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Rachel Lang, réalisatrice de Mon Légionnaire

Publié le 08/11/2021 par Fred Arends, Josué Lejeune et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Rencontre avec la réalisatrice du magnifique Mon Légionnaire qui aborde, avec une grande maîtrise narrative et formelle, le corps particulier de la Légion étrangère ; ses hommes, ses femmes, les codes qui le maintiennent uni ou tendu et les relations qui se nouent entre les différents personnages.

Cinergie : Vous aviez déjà abordé le corps disciplinaire, armé dans le court-métrage Pour toi je ferai bataille (2010). Pourquoi avoir choisi de mettre la Légion étrangère au cœur de ce nouveau récit ?

Rachel Lang : À la fin de Baden-Baden (2016), il y a un personnage qui va s’engager dans la Légion étrangère et il y avait donc déjà un pont qui était fait à ce moment-là. J’ai eu une expérience militaire à l’âge de 19 ans qui a fait que je me suis intéressée à cette arène et la problématique du couple dans cette arène m’intéresse depuis longtemps. Quand je suis sortie de mes classes, je me suis demandée comment les gens retrouvaient leur conjoint après une intensité de vie aussi forte de camaraderie. C’est donc un projet auquel je réfléchis depuis un certain temps.

 

C : La Légion étrangère est un corps armé très particulier par rapport aux autres corps militaires. Les codes et règles sont très précis. De même, il y a aussi une « mythologie » autour de la Légion étrangère, des fantasmes….

R.L : Il y a surtout une règle très significative qui est que le légionnaire s’engage comme célibataire. Pendant 5 ans, le légionnaire n’a pas le droit d’avoir une épouse, ni de reconnaître des enfants, ni d’avoir un appartement ou de faire un crédit pour une voiture. Et comme je voulais faire un film sur le couple, c’était l’endroit où c’était le plus compliqué pour le couple, par ce statut spécifique du légionnaire.

 

C : Vous mettez en scène deux couples très différents, de façon assez équilibrée. Quel est celui auquel vous avez pensé en premier ?

R.L. : Au départ, j’avais envie d’avoir un point de vue de chaque sexe, d’avoir une femme qui nous emmène dans le monde des femmes et un homme qui nous emmène dans le monde des hommes, et j’avais envie que ce point de vue ne soit pas celui d’un seul couple. Il y avait donc cette envie d’avoir deux couples différents. Il n’y en a pas un qui est venu avant l’autre ; ils ont vraiment été construits en même temps. J’avais également envie d’avoir deux couples de niveaux sociaux différents : un couple avec un officier franco-français car les encadrants des légionnaires sont français et ce jeune couple venu d’Ukraine qui sera différemment mis à mal par les épreuves de la guerre par rapport au couple français qui est mieux formé car ils ont les mots, les outils pour parler de ce qui leur arrive, et de prendre du recul.

 

C : Dans chacun de ces deux couples, il y a une forme de rébellion de la part des femmes notamment sur la question de l’enfant. Vlad, le légionnaire ukrainien qui ne veut pas en avoir et le personnage de Louis Garrel qui en veut un second. Souhaitiez-vous montrer cette opposition alors que la femme est assez accessoire dans ce corps armé ?

R.L : C’est marrant cette histoire d’enfant car je ne l’avais pas pensée comme vous le dites. Dans un couple, c’est le refus de l’homme et dans l’autre, celui de la femme.

 

C : Et les femmes sont souvent rappelées à l’ordre comme le personnage de Camille Cottin, obligée de se rendre aux réunions des épouses…

R.L. : C’est vrai que le statut des épouses est compliqué car traditionnellement, les officiers sont mutés tous les deux ans et du coup pour les épouses, c’est difficile de retisser un milieu professionnel et social à différents endroits. Autrefois, la plupart du temps, les femmes ne travaillaient pas car c’était trop compliqué de refaire sa vie à chaque fois. Mais l’armée évolue avec la société et les femmes travaillent de plus en plus. Il y a des endroits où il faut que ça bouge et le film appuie aussi là où ça fait mal. En effet, on demande aux femmes de jouer un rôle alors qu’elles ne sont pas sous contrat avec l’armée et qu’elles ont une vie. Et le personnage de Camille Cottin se bat un peu contre ça. Les deux personnages féminins vont, petit à petit, s’affranchir et se libérer de ce qui ne leur convient pas. Le personnage de Nika vient avec un fantasme de ce qu’est l’amour, avec une naïveté qui est celle de la post-adolescence et qui va se confronter à la réalité. Elle va faire ce chemin qui va l’amener à dire « cela ne me convient pas » et à trouver ce qui lui convient. Le personnage de Camille Cottin va également parvenir à exprimer sa peur qu’elle et son mari se perdent tous deux alors qu’ils forment un couple solide, mature, avec un enfant.

 

C. : La question du langage est également essentielle dans le film. À la fois celui de la Légion qui « contamine » l’ensemble de cette microsociété et aussi durant les scènes au Mali ; l’accident ne se vit que via la radio, nous ne sommes pas du tout dans le spectaculaire mais dans quelque chose de très proche…

R.L : Alors il y a deux choses selon moi. Le langage difficile à supporter pour le personnage incarné par Camille Cotin, c’est le côté « famille ». L’armée est une famille tellement forte ; les légionnaires viennent de plus de 150 pays et ils n’ont que 400 mots de vocabulaire dans leurs bagages qu’on leur donne pendant les deux premiers mois de classe. Ce langage est très particulier car il est fait de plein de mots très codifiés qui font que c’est une famille très forte. À côté, la famille nucléaire a du mal à exister car la famille « légion » mange les hommes, les aspire vraiment fort. Et le personnage de Camille Cottin râle, car ce langage contamine son enfant qui est aussi en train de se faire happer par la Légion.
Ensuite, il y a le langage en opérations, celui du travail. J’avais envie de montrer un travail plus qu’un spectacle et de montrer ce qu’on voit lorsqu’on est à un seul endroit, c’est-à-dire pas grand-chose. On est dépendant de comptes-rendus qui arrivent sur des canaux de communication qui sont de piètre qualité. Je souhaitais faire ressentir, dans ce véhicule blindé où l’on est dans une situation a-spectaculaire, la solitude du chef, le brouillard de la guerre et la difficulté à décider dans l’incertitude. Le langage est la seule chose à laquelle on peut se raccrocher dans le huis clos de ce véhicule blindé. Et toutes les images que les spectateurs peuvent se forger proviennent du peu de mots qu’on comprend par la radio.

 

C : Les scènes de guerre sont très « aveugles », on ne voit pas grand-chose à l’instar de la scène de l’attaque du rocher. Comment aborde-t-on la guerre en tant que cinéaste ?

R.L : Moi, je suis officier de réserve. Les missions de la Légion sont les mêmes que celles de l’armée régulière, le métier est le même. J’ai eu l’occasion d’aller en mission au Mali et les scènes filmées sont très documentées à savoir que cela se passe réellement comme cela. Et pour les aspects plus techniques, j’ai fait appel à des référents qui ont relu les séquences pour être sûre d’être précise. Par exemple, commander un hélicoptère d’attaque tigre, c’est une procédure carrée et j’ai donc fait corriger la séquence.

 

C : Votre point de vue sur la guerre est très différent de ce qu’on a l’habitude de voir…

R.L. : Oui car j’avais aussi envie de montrer le rôle social de l’officier, un rôle de père de famille et le fait de porter une responsabilité, celle de la vie ou de la mort de ses subordonnés qui sont un peu comme ses enfants, est une charge très lourde. Et de rester avec Maxime dans le véhicule où il apprend la mort de l’un de ses soldats et qu’il doit gérer, ne pas céder à ses pulsions qui serait d’aller riposter, ce qui ne serait pas une décision juste, qu’il n’aurait d’ailleurs pas le droit de prendre car il doit rendre compte à ses supérieurs. C’était important de montrer toute cette maîtrise qui est imposée par le métier.

 

C. : Comment avez-vous choisi et travaillé avec les quatre interprètes principaux, deux assez connus, les Français Louis Garrel et Camille Cottin, l’Ukrainien Alexander Kuznestov et la Lituanienne Ina Marija Bartaitė ? Aviez-vous un désir d’elles et d’eux au départ ?
R.L :
Non pas du tout. J’ai vraiment écrit le film sans penser à des comédiens. Comme les deux couples proviennent de milieux sociaux différents, le couple français et celui venant de l’étranger, il y avait un sens à prendre deux acteurs connus pour le couple d’officiers, socialement ça me semblait sonner juste. Je n’avais pas du tout pensé à Louis Garrel car on a l’habitude de le voir dans des choses plus urbaines, comme un poète, un peu romantique qui marche dans Paris. Et il a fait une lecture qui était tellement juste et tellement forte que je me suis dit « ok on va faire le pari que le corps suive, qu’il se donne les moyens d’incarner ce personnage. » Il a eu un coach « Légion », un coach physique de cinéma pour se muscler et il a fait un camp avec d’anciens légionnaires qui l’ont formé aux rudiments. Il s’est imprégné de beaucoup de gens qu’il a rencontrés pour nourrir son personnage. Camille Cottin, ça été une rencontre assez évidente. Il fallait quelqu’un qui soit à la hauteur de Louis pour lui tenir tête, qui soit une femme de caractère un peu forte et Camille a cette chose hyper belle et complexe dans l’œil qui lui donne une pointe de tristesse dans la joie ou une pointe de joie dans la tristesse. Ce couple m’a donc beaucoup séduite. Pour l’autre couple, c’est en regardant un film de Sharunas Bartas, qu’on a eu connaissance de l’existence de Ina Marija. Il se trouve qu’elle était au cours Florent à Paris à ce moment-là, donc ça été facile de la rencontrer. Elle était dans la classe internationale en anglais et ne perfectionnait donc pas son français, ce qui était parfait vu que nous cherchions quelqu’un qui parle mal français. Elle a fait une scène incroyable, et avec la directrice de casting, nous étions en pleurs à la fin, tellement elle était puissante. Pour Alexander Kuznestov, déjà présent dans Leto présenté à Cannes en 2015, il y a eu un casting en Russie où il était également très fort, il avait ce côté déterminé comme le personnage de Vlad. Ce fut des moments très intenses qui ont permis de débuter le tournage avec beaucoup de sérénité.

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