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Pierre-Yves Vandeweerd, les Dormants

Publié le 12/10/2009 par Dimitra Bouras, Antoine Lanckmans et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Désireux de reconstruire cette ambiance « bucolique » du « lâcher prise » comme aime le dire Pierre-Yves Vandeweerd, nous avons voulu filmer notre rencontre avec le cinéaste dans un endroit irréel, en pleine capitale. Il s’est installé dans un petit coin de verdure où s'ébattent oiseaux et papillons dans le bruissement d'une fontaine, entre vrombissements d'autobus et autres véhicules polluants, au cœur du quartier européen. Pierre-Yves est la contradiction incarnée, cet homme énergique, au raisonnement cartésien, où l'efficacité de ses actes équivaut à celle de ses mots, crée des images à contempler plutôt qu'à regarder, des images qui nous invitent à entrer dans un rythme hors du temps, où le regard se plisse sur des icônes rarement expliquées. Les Dormants, la dernière réalisation du poète documentariste, part du désir de garder le souvenir d'un être cher, une grand-mère qui a accompagné sa petite enfance. Cette femme qui lui a prodigué, on imagine, tendresse et affection, s'en est allée, l'esprit tourné vers son intérieur, coupant, petit à petit, les fils qui la retenaient au monde des vivants. À ses côtés, naissait et grandissait son arrière-petite-fille, celle qui sortait des limbes de l’enfance, celle qui avait encore besoin de mettre des distances entre elle et l'extérieur avant d'appréhender le vaste monde qui l'entoure. Ces deux êtres se rencontrent dans une complicité sans mots, que l'œil ému de Pierre-Yves Vandeweerd, le troisième sommet du triangle, capte.
Les Dormants est un film à quatre temps. Il part sur une note en sourdine, quasi silencieuse, où l'intime est livré avec beaucoup de pudeur. Suivent les pérégrinations de l'auteur, ses recherches, son besoin de comprendre dans quel monde se plongent ceux qui veulent se détacher de la vie, ceux qui le quittent sur la pointe des pieds.
Encore hypnotisés par cet hymne amoureux, nous installons caméras et micro devant un banc d'un jardin public où nombre des promeneurs ont le regard des personnages des Dormants.

Pierre-Yves Vandeweerd : Il y a quatre parties dans le film : une première en noir et blanc, la deuxième aussi, mais avec un virage un peu sépia, une troisième en couleurs, mais toujours en pellicule, et enfin la dernière en couleurs, mais en vidéo et en 16/9. Cette évolution est en partie le fruit du hasard. 
Je rendais visite pratiquement tous les dimanches à ma grand-mère. J'aimais partager ces moments avec elle. Un jour, j'ai eu l'impression qu'une distance s’installait entre elle et moi. J'avais le sentiment qu'elle entrait dans un monde différent du mien, et pourtant, il y avait un lien très fort qui demeurait. J'ai été ébranlé quand je m’en suis rendu compte, et j'ai ressenti le besoin de la filmer. Il se fait qu'à ce moment-là, j'avais une caméra super 8mm et de la vielle pellicule qui venait des pays de l'Est.
J'ai commencé à filmer dans l'urgence, avec l'envie de conserver ce moment-là. Quand j'ai développé les premières pellicules, je me suis rendu compte que filmer avec cette caméra et sur cette pellicule me permettait de voir des choses que mon œil sans caméra était incapable de voir, que cela me permettait d’être en lien avec elle et elle avec son monde. J'ai continué à utiliser cette pellicule jusqu'à sa mort.
La deuxième partie du film a été tournée dans l'ossuaire des Ardennes françaises, pendant que je filmais encore la première partie, mais il y avait néanmoins ce sentiment que quelque chose allait se produire. Alors, je suis parti à la recherche d'autres « dormants », ces personnes qui sont entre deux mondes, sur plusieurs continents et dans d'autres coins de la planète pour essayer de refaire ce lien. 

Cinergie : J'ai l'impression que tu as voulu mettre les spectateurs en état d'hypnose pour mieux leur faire appréhender le film.
P-Y V. : Pour ce film, en effet, il faut lâcher prise. Si on ne lâche pas prise, rien ne se passe, mais quand on le fait, on se retrouve dans un état qu'on peut qualifier d'hypnose ou un état de dormition. Ces 6 ou 7 minutes au début du film sans voix, c'est peut-être le temps qu'il faut pour que le spectateur lâche prise, et accepte l'idée d'un voyage un peu différent.

C. : Comment t'est venue l'idée, saugrenue pour un père, d'associer l'état dans lequel se trouvait ta grand-mère, mourante, et celui de ta fille qui venait de naître ?
P.Y V. : Quand ma grand-mère est entrée dans cet état de « dormante », je me suis souvenu de mon premier enfant à sa naissance. J'avais le même sentiment, pendant ses premiers mois : il était là sans être là. C'est pour cela que j'ai voulu filmer la naissance de l'arrière-petite-fille de ma grand-mère, pour montrer que ces états, certes très différents, sont néanmoins semblables. Comme si les personnes en bas âges et les personnes âgées avaient ce point commun, que nous, adultes, nous n'avons pas. C'est cet état que je qualifie de dormant.
Ce nom, « dormant », fait référence à la légende des Sept Dormants que l'on trouve à la fois dans la sourate de la caverne dans le Coran et dans la religion chrétienne, mais c'est finalement, pour moi, quelque chose qui est apparu comme une vision poétique d'un état où l'imaginaire a tout autant sa place que le réel, un état de rêve.

J'ai longuement dialogué avec Jacques Lacarrière, un écrivain qui a beaucoup travaillé sur les Anachorètes d'Egypte du IVème siècle et sur le mysticisme dans l'orthodoxie. Je lui parlais de cet état commun entre ma grand-mère et ma fille. C’est ce qu’il qualifie lui, d'acédie, une sorte de mal de l'âme qui entraîne un repli sur soi-même.Ce film s’est fait dans le champ de l'intime. Au moment où je devais mettre sur papier ma démarche cinématographique, les mots me paraissaient faux. Le processus du film s'est fait dans les gestes et pas dans les mots.
L'écriture du film, et je pense que le Super 8 le permet, se fait donc dans le temps du tournage. Il y a quelque chose de très fort et de très jouissif qui se passe à ce moment-là. La caméra est un peu le prolongement de mon corps d’où ce tremblement qu'il y a dans l'image. C'est ce « vibratil », provoqué par ce que je sens en moi, qui se retrouve dans le geste posé avec la caméra. Si le spectateur doit lâcher prise d'entrée de jeu pour voyager dans le cadre du film, moi aussi, j'ai dû me libérer de la volonté de tout contrôler.
Par contre, lorsque je me suis retrouvé avec toute la matière, avec Philippe Boucq, le monteur, on a construit le film comme une pièce improvisée, comme lorsque deux musiciens qui se connaissent se retrouvent sur scène : ils ont l'habitude des pièces qu'ils maîtrisent, mais décident de se laisser aller, de ne plus rien contrôler 

C. : Quel est cet ossuaire que l'on découvre ?
P.Y.V.: Dans le film, on est dans quatre endroits différents, de la région liégeoise jusqu'au fleuve Sénégal, sans savoir réellement où l'on se trouve. L'ossuaire est un très vieux cimetière dans les Ardennes françaises dans lequel un gardien, à la fin du XIXème siècle, a dû déterrer les squelettes d’une fosse commune. Il s'est adonné à une étrange expérience : celle d'empiler les 48.000 crânes trouvés. Ce qui est assez effroyable, c'est que ces 48.0000 crânes, quand on les regarde bien, se ressemblent tous. Comme s'ils avaient été faits en série !
Pour le spectateur, c'est un passage, car c'est un film fait de passages. La dernière partie est libératoire. On passe de l'obscurité ou de quelque chose de plus fermé, à une image 16/9, en couleurs. On revient au réel, mais avec une histoire extraordinaire, celle d’une femme, dans les années 50, convaincue du retour de son mari disparu. Elle était sûre qu'elle allait demeurer sous la forme d'un épouvantail dans un champ, et qu'un jour, son mari reviendrait, qu'il la reconnaîtrait et qu'ils seraient de nouveau ensemble. Ce qui me fascine dans cette histoire, c'est qu'avec l'imaginaire, tout ce qui est impossible peut devenir possible !
Aujourd'hui, ma manière de faire du cinéma, mon envie de continuer à en faire, c'est de mêler ma vie avec le cinéma. Je ne sais pas ce qui précède quoi : l'envie de faire ce film qui me fait vivre de telle manière ou le contraire ? Ce n’est pas pour raconter des choses par rapport à ma vie, mais partir de moi pour donner mes réflexions sur le monde. Tous mes films sont empreints de cette idée. Ils ont tous été faits sur le temps, à partir d'un vrai désir, et souvent d'une rencontre. Je pars d'un bout de mon histoire, qui me permet de rencontrer des gens et de faire des liens avec des enjeux du monde, parfois politiques, parfois poétiques ou philosophiques. Dans les Dormants, il y a tout ce qui existait déjà dans mes autres films, mais peut-être, qu’aujourd'hui, j'ai une autre approche, due à mon âge, ma confiance en moi, ma capacité à lâcher prise et de ne pas tout vouloir contrôler. Un film existe parce que d'autres films ont existé avant, ceux qu'on a faits et ceux qu’on a rêvés.

C. : Le film repose sur la bande son qui l'habille littéralement.
P-Y V.: L'idée était de donner une proposition sonore, de ne travailler que sur le détail, et d'amener tout un chacun à faire un exercice d'écoute. Partir à la recherche de sons qu'on n'a plus l'habitude de percevoir, en tout cas à la télévision ou dans un milieu extra urbain. Il n'y a pas de son synchrone dans ce film, donc, il y a eu deux montages séparés, indépendants et totalement imbriqués entre les images et les sons. 

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