire, le Centre du Cinéma a voulu donner un coup de projecteur sur un aspect méconnu de mon travail ?

 

A.F et S.P. : Que représente Mémoires dans votre carrière professionnelle et votre chemin de cinéaste ?

J-J.A. : C'est ma première expérience en documentaire. J'ai réalisé ce film dans la foulée du Grand paysage d'Alexis Droeven juste avant le démarrage de mon travail sur Australia. Je voulais témoigner de ce que j'avais vécu dans les Fourons pendant mes repérages pour l'écriture et le tournage du Grand paysage : la provocation des nationalistes flamands, la confrontation de la force physique et de la force éthique, la dépossession de soi ... Pour écrire le scénario de chacun de mes films, je vais m'installer dans les lieux où je souhaite tourner, y saisir ce qui s'y passe, y rencontrer les gens qui y vivent ... Cela peut prendre des mois, voire des années. Ce qui m'intéresse au cinéma, c'est la connexion avec le réel. Que le réel puisse surgir dans le film, fiction ou documentaire. Ce que le philosophe Clément Rosset nomme le réalisme intégral : une possibilité du cinéma consistant, non plus à présenter le fantastique comme réel mais le réel comme fantastique (ce fantastique dont on s'aperçoit toujours plus qu'il est en réalité le réel). Pour l'écriture du scénario de mon film de fiction Le grand paysage d'Alexis Droeven, je m'étais installé avec ma famille dans le village d'Aubin-Neufchâteau situé dans la province de Liège, à quelques kilomètres de la commune de Fourons, un ensemble de six villages légalement annexés à la Flandre mais francophones de choix. J'y ai vécu de 1977 à 1981. C'était l'époque des incursions fréquentes dans les Fourons de groupuscules flamands d'extrême droite (TAK, VMO...), protégés par la gendarmerie nationale, qui venaient y manifester, violemment, pour affirmer que ces villages étaient flamands alors que la population y était majoritairement francophone. J'ai filmé la plupart de ces manifestations pendant deux années (de 1978 à 1980). Je les ai filmées au plus près dans le but de recueillir la matière nécessaire pour la réalisation du Grand paysage d'Alexis Droeven pour y créer un écho entre la dépossession de soi vécue au niveau politique dans les Fourons et celle vécue en agriculture par le personnage principal de ce film de fiction. C'est en 1984, après la réalisation du film Le grand paysage d'Alexis Droeven que j'ai décidé de réaliser Mémoires à partir de ce que j'avais tourné le dimanche 20 mai 1979 à Fouron-le-comte, mais en y ajoutant mon retour sur les lieux cinq années après, retrouvant et interrogeant les protagonistes de l'époque sur leur mémoire de cette journée-là : mémoriser ces faits. Une nécessité.

 

A.F. et S.P. : Comment s’est passée la Première du film ?

J-J.A. : La Première mondiale de Mémoires a eu lieu au Festival International de Mannheim de 1984, où ce film a obtenu le Grand Prix. Le jury a justifié son choix par les mots suivants : "A travers l'exemple du conflit entre flamands et wallons dans les Fourons, est montré de façon impressionnante, que le fascisme fanatique et le nationalisme anti-démocratique ne sont pas seulement des phénomènes dépassés de l'histoire ou des points faibles de pays non-européens, mais qu'ils peuvent même se passer encore aujourd'hui dans notre plus proche voisinage - aussi chez nous - ?" Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection, un journaliste flamand que je ne connaissais pas, s'est levé et a proclamé en s'adressant à la quarantaine de journalistes présents : "Ce que vous venez de voir n'existe pas. Les événements montrés dans ce film sont de la pure fiction !"

 

A.F. et S.P. : Comment percevez-vous ce film aujourd’hui ?

J-J.A. : Je le perçois tel que je le percevais au moment de sa réalisation. Révélateur. Symptomatique d'un état des choses. Actuel. La montée du nationalisme anti-démocratique. Là où la droite dure du mouvement nationaliste flamand se saisit du communautaire pour accomplir son idéal nationaliste séparatiste. Ce film est toujours en circulation aujourd'hui, notamment en Belgique et en France. On peut le trouver dans un coffret DVD intitulé "Le Grand Paysage - Une trilogie du monde paysan (1979 - 2012)" édité par Shellac (voir sur le site www.lesfilmsdeladreve.be).

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