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50/50 - Le Cercle des noyés de Pierre-Yves Vandeweerd

Publié le 04/02/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

Pierre-Yves Vandeweerd est un cinéaste belge. Ses films s’inscrivent dans le cinéma du réel et ont été tournés dans plusieurs régions du monde : en Mauritanie (Némadis, des années sans nouvellesRacines lointaines / Le Cercle des noyés), au Sahara occidental (Les Dormants / Territoire perdu), au Soudan (Closed district), en France sur les Monts Lozère (Les Tourmentes). Son dernier film, Les Éternels a été réalisé en Arménie et au Haut-Karabagh.

 

Tournés pour la plupart en pellicule 16 et super 8 mm, ses documentaires réunissent, par un geste cinématographique poétique, des guerres et des destins oubliés, les limites de la raison, la condition humaine. Ils résonnent comme autant d’incursions aux confins du réel.

Après des études en Anthropologie et Civilisations africaines, Pierre-Yves Vandeweerd a enseigné, jusqu’en 2003, comme assistant à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université Libre de Bruxelles. De 2004 à 2008, il développe et dirige dans le cadre de la coopération bilatérale entre la Communauté française de Belgique, la Région wallonne et le Sénégal, une résidence annuelle d’écriture et de réalisation documentaire destinée à des jeunes cinéastes sénégalais : Cinéma(s) d’Afrique(s). De 1998 à 2008, il est co-directeur du festival biennal du cinéma documentaire de la Communauté française de Belgique : Filmer à tout prix. De 2008 à 2011, il est professeur à l’IHECS (Institut des Hautes Etudes de Communication Sociale). Depuis 2011, il collabore en tant que programmateur au festival Les Etats Généraux du documentaire de Lussas. Depuis 2014, il enseigne à la Haute Ecole d’Arts et de design (Head) de Genève.

Le Cercle des noyés est le nom donné aux détenus politiques noirs en Mauritanie, enfermés à partir de 1987 dans l’ancien fort colonial de Oualata. Ce film donne à découvrir le délicat travail de mémoire livré par l’un de ces anciens détenus qui se souvient de son histoire et de celle de ses compagnons. En écho, les lieux de leur enfermement se succèdent dans leur nudité, dépouillés des traces de ce passé.

 

Le Cercle des noyés

 

Anne Feuillère : Après vos trois premiers films, Le Cercle des noyés amorce-t-il un changement dans votre parcours de cinéaste ?

Pierre-Yves Vandeweerd : Oui, il se situe à un moment charnière pour différentes raisons. Le travail sur la forme et le langage y est différent de celui que j'avais pratiqué avant. J'ai abandonné dans ce film la parole synchrone pour la faire advenir sous la forme d'un texte composé, dit par le narrateur et qui va constituer la rythmique du film. Au niveau de la narration sonore, même s'il y avait une collecte des sons synchrones au moment du tournage, j'ai monté, inventé l'univers sonore de manière asynchrone. Ce film le permettait, parce que l'histoire que raconte Fara Bâ est une histoire tristement universelle. C'est la sienne, celle de ses compagnons, celle de nombreuses personnes dans le monde qui ont vécu l'enfermement. C'est aussi un récit de résistance, de douleurs infligées par des hommes à d'autres hommes. Je l'ai revu à Montréal en novembre dernier lors d'une rétrospective de mes films et je crois que c’est lui, parmi mes réalisations, le film « éternel » (rires) ! Il ne vieillira pas. Il est en noir et blanc, tourné dans une nature plutôt intemporelle – ce fort de Ouatala est hors du monde. Le narrateur, Fara Bâ, est un survivant mais il est aussi un revenant. Il vient, disparaît, le vêtement qu'il porte ressemble à un linceul. Ce n’est pas la qualité du film qui est éternelle, bien sûr, mais tout ce qui l'habite et le traverse. Quant à la narration, elle est peut-être plus évidente que celles des films suivants qui sont davantage des propositions d'associations poétiques. Ce film, oui, en ce sens, annonce ceux qui vont suivre.

A.F. : Votre expérience au Soudan, qui fait l'objet de votre film précédent, Closed District, avait-elle changé votre place de réalisateur ?

P.-Y. V. : Elle a remis certaines choses en question : qu'est-ce que pour moi le cinéma du réel, le cinéma documentaire ? Avais-je seulement envie de documenter, raconter, être témoin d'une situation et en faire part par le biais d'un film ? C'est une manière de faire du documentaire, mais ça n'était plus celle que j'avais envie de faire. Il s’agissait pour moi de réfléchir à ce que peut le cinéma, à ce qu’il peut nous faire partager au niveau de la pensée, à ce qu’il peut nous faire vivre au niveau de nos émotions. Les films précédant Le cercle sont des ébauches, des recherches qui m'ont permis de naître en tant que cinéaste. Faire du cinéma, c'est s'en remettre aussi à ses propres convictions autant qu'à ses doutes. Non pas une conviction aveugle, mais plutôt une confiance en ce que l'on a envie de vivre avec le cinéma et de mettre en partage avec le spectateur. C'est aussi flirter avec les limites, avec le désordre, être capable de bousculer nos normes, notre confort, et notre volonté de tout contrôler.

Et Le cercle marque aussi pour moi ce changement de cap. D’un point de vue narratif, je m'étais précédemment impliqué de différentes façons : en étant à l'image dans Némadis, dans Racines lointaines par le biais d'une voix off à la première personne comme, bien sûr, dans Closed District, qui est une réflexion sur ma place de cinéaste dans ce contexte de guerre. Dans Le Cercle des noyés, je ne suis plus la « voix off », je ne suis plus à l'image, il ne reste que ce texte que nous avons écrit à deux, Fara Bâ et moi. Et, finalement, je considère que la plus belle manière d’être présent dans un film en tant que cinéaste, c'est d'inventer une forme en résonance avec le propos. Le cinéma du réel, c’est justement pour moi tout l'art d'être en prise et en éveil par rapport au monde qui nous entoure, et de restituer cette énergie par un acte de création. Je fais un film tous les trois ans. Chacun d'eux est, en ce sens, le condensé, le principal de ce que je peux avoir à exprimer à un moment donné de ma vie. 

 

Le Cercle des noyés

 

A. F. : Le cercle des noyés a été un vrai succès critique et public...

P.-Y. V. : Un grand succès, en documentaire, c'est toujours très relatif ! A l'époque, on se faisait croire qu'un film documentaire pouvait être à l'affiche et connaître le même succès qu’une fiction. Depuis lors, la réalité a prouvé qu'un film pouvait avoir une belle circulation dans des salles de cinéma, mais qu'on court un peu en vain derrière ça. Mais il a eu une belle vie. A la fois dans un milieu purement cinématographique et dans des festivals plus thématiques. En Afrique aussi. Et puis, il m'a ouvert aux coproductions qui ont suivi pour mes autres films avec Arte (La Lucarne). Il continue néanmoins à tourner. Mais mes derniers films, Les Tourmentes ou Les Éternels, circulent davantage.

On nous dit que les gens ne sont plus habitués à voir des films « de création », parce qu'ils demanderaient plus de concentration. Mais je remarque que les films qui ne sont pas porteurs d'une réelle proposition de cinéma résistent difficilement au temps. Plus on va loin dans un geste cinématographique, plus, en fait, les films circulent.

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