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Sam Garbarski et Sébastien Delloye : réalisateur et producteur d'Irina Palm

Publié le 05/04/2007 par Anne Feuillère et Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Pas à pas, construire la fiction


Nous leur offrons une tasse de café avant de les filmer : Sam Garbarski, le réalisateur d'Irina Palm et Sébastien Delloye, son producteur d'Entre Chien et Loup sont un peu en avance par rapport à notre matériel et nous chipotons un peu. Comme nous n'avons pas deux petites cuillères, voilà le premier qui remue son café avec une énorme cuillère à soupe et s'en amuse, fait du bruit et teste notre micro. Et puis, il questionne notre camerawoman et nous demande si on laisse le sucre dans le champ pour être sponsorisé par la marque. Et voilà les deux hommes qui s'amusent... Le ton est donné, l'interview s'annonce bien. Mais gare à nous : si nous le chatouillons un peu trop sur nos velléités interprétatives (et on vous laisse imaginer jusqu'où nous sommes tentés d'aller avec cette histoire de sex-shop dans Soho), Sam Garbarski nous remballe et nous cite le passage d'un livre dans lequel il est plongé en ce moment, Une histoire d'amour et de ténèbres d'Amos Oz : que tout lecteur cherche dans ce qu'il lit des traces de la vie de l'auteur quand il devrait s'interroger sur ce qu'il projette de lui-même dans une fiction. Avis à bon entendeur ! Mais nous y sommes. Dans le vif du sujet, le vif de deux désirs : celui de raconter des histoires et celui d'y croire.  

Cinergie : Comment aborde-t-on le portrait d'une femme quand on est un homme ?
Sam Garbarski
: Je crois qu'il faut juste aimer les femmes (rires). C'est plus intéressant et plus riche que les histoires d'hommes…
Sébastien Delloye : Mais non, tu peux pas dire ça (rires) !
S. G. : Non, je dis n'importe quoi, là ! Mon prochain projet est une histoire d'hommes… Il ne faut pas dire ça (rires) !

Cinergie : Vos films précédents interrogeaient les notions d'identité et de culture, surtout religieuses. Vous passez à quelque chose de très différent.
S. G. : C'est vrai qu'à travers deux, trois courts métrages et Le Tango des Rashevski, je me suis demandé comment on vit avec tout ce qui nous est donné par notre éducation et nos origines, notre tradition et nos racines. Mais Irina Palm est un projet antérieur au Tango, vous savez ?! Ce film aurait dû être mon premier long métrage, mais c'était un projet très difficile à monter. Vous connaissez l'histoire : tout le monde cherche un scénario original mais quand on en a un, il est très difficile à produire. Voilà, c'est plus intuitif, j'ai juste fait le film que j'avais envie de faire. Cela dit, c'est vrai qu'on nous demande souvent "Mais, Irina Palm, qu'est-ce que c'est, finalement, comme film ?" Nous avons trouvé : une tragi-comédie romantique politiquement incorrecte ! C'est vraiment ça !

C. : Le récit avance par de très légères répétitions et variations, ce qui lui donne une grande cohérence. Avez-vous travaillé cela dès l'écriture ? Est-ce venu plus tard ? Au montage ?
S. G. : Je crois que le film est très bien écrit parce qu'il a été écrit et réécrit. L'histoire est, au départ, une idée de Philippe Blasband. Puis, à l'écriture, nous nous sommes rendu compte de certaines difficultés. Sébastien, Philippe et moi, nous avons donc réécrit plusieurs fois le scénario en français. Quand nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions pas faire ce film dans un univers francophone, que nous avons décidé de transposer l'histoire dans un contexte anglophone, nous avons fait appel à un scénariste anglais. Il n'a pas traduit le scénario, mais il l'a véritablement adapté, en intégrant d'ailleurs des éléments dont nous avions envie mais que nous n'arrivions pas à insérer. Nous avons encore réécrit le scénario de Martin Herron, pour le polir encore. Ce film a été très préparé. Par ailleurs, les scènes sont répétitives, mais il ne s'agit pas de plans fixes. Nous avons eu le souci de traiter, à chaque fois, la répétition sous des angles différents.
S. D. : Cette idée de la répétition, du trajet et du cycle, était présente dès le départ. Il s'agissait aussi de faire comprendre par là, que c'est vraiment un travail pour Maggie. Tout ce cheminement marque les différentes étapes intimes qu'elle traverse. La musique aussi a été pensée dans ce sens, pour souligner ce fait. C'est tout un cycle de vie.

C: Vous traitez des sujets assez sulfureux : la sexualité d'une grand-mère, ce monde des bordels...
S. G. : Mais écoutez, pourquoi une femme de cinquante ans devrait-elle renoncer à l'amour ou au sexe ?! Aller le chercher serait absurde, mais tomber amoureuse comme cela arrive, et de cet homme, je trouve ça joli.
S. D.
: Et puis, tu es grand-père aussi.
S. G. : Oui, aussi. Tout à fait. Et puis j'aime bien raconter des histoires qui paraissent totalement impossibles mais de manière si réaliste que l'on se dit finalement, pourquoi pas. Et pourquoi pas, en effet, trouver l'amour dans des endroits où l'on croirait que c'est impossible, se faire aimer de personnes dont on n'aurait jamais soupçonné l'existence ? C'est joli, je crois. On nous a souvent demandé de pitcher ce projet - vous savez ce que c'est, vous résumez le film en deux phrases... Et évidemment, on nous disait "C'est quoi cette histoire ? C'est complètement dingue !"  Mais quand on voit le film, cela paraît tout à fait possible, elle devient presque ordinaire.
Et sincèrement, si elle est originale, elle pourrait se passer car tout existe, ces murs, ces sex-shops. Mais vous voyez, c'est aussi cela qui est intéressant : raconter une histoire dans un monde qui, pour beaucoup, est presque inimaginable, et qui, pourtant, existe, où il y a de l'humain. C'est pour ça que nous parlons de tragi-comédie romantique politiquement incorrecte parce qu'on a des préjugés sur des gens, des milieux, on se fait des idées que l'on croit évidentes et qui ne le sont peut-être pas. On peut rompre avec tous ces préjugés. Micki n'est pas un type très bien à la base, mais il se découvre, à 50 ans, des qualités et des priorités qu'il n'aurait peut-être plus imaginées pour lui. Je crois que quand il engage Maggie, inconsciemment, il a déjà ressenti quelque chose. Il veut s'amuser, oui, mais je ne crois pas qu'il l'aurait engagé uniquement pour s'amuser. Je crois qu'on le sent. Cela se dit très peu, pas vraiment dans les dialogues, mais dans son regard, son attitude. Et Maggie, qui vivait dans une routine où tout se terminait, commence, tout à coup, une deuxième, voire une troisième vie. Elle fait tout un voyage, une évolution. Elle n'avait pas de vie, on ne peut pas appeler ça une vie. Et justement elle se découvre : elle ignorait qu'elle avait ce genre de possibilité, ce potentiel pour être heureuse de nouveau.

C. : Le traitement de l'image contribue beaucoup à cette impression de réel.
S. G. : Avec Christophe Beaucarne, le directeur de la photographie, nous y avons beaucoup réfléchi. J'avais déjà fait quelques répétitions à Paris avec une petite caméra  tout seul avec Marianne et Micki pour choisir des angles, avoir des idées, surtout pour ce qui concernait la partie derrière les murs. Nous avons passé trois semaines à faire le découpage plan par plan. Nous avons opéré des choix artistiques qui ont beaucoup aidé : travailler avec des focales de 40 ou 50 mm pour rester toujours très proche de Maggie, avec de grandes ouvertures pour pouvoir montrer le contexte mais en le laissant souvent un peu flou, sans pour autant recourir à de longues focales. En plus, la caméra, très subtilement portée pendant tout le film, nous permet de partager un peu le battement de cœur de Maggie. En sous développant ensuite légèrement la pellicule, on a une image un peu déchromatisée où les contrastes sont là, mais restent doux. Les noirs restent vivants : ils sont réalistes et poétiques en même temps. J'espère en tout cas ! On a beaucoup travaillé là-dessus. Tout a été très préparé, nous n'avons rien laissé au hasard.

C.: Vous avez aussi évité un certain piège voyeuriste.
S. G. : Avant le tournage, nous savions que nous voulions faire un film drôle, subtilement drôle. Et si nous devions filmer du sexe, ce serait avec pudeur et élégance. Il aurait été très facile de faire une comédie grasse ou de basculer dans la vulgarité. C'est ce que j'aime dans la tragi-comédie, justement, la poésie de l'humour. Et la langue anglaise, quel que soit son ancrage socioculturel, cultive un humour fabuleux par rapport à la vie, une qualité d'autodérision qui m'est très proche. La langue a donné ce petit plus au film. Et je ne suis pas sûr que le film aurait pu être aussi bien – bon maintenant, je dis des conneries en disant ça de mon propre film… ! Enfin, je veux dire qu'en français, il nous aurait manqué cette dimension, cette subtilité de l'humour. D'ailleurs, nous n'avions pas réalisé à quel point le film était drôle. C'est à Berlin, lorsque nous avons entendu la salle rire à gorge déployée ou applaudir au milieu d'une séquence, que nous l'avons vraiment compris. Quand on voit ce genre de réactions, le film nous a déjà un peu échappé.

C. : Comment s'est passé le tournage en anglais ?
S. G. : Si naturellement que nous ne nous sommes même pas rendu compte que nous parlions en anglais. Même au niveau des dialogues, ils étaient tellement bien écrits que nous n'avons pas eu à changer de phrases. Et puis, beaucoup de choses passent par le non-dit, des situations ou des regards. Au cinéma, on peut exprimer beaucoup sans paroles, c'est beaucoup plus riche, et c'est quelque chose que j'aime bien !
S. D. : Nous étions aussi tellement appliqués à l'écriture que nous sommes allés très loin dans l'élaboration des dialogues et le travail sur la langue anglaise. On se surprend ensuite en regardant le film, à connaître les répliques par cœur ! Mais du même coup, c'est devenu une évidence : une fois que nous avons quitté le scénario français, il a totalement disparu. Il n'y a pas eu un seul moment où nous nous sommes posé des questions sur la langue.
S. G.: Je parlais avec Ludo Troch, qui a monté Irina, et qui monte aussi des films en arabe, et je lui demandais "Mais comment tu fais ?" Il n'y comprend rien, mais il sent la justesse des scènes. C'est un exemple un  peu extrême, mais sur Le Tango, j'avais des comédiens très intellos, comme Hippolyte Girardot, et nous passions souvent du temps à discuter de la teneur d'un mot, de ce que nous voulions dire. Et c'était en français. Ce n'était vraiment pas une question de langue. On imagine souvent les problèmes où ils ne sont pas.

C: Quels problèmes avez-vous justement rencontrés ?
S. G. : Tourner à Soho surtout ! On peut avoir toutes les autorisations qu'on veut, les tenanciers des boîtes sortent tout à coup et se mettent devant la caméra. Je disais "moteur" et ils se tenaient là et me disaient non.
S. D. : Ils ne bougent plus et demandent 500 pounds pour sortir du champ (rires). C'est tout de même un milieu particulier, celui des bordels et des sex-shops. On a beaucoup de souvenirs amusants maintenant, mais sur le moment, on était super angoissé, on se demandait si on allait pouvoir faire le plan ou pas.
S.G. : Nous avions, par exemple, loué la chambre d'une pute pour faire un beau top-shot, et au moment où nous devions tourner, elle n'était pas là. On n'a pas pu faire ce plan. Il faut vite composé avec la situation. Maintenant, on en rit, mais sur le moment même ce n'est pas forcément drôle.

C.: Quel est votre prochain projet ?
S. G. : L'adaptation du manga Quartier Lointain de Jiro Taniguchi. C'est une belle histoire, d'une grande poésie. C'est un projet que nous avons depuis longtemps, mais nous avons enfin les droits depuis 3 mois. C'est Philippe Blasband qui a attiré mon attention sur ce manga en m'offrant le premier tome. J'en suis tombé amoureux. C'est drôle ! J'ai découvert qu'il avait eu, dans je ne sais plus quel festival, le prix de la BD la plus adaptable au cinéma. Mais ceci dit, ce n'est pas si simple que ça, ça n'a rien à voir avec un story-board. Nous sommes en train d'accoucher d'une dernière version avec Jerôme Tonnerre, et nous espérons lancer le tournage au début de l'année prochaine.


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