Cinergie.be

Rencontre avec Sébastien Delloye, Producteur de la première série originale Netflix belge

Publié le 20/01/2020 par David Hainaut et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

«Netflix doit désormais être considéré comme une plateforme faisant partie du paysage belge»

 

Première série originale belge créée par la plateforme Netflix, Into The Night, pour l'heure en montage, marquera cette année un tournant dans le paysage audiovisuel belge.

 

Tourné ces derniers mois en Bulgarie, ce projet est produit par Entre Chien et Loup, une société bruxelloise créée en 1989 et bien connue dans le petit monde du cinéma, tant dans la production belge (pour les films de Lucas Belvaux, Nabil Ben Yadir, Sam Garbarski...), que la coproduction internationale (Elle, L'Homme qui tua Don Quichotte, Minuscule, Le Secret des banques, Stars 80...), et dont l'expertise s'est plus récemment confirmée en séries, puisqu'elle a notamment financé Ennemi Public et Versailles.

 

Réalisée par le duo flamand Inti Calfat – Dirk Verheye (à qui l'on doit notamment la série Over Water) et écrite par l'Américain Jason George (auteur pour la série Narcos), Into The Night compte notamment parmi ses interprètes Pauline Etienne, Laurent Capelluto, Astrid Whettnall, Babetida Sadjo, Vincent Londez, Yassine Fadel, Laura Sepul, Nabil Mallat ou encore Jan Bijvoet. Un point avec son producteur, Sébastien Delloye.

Cinergie : Que vous vous retrouviez producteur de la première série belge imaginée par Netflix est-il lié au retentissement international d'Ennemi Public ?

Sébastien Delloye : Je pense, oui, en plus de notre implication dans la série Versailles. La conjonction de ces deux projets a sans doute plu à Netflix. Bien renseignée, la plate-forme nous a contactés en février dernier, au moment de son processus de sélection, pour comprendre comment nous travaillons. Tout s'est ensuite rapidement accéléré puisque fin juillet, nous tournions déjà ! Mais voilà, quand on nous appelle avec un concept aussi fort que celui-là, on saute les pieds joints. Nous sommes fiers d'avoir fait cette première série dans ce cadre-là. 

 

Série VersaillesC. : Que sous-entendez vous par un « concept aussi fort » ?

S.D. : Je dirais qu'il est surtout inhabituel par rapport à nos séries, en général plus balisées. Là, ça sort de tout ce qu'on pouvait imaginer chez nous, y compris pour les comédiens impliqués, qui ont avoué s'être retrouvé face à une proposition complètement inédite pour eux. Car en gros, Into The Night, qui démarre de Bruxelles, est une série où le soleil tue tout le monde ! On suit un groupe de personnages qui doivent rester dans un avion pendant une nuit, sous peine d'être confronté à la lumière et donc, à la mort. Des rescapés par ailleurs contraints de tourner autour du monde, au moment où le soleil est de l'autre côté, tout en devant se recharger en fuel : c'est une sorte de survie à toute épreuve. Avouons que tout ça sort quand même de l'ordinaire (sourire)...

 

C. : ...tout comme le casting !

S.D. : Oui. Si la personne centrale du projet, en l'occurrence Jason George, en est un show runner américain, c'est un duo flamand expérimenté, formé par Inti Calfat et Dirk Verheye, qui se retrouve à la réalisation. Mais l'ancrage est bien belge, puisqu'on démarre de Belgique, avec une compagnie aérienne belge, des comédiens (NDLR: belges, à 80%) bruxellois, flamands, wallons. Et idem pour de nombreux techniciens...

 

C. : Concrètement, quel est votre travail sur ce projet ?

S.D. : Beaucoup de temps sur le tournage en Bulgarie, du suivi de l'écriture au déroulement du budget, en passant par le castings et les contrats. Mais nous n'étions pas seuls sur place, puisqu'il y avait deux équipes qui tournaient en simultané, soit un total de 120 personnes. Si les prises de vues ont surtout eu lieu là-bas, c'est pour des raisons économiques, mais aussi pratiques, car ce pays possède des studios hérités du communisme, avec une foule d'accessoires et de décors, où l'on retrouve une rue de New York, de Londres, etc... Puis, quand Jason Georges (NDLR: également auteur des six épisodes) a été contacté pour le projet, il s'est lui-même rendu sur place, ce qui était assez malin de sa part. Vu ses avancées sur certains décors, le choix du lieu s'est vite imposé, alors que nous avions plusieurs idées. Cela nous a permis de nous concentrer plus vite sur le casting, et le reste. En ce moment, on monte tous les épisodes de front, en vue de les livrer pour juin. Il y a pas mal d'effets spéciaux, répartis entre la Belgique (Mikros) et la France. Et tout ira encore vite dans le final, car Netflix doit traduire et/ou doubler dans 27 langues, ce qui représente un boulot conséquent.

 

C. : Qu'on comprenne bien : il n'y a pas dans ce projet les habituels financements (fonds publics, Tax shelter...), comme vous l'indiquiez à nos confrères du Soir, en novembre dernier ?

S.D. : Finalement, il y aura un peu de Tax shelter ! Mais effectivement, c'est une manière de faire différente, Netflix prenant énormément de risques. Ils investissent et produisent énormément chaque année, mais cela n'exclut pas des financements externes. Nous devons considérer ces plateformes comme faisant désormais partie du paysage : en marge de Netflix qui en est le leader, d'autres arrivent, comme Amazon, Appel ou Disney. Le marché mondial est en train de s'organiser autour d'eux, car ils ont besoin de beaucoup de productions pour garder un maximum d'abonnés. Tout ça s'harmonise bien avec les normes européennes, puisqu'ils ont besoin de contenu locaux Je ne dis pas que ce sera la seule règle pour nous en Belgique dans le futur, mais on doit bien se dire qu'il va falloir compter avec, exactement comme cela se passe en Allemagne, en Espagne, en France ou ailleurs...

 

C. : Avec ses 150 millions d'abonnés dans près de 200 pays, Into The Night devrait en tout cas vous garantir un beau potentiel de visibilité...

S.D. : Oui. Bien que j'avoue n'avoir pas encore tout à fait tout compris leur système d'algorithme mais en tout cas, la série sortira absolument partout ! Après, il faut que le bouche-à-oreille prenne. Il y a parfois des séries qui fonctionnent tout de suite, d'autres six mois plus tard. Tout ça reste encore mystérieux, mais dans cette globalisation il y a des choses positives et étonnantes : par exemple, une série polonaise peut tout à fait connaître un immense succès au Brésil. Soit auprès d'un public qui, jusqu'il n'y a pas encore si longtemps, n'aurait jamais été atteint...

 

Ennemi PublicC. : Pour la Belgique, cette première série Netflix change donc la donne ?

S.D. : Oui, même s'il je ne pense pas qu'on va produire cinquante séries par an de cette façon-là. Il faut rester réaliste par rapport à notre marché. La RTBF, VRT, VTM et nos autres opérateurs continueront à produire leur propre produit d'appel. Netflix et ses concurrents ne vont pas tuer les télévisions locales, qui essaient de se battre pour produire des contenus intéressants. Peut-être que pour certains acteurs il est difficile de survivre dans cette évolution mais globalement, tout ça va se tenir. On pourra même voir naître certaines nouvelles alliances. C'est une concurrence saine. Pour nous producteurs en tout cas, c'est positif qu'il y ait un maximum de guichets différents. D'ailleurs, on poursuit la préparation d'Ennemi Public 3 avec le Fonds Séries, et nous envisageons d'autres projets belges dans le même registre.

 

C. : Pour une boîte de production, rester sur le terrain des séries semble donc inévitable, à l'heure actuelle ?

S.D. : Aujourd'hui, un peu. Le tournant qu'on a pris avec Ennemi Public était aussi excitant qu'inattendu, mais on s'y est lancé à fond et on ne le regrette pas. Mais clairement, le marché actuel reste étroitement lié aux séries. Cela dit, je pense que tout cela est cyclique et qu'on assistera au retour du long-métrage. D'ailleurs, les grosses plateformes que nous citions produisent et investissent toujours plus pour le septième art. Je ne suis donc vraiment pas inquiet pour l'avenir du cinéma !

 

C. : Votre programme semble en tout bien chargé...

S.D. : C'est une belle période, en effet. Nous venons pratiquement de boucler deux années en une ! Car en plus de ces deux séries, on en produit une autre (Cellule de Crise, avec André Dussollier) avec la TSR en Suisse. Et au cinéma, alors que God Exists, her name is Petrunya rafle pas mal de prix en Festivals, on coproduit Une Sirène à Paris, premier long-métrage en live Action de Mathias Malzieu, ainsi que La Guerre d'Erna, un film danois autour de le premier conflit mondial, tourné en partie en Belgique. Heureusement, nous sommes deux producteurs avec François Touwaide, et notre équipe comprend une dizaine de personnes.

 

Sébastien DelloyeC. : Se partager entre contenus nationaux et internationaux va continuer à faire partie de votre ligne éditoriale ?

S.D. : Oui, tout à fait. On essaie surtout de produire des choses qui nous plaisent, tout en essayant de savoir à quel public on s'adresse, en étant peut-être plus clairvoyant par rapport à cela que dans le passé. On est ouvert d'esprit au niveau de ce qu'on sélectionne, on aime grandir et tenter des choses comme Into The Night. Nous n'avons aucun souci à tourner du Maroc au Kazakhstan - en passant par l'Amérique du Sud - dans cette Belgique qui, dans sa nature profonde, a un système compétent et ouvert vers la coproduction. Et on aspire à privilégier la qualité à la quantité, sans trop se disperser comme on a pu le faire à une époque et en générant notre propre contenu.

 

C. : Pour conclure : que pensez-vous de l'évolution actuelle du paysage belge ?

S.D. : Il faut reconnaître que cette dernière année a été un peu tendue au niveau des financements liés au Tax shelter. On espère que les choses vont redevenir plus simples. Puis, je pense qu'il y a toujours quelque chose qu'on peine encore à faire, c'est de créer des «stars» belgo-belges. Nos collègues flamands ont réussi à construire cela sur plusieurs années, en établissant des ponts entre le cinéma et la télévision, avec des shows invitant des comédiens. Qui deviennent alors des visages plus connus. Côté francophone, il me semble que les télévisions pourraient tout à fait effectuer ce travail-là. Il nous manque encore cruellement une vraie émission grand public...

Tout à propos de: