C’est un Pierre-Paul Renders détendu et volubile qui débarque dans notre grenier par une belle après-midi mouillée d’arrière saison. Le scénariste et réalisateur est venu nous parler de son deuxième long métrage, Comme tout le monde, un mélange de comédie sentimentale et de gentille satire sociale. Le film sort sur nos écrans le 11 octobre, après la France et le Québec. D’abord pris pour cible par le Leica de Jean-Michel Vlaeminckx, Pierre-Paul nous rejoint ensuite pour nous parler de son film, derrière une tasse de thé No Stress.
Pierre-Paul Renders
Cinergie : Comme tout le monde, c’est aussi une BD qui va paraître chez Dupuis. La BD vient-elle après le film, ou le film après la BD ?
P.P. Renders : Au départ, il y a un scénario de film, écrit avec Denis Lapière. En cours d’écriture, on a proposé notre travail pour relecture à l’éditeur de Lapière, qui travaille chez Dupuis, et qui a trouvé que cela pouvait faire une bonne BD. A partir de là, le scénario a connu deux développements parallèles. Il s’agit de deux versions différentes de la même histoire. D’ailleurs, le dessinateur Rudy Spiessert a commencé son travail sans avoir vu le film. Il ne s’est donc pas inspiré des acteurs du film pour créer ses personnages. Et vous retrouverez dans la version BD des choses que l'on a abandonnées au cinéma, ou des variantes qui se prêtaient moins au tournage. Nous avons donné vie à deux media différents à partir de la même idée.
C : Jalil, le personnage principal, pressent toujours ce que choisit la majorité. C’est un don magique?
P.P.R. : Il ne pressent rien du tout. Il a simplement cette caractéristique, à son insu. Et je suis étonné de constater que beaucoup sont prêts à accepter une telle idée, pourtant complètement surréaliste. En fait, la pub, le marketing, le monde des statistiques nous ont tellement imbibé de cette notion du consommateur moyen, parfaitement représentatif et 100% infaillible qu’on se dit que cela doit bien exister quelque part. Or, ce concept n’existe pas. Donc, cela m’amusait de partir de cette idée, et que ce processus se passe sans que la personne s’en rende compte. Quand il en devient conscient, il se pose des questions, qui nous sont renvoyées : de quoi sont faits nos choix ? Quand on aime une chose, est-ce parce qu’on a vraiment du goût pour elle ou parce qu’on est porté par tout le marketing fait autour ? A quel point nos choix sont-ils dictés par l’influence des autres?
C : Pour incarner cet archétype du consommateur moyen, vous avez choisi un immigré de la deuxième génération.
P.P.R. : Je voulais que mon homme moyen soit tout, sauf passe-partout. J’ai donc imaginé que ce n’était pas une femme. Parce que, déjà, il y a plus de femmes que d’hommes. Il est plus jeune que la moyenne et puis, oui, il n’est pas blond aux yeux bleus. Mais vous vous étonnez qu’il soit maghrébin d’origine, et absolument pas du fait qu’il soit instituteur de maternelle. Or, il y a beaucoup moins d’hommes qui s’occupent de bambins en classe maternelle que d’immigrés, et le mélange des deux est encore plus rare. Donc, je vous renvoie la balle. J’aimerais qu’on ne me pose pas cette question, qu’elle n’ait pas lieu d’être. Mais, bien sûr, elle a lieu d’être et cela me plaisait que cet homme, qui est la conjonction de tous les goûts, soit aussi au confluent des cultures plutôt que d’être simplement banal. A cela, il y a sans doute plusieurs lectures possibles, mais je renvoie ça au spectateur.
C : L’histoire est construite autour d’une charnière : le moment où Jalil se rend compte de la machination dont il a été victime. Le film alors bascule . On passe de «Jalil est comme tout le monde» à «tout le monde est comme Jalil», avec cette séquence de multiples personnages portant tous le masque de Jalil et entourant Claire.
P.P.R. : On a comparé cette histoire à The Truman Show. J’aime beaucoup ce film, mais il me frustre. Je me suis toujours demandé ce que Truman fait quand il sort de l’autre côté, quel pouvoir il a, et comment il en joue. On a décidé d’explorer cette voix, d’où cette pirouette finale qui renvoie le spectateur à sa propre responsabilité. Tout le monde fait comme tout le monde mais n’avons nous pas, chacun, le pouvoir de donner la tendance, de changer les choses ?
C : Marketing, formatage, dépersonnalisation, rapport à la norme, toute puissance de l’image, technologies qui permettent de nous espionner sans que nous en soyons conscients, … votre film aborde des problèmes graves du monde d'aujourd'hui, mais on y sent peu de rage, de dénonciation. Pas de colère derrière tout ça ?
P.P.R. : Pour moi, la dénonciation ne doit pas être acide ou sarcastique pour avoir du poids. J’ai voulu aborder ces thématiques en pensant au spectateur qui ne va pas au cinéma pour recevoir des leçons de morale. J’ai eu envie de le faire réfléchir d’une manière peut-être plus légère, mais je fais le pari qu’elle peut marquer en profondeur. On a plus de plaisir à repenser à un film qui a constitué un moment de bonheur qu’à un film qui nous a mis mal à l’aise.
Ce dernier nous fait peut-être avancer dans la tête mais finalement, la dénonciation, qui est très puissante au moment même, s’estompe sur la durée. J’ai tenu à garder pour mes personnages un regard d’humanité, d’amitié et de tendresse. Certains vont me reprocher le côté gentil du film, mais quand on se moque de manière cynique ou sarcastique, on se met à distance de son sujet, et on en éloigne aussi le spectateur. Or, j’ai eu envie de créer une connivence, pour que ceux qui regardent le film se sentent proches des personnages.
C : Mais est-ce que ce côté "gentille comédie" n’ôte pas au film une bonne partie de la tension, du ressort dramatique qu’il aurait pu avoir
P.P.R. : Le ressort dramatique, on l’a voulu au niveau de l’intrigue amoureuse entre les deux personnages, du côté de la comédie sentimentale plus que de la satire sociale. Pour donner du corps à ces enjeux plus sociaux, il aurait fallu devenir très technique. Cela aurait fait basculer le film vers l’analyse politique et on perdait ce mélange de genres qui me plaisait. L'intérêt du spectateur est maintenu par les rebondissements successifs et, même s’il n’y a pas une tension extrêmement dramatique, il y a toujours une envie de voir à quoi cette situation va aboutir.
C : Comme votre film Thomas est amoureux, Comme tout le monde mélange pellicule et images numériques. Y a-t-il eu un travail dès le départ sur le numérique, ou bien ce mélange s’est-il fait en post production ?
P.P.R. : On a tourné avec deux supports. Les images cinéma sont en 35mm, mais tout ce qu’on voit dans le film à travers les caméras de surveillance, dans l’appartement de Jalil, dans les supermarché etc…a été tourné avec des minicams et a fait ensuite l’objet de tout un travail graphique en post production. Avec Pick-a-Boo et Sergio Honorez, on s’est beaucoup amusé à faire ce travail, nécessaire pour rendre l’impression que Jalil était surveillé, observé en permanence. Tout le montage du film s’est fait en digital et on a refait, au final, un kinéscopage pour remettre le résultat sur pellicule.
C : Et comme dans Thomas…, vous accordez un soin tout particulier aux couleurs, avec des dominantes qui se déclinent et des harmonies de tons très subtiles. Un travail soigné.
P.P.R. : Cela me fait plaisir de vous l’entendre dire, mais je renvoie le compliment aux équipes techniques avec qui j’ai travaillé. Le point commun entre les deux films, c’est la chef opératrice, Virginie Saint Martin. C’est vrai qu’elle aime aller vers des choses audacieuses au niveau des couleurs et, dans une comédie comme celle-ci, on doit aller vers une image lumineuse et pétillante. Personnellement, j’ai des envies sur ce que telle séquence doit provoquer mais, au-delà, je suis ouvert aux suggestions des chefs décorateurs, costumiers etc…. J’aime assez varier les ambiances et ici, on dispose d'une grande variété de décors pour, par exemple, alterner l’univers froid de la SOMADI, celui, chaud de l’appartement de Jalil, les décors pétants, artificiels, des plateaux télés, avec par moment, quelques touches de nature… j’aime bien quand il y a beaucoup de choses dans un film.
C : C’est un film qui parle beaucoup de la télé et, généralement, on associe plutôt cet univers chaleureux et pétillant comme vous dites à la télévision. Vous n’avez pas cherché à faire ressortir cette affinité ?
P.P.R. : Il y a effectivement une référence constante au monde de la télévision puisque le film commence avec une émission télé, et que, par la suite, les émissions ponctuent le film… J’aime bien mettre en avant l’esthétique télé mais en même temps, j’ai toujours été d’avis que trop de satire, de parodie, affaiblit le propos. J’ai donc proposé des décors crédibles et jolis en même temps. Pour que le spectateur se retrouve en situation d’y croire. Il y a beaucoup d’esthétiques différentes dans le film. On a voulu être au plus proche des personnages, on a donc beaucoup de cadrages rapprochés. Le film peut fonctionner sans problèmes en télévision, mais c’est quand même sur grand écran qu’on l’apprécie pleinement. Non seulement au niveau de l’image, mais aussi de la bande son, très riche et super soignée par le mixeur Thomas Gauder et l’ingénieur du son Pierre Mertens. On dit du son que c’est la troisième dimension d’un film, ce qui lui donne son relief. Et même si on dispose aujourd’hui chez soi d’équipements performants, il n’y a quand même que dans une bonne salle qu’on peut vraiment l’apprécier.
C : Parlons un peu du casting, en grande majorité français, où l’on retrouve assez peu d’acteurs belges même si on y voit Verhaert, Hammenecker, Bibot, Cornil,…
P.P.R. : Je voulais que mon histoire se passe en France, notamment à cause de l’élection présidentielle. En Belgique, il n’y a pas cet énorme enjeu un peu universel autour d’une personne. Et le sujet ne justifiait pas de faire un film teinté de belgitude. Pour le rôle de Jalil, j’ai fait un énorme casting sur la France et la Belgique. Il se fait que la personne sur laquelle j’ai flashé, Khalil Jaddour est français, mais je ne l’ai choisi que parce qu’il était Jalil. Pour la famille qui l’entoure, on a un plus grand panel de comédiens d’origine arabe sur la France, et il fallait que l’accent, par cohérence, soit plutôt l’accent français que celui des quartiers d’ici. Mais en même temps, mon cœur saigne, parce que j’aime vraiment beaucoup les comédiens belges et que j’ai envie de tourner avec eux. J’ai heureusement retrouvé des amis qui m’ont fait le plaisir d’accepter des petits rôles dans lesquels ils sont fabuleux. Essayez de repérer Jan Hammenecker qui fait un garde du corps, presque une silhouette, mais qui est hilarant, extraordinaire. Et puis nous avons Caroline Dhavernas, qui joue Claire. Elle est canadienne, mais elle est indétectable comme telle tant elle maîtrise son accent à la perfection.C : Les acteurs « bankables » figurant dans votre film (Lhermitte, Lauby, Melki,…) ont des rôles secondaires alors que les rôles principaux sont tenus par des comédiens quasi inconnus (du moins chez nous pour ce qui concerne Caroline Dhavernas). Ce qui apporte une certaine fraîcheur en l’occurrence. Soyons francs, si j’avais eu des réponses enthousiastes et positives de vedettes super connues, je n’aurais pas dit non. Mais ces comédiens doivent faire des choix et ne peuvent pas se retrouver dans tous les projets. Pour jouer quelqu’un qui est "comme tout le monde", ça aide aussi d’avoir un visage qui n’est pas connu. En même temps, dans le monde actuel, le marché est tel que la pure curiosité ne suffit plus pour aller voir des films. Vu le côté inclassable du film avec son mélange de genres, j’ai bien senti la difficulté qu’il y avait à le présenter au public sans références. Pour jouer un président français, par exemple, si vous prenez un parfait inconnu, cela aura moins d’impact que si vous le faites jouer par une vedette qui n’est pas vraiment attendue dans ce rôle là. Thierry Lhermitte, qui avait beaucoup aimé Thomas est amoureux, a accepté d’emblée. De même pour mon couple de sondeurs, interprété par Chantal Lauby et Gilbert Melki.
C : Vous pourriez continuer dans ce genre assez rare en Belgique qui est celui de la pure comédie ?
P.P.R. : Je n’ai pas l’intention de me spécialiser. J’ai fait ce film parce que j’en avais envie. Demain, je peux faire quelque chose de complètement différent. Par ailleurs, il y a des éléments de comédie dans de nombreux films belges. Je ne parle pas de films à gros gags tonitruants comme Dikkenek mais à l’humour plus léger, décalé. Je suis sûr que les films de Benoît Mariage ou d’Alain Berliner qui vont sortir bientôt contiendront, entre autres, ce genre d’éléments. C’est ce mélange de genres que j’aime, et c’est une chose qui devient de plus en plus difficile à faire dans le monde d’aujourd’hui où, pour des raisons de diffusion ou de rentabilité, on aime bien pouvoir mettre votre travail dans des petites cases. Maintenant, pour avoir un financement confortable, il ne faut même plus faire des concessions au marché, il faut faire votre film pour le marché. Où alors, si tu veux faire un film comme tu l’entends, accroches-toi avec les moyens du bord. Alain, Benoît ou moi-même qui mélangeons les genres sommes peut-être les derniers à pouvoir nous offrir ce luxe. Le seul espoir serait que naisse le concept de cinéma bio, comme s’est créé le concept de nourriture bio face à la malbouffe. Au départ, c’était un phénomène de mode pour clients aisés, mais c’est devenu un mouvement de masse qui a transcendé la mode. Au cinéma aussi, il faudrait que se développe un mouvement de masse de spectateurs qui privilégient la qualité. Il pourrait alors se créer des réseaux de cinémas où le spectateur pourrait se rendre, sans même nécessairement savoir ce qu’il va voir, mais en sachant que, de toutes façons, il va voir quelque chose d’intéressant. De telles salles existent, mais elles sont en position de résistance, sans vraiment peser face aux grandes salles commerciales. Il faudrait que se développe entre elles davantage de relations, de contacts, de synergies, comme dans le monde des produits bio.
Cette envie de ne pas être formaté, de lutter pour continuer à être soi-même, c’est exactement ce dont parle Comme tout le monde. Ce n’est peut-être pas un hasard.