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Rencontre avec Sergio Ghizzardi, parrain de la 5e édition du Mois du Doc

Publié le 03/11/2022 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Pour sa 5e édition, Le Mois du Doc sera parrainé par le réalisateur et producteur Sergio Ghizzardi. Ce documentariste belge, qui a commencé sa carrière comme assistant au Parlement européen, n’a eu de cesse d’aborder dans ses films des sujets complexes de l’actualité mondiale tels que la crise économique et financière dans La Contagion (2014), l’immigration de la population marocaine et turque du 3e âge dans Voyage sans retour (2014) et le désastre environnemental engendré par les biocarburants dans L’Or vert (2017). À côté de ses réalisations pour des chaînes européennes de télévision de service public comme ARTE, RTBF, VRT, SVT, il est aussi producteur dans sa propre société de production Domino Production.
Une figure de référence comme parrain de cet événement incontournable qui vise à mettre à l’honneur le cinéma documentaire belge francophone pendant tout le mois de novembre aux quatre coins de la Fédération Wallonie-Bruxelles mais aussi en TV, VOD et podcast.

Cinergie : Quel est votre parcours ?

Sergio Ghizzardi : Petit-fils d’immigrés italiens, j’ai grandi en Belgique et, grâce à mon père, j’ai passé une grande partie de mon enfance en Algérie dans les années 1970 où j’ai pris conscience d’une réalité politique et de l’émergence du socialisme. On est revenus puis j’ai suivi une formation de monteur à l’IAD et comme j’aimais les questions politiques, j’ai fait des formations complémentaires en politique économique et sociale. Ensuite, j’ai travaillé comme monteur avant de tracer ma propre voie comme réalisateur. En 2002, j’ai lancé ma maison de production et je compte aujourd’hui une trentaine de documentaires en production et une douzaine en réalisation.

 

Cinergie : Vous étiez monteur de films de fiction et de documentaire ?

S. G. : Monter la fiction ne m’a jamais plu car c’était trop technique à cause de la pellicule. Je préférais quelque chose de plus réactif qu’on trouvait en reportage ou en documentaire. J’ai travaillé beaucoup en Belgique avec les télévisions étrangères danoises et irlandaises, par exemple.

 

C. : C’est ce qui vous a donné l’assurance pour pouvoir réaliser vous-même ?

S. G. : Entre le moment où je suis sorti de l’école et le moment où j’ai réalisé mon premier film, j’ai toujours voulu réaliser.
Le premier film que j’ai réalisé, c’est Être président sur les coulisses de l’élection du président du Parlement européen. Et le premier film qui a marqué, c’est le film Convention. Vers les années 2000, on a décidé de rédiger une Constitution européenne et pendant deux ans, j’ai suivi trois des principaux rédacteurs de cette Constitution : Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Luc Dehaene et Giuliano Amato. Ce film a eu une belle carrière, il a été diffusé sur plusieurs chaines de télévision. Pour les sujets européens, j’ai essayé d’avoir des points de vue différents. Après, j’ai tenté de travailler du point de vue de la Commission. Comment, lorsqu’on est à Bruxelles en 2005, après le référendum français, on agit ? Quelles sont les marges de manœuvre à partir desquelles on peut changer le monde ou non. Qu’est-ce qui enfreint le changement, la rupture.
À partir de là, je suis parti sur les politiques plus particulières comme les politiques environnementales et sur les énergies renouvelables. À Kyoto, on s’est dit qu’il fallait diminuer les émissions de CO2. On a essayé de comprendre quels étaient les enjeux pour changer à l’époque. Dans ce grand cycle de libéralisation de l’économie, il fallait donner de l’échange aux agriculteurs à qui on enlevait tous les marchés mondiaux. On leur a dit qu’ils pourraient produire pour l’énergie, pour faire du biocarburant à l’époque. On s’est très vite rendu compte que c’était tout le contraire. Le but premier c’était de répondre à Kyoto qui devait réduire les émissions de CO2 mais on était dans un cadre où on les augmentait. Comme des milliards avaient été investis, on s’est demandé comment faire demi-tour par rapport à une politique donnée. Le film raconte ça. On part de cas particuliers dans des régions particulières et de toujours le confronter à la décision politique.

Aujourd’hui, je fais un film sur l’énergie en tant que telle et sur l’expansion de l’Arctique. Il y a toujours la notion du réchauffement climatique dans cette région du monde qui était une sorte de dernier paradis terrestre qu’on est en train de transformer en une génération. Je me demande comment les nomades appréhendent la vérité. J’essaie de voir quelle est la logique du système russe pour mettre en place un processus industriel pour que cette route qui va transporter du gaz, du pétrole, du charbon va pouvoir être possible en passant par le détroit de Béring. J’ai toujours considéré ce détroit comme un endroit mythique où l’homme n’avait pas sa place parce que les conditions de vie étaient très complexes.

Quand j’écris un documentaire, il faut que ça me passionne et je veux que ce soit quelque chose de fort que je puisse porter pendant plusieurs années. Je veux apprendre le sujet et pouvoir le transmettre au spectateur qui verra le film que j’ai tenté de faire.

 

C. : Pourquoi fait-on un documentaire ?

S. G. : Je pense que tous les réalisateurs, producteurs ou techniciens qui travaillent sur un documentaire ont une volonté de parler du monde dans lequel ils vivent. C’est ce rapport au monde qui leur importe au travers d’une écriture qui est celle d’un réalisateur qui va prendre ce réel, la matière première à partir de laquelle il va travailler, le réel des personnages, des protagonistes. À partir de là, ils vont tous ensemble, puisque c’est un travail d’équipe, nous raconter une histoire pour rechercher une rencontre avec le spectateur.
Ensuite, on veut donner tous les outils au spectateur pour qu’il puisse les intégrer. Pour certains films, le spectateur va même au-delà du film qu’il a vu pour essayer de comprendre mieux certains personnages, certaines situations sociales, politiques, économiques. Le documentaire a un rôle de catalyseur avec un réalisateur qui a une écriture et une équipe qui est derrière pour porter ce projet à partir d’une intuition de base.

Pour un documentaire, ce qui est important, c’est la note d’intention de l’auteur. C’est la première chose que je lis quand je reçois un dossier. Je me demande ce qu’il veut me raconter et comment il veut me le raconter. C’est à partir de là qu’on va construire l’histoire et décliner le réel pour en faire un film.

 

C.: Et vous, pourquoi faites-vous des documentaires ?

S. G. : J’ai toujours été curieux du monde dans lequel je vis. Je pense que tous les gens dans notre profession sont curieux du monde, de personnages, de rencontres. J’ai toujours voulu comprendre le monde où je suis et voir quelles sont les grandes questions qui traversent notre époque.

J’ai commencé avec des documentaires politiques parce que j’étais très intéressé par ces questions politiques en termes de sens, j’étais très intéressé par la Construction européenne. Les trois premiers films que j’ai faits étaient basés là-dessus. J’ai essayé de comprendre pourquoi ça se passait comme ça, quels étaient les enjeux des personnages, quelles étaient leurs capacités à bouger les choses ou peut-être de ne pas les bouger et de mettre le frein à main. Je voulais apporter une réflexion pour donner au spectateur la capacité de comprendre et d’aller au-delà du cinéma vérité, au-delà d’une caméra froide, passive qui, comme un buvard, absorbe l’action et puis je voulais remettre en perspective.

J’ai aussi travaillé sur des processus, je voulais voir comment on a développé des habitudes dans nos sociétés. Comment le capitalisme a pris toute la place? J’ai parlé aussi des énergies renouvelables dans L’Or vert. Je voulais voir comment on est incapable de faire marche arrière quand on met en place une politique et qu’on se rend compte que cette politique est mauvaise, parce qu’il y a beaucoup d’argent investi. Je l’ai toujours fait au travers de personnages.

Et, par la suite, j’ai essayé de confronter ce monde politique, ce monde économique avec le citoyen, avec Monsieur tout le monde.

Dans l’édito que j’avais écrit pour Le Mois du Doc, j’avais parlé de ce mélange entre un cinéma vérité et un cinéma réflexif. C’est ce que je cherche et, au travers de mon travail de réalisateur, je veux donner au spectateur la capacité de lire les événements pour être libre, pour mieux comprendre, pour être un citoyen autonome et penser le monde en leur donnant une vision de ce monde à travers ma petite lorgnette à moi de réalisateur ou de producteur.

 

C. : Comment choisit-on de faire une fiction plutôt qu'un documentaire ou l'inverse ?

S. G. : Quand on fait un documentaire, le matériau de base, c’est le réel, c’est aller sur le terrain. Il y a quelque chose de léger. On peut être plus réactif, on sent les choses. Pour la fiction, le processus est plus complexe car on doit penser le film avant en termes de sens mais aussi en termes formels. Je pense que c’est lié à la façon dont on veut raconter les choses. C’est inné chez un réalisateur. Après, on peut en discuter avec un producteur.
Il y a aussi les questions économiques qui entrent en jeu. On ne fait pas un documentaire avec le même budget avec lequel on fait une fiction. C’est une plus grande aventure.
Certains disent qu’un documentaire se fait plus rapidement alors qu’une fiction prend plusieurs années. Mais dans le documentaire, la question de la temporalité est présente. Si on décide de faire un documentaire sur 4-5 années, ce sera totalement différent. La temporalité se fait sur le sujet. Je pense que c’est plus facile avec un documentaire même si cela reste compliqué de financer un doc de nos jours.

 

C. : C’est quoi être producteur de documentaire ?

S. G. : Quand on produit un documentaire, il y a deux aspects. Il y a un premier aspect qui consiste à évaluer les conditions budgétaires dans lesquelles on peut faire le film, l’urgence de faire le film, trouver les partenaires pour faire le film. Et il y a aussi un travail élémentaire qui est celui de l’accompagnement de la réalisatrice ou du réalisateur, l’aider à tracer la voie. Le travail du producteur est là : accompagner d’un point de vue artistique et économique pour que le rêve de film devienne réalité.

 

C.: Quand vous réalisez, vous êtes votre propre producteur. Comment faites-vous ?

S. G. : En général, je trouve des partenaires européens et c’est dans cette relation avec ces producteurs que je construis cette relation producteur-réalisateur. C’est important qu’il y ait quelqu’un qui questionne, qui revienne à la note d’intention initiale. Parfois, il y a des déviances entre ce qu’on pensait et ce que le réel nous a donné. C’est important de ne pas perdre son âme, de raconter le film qu’on voulait raconter tout en ayant une restriction parce que le réel nous influence.

Pour moi, qui suis mon producteur en Belgique, il est important qu’une personne soit là pour que je puisse discuter avec elle. Après, il y a la relation qu’on construit avec les autres partenaires, avec les télévisions par exemple et ces relations sont souvent bienveillantes en Belgique francophone pour que le film soit le plus réussi possible.

 

 

C.: Quels sont vos projets ?

S. G. : Je travaille actuellement sur la place des pommes de terre dans les sociétés animistes au Pérou et la pomme de terre chez nous. Je veux confronter les deux types d’exploitation de la pomme de terre qui vient de là-bas et qu'on a importée en Europe. La pomme de terre est très fragile et dans la société Inca aussi parce que c’était la seule chose qui poussait. Là, on a développé une grande variation de pommes de terre selon les différents types d’usage. Ici, on se dirige vers un monde où n’existe presqu’une seule patate qui correspond aux standards de productivité dont l’industrie a besoin. On était sur une vision très horizontale de la pomme de terre et ici on a une vision verticale liée à l’efficacité et aux bénéfices. Mettre ces deux mondes en parallèle, c’est l’enjeu de ce nouveau film. J’ai eu de l’argent de l’aide au développement du centre du cinéma. On est allés tourner au Pérou, on a fait une bande annonce, on a une partie du dossier qui est prêt à être envoyé à la RTBF pour commencer à construire le montage financier, trouver les partenaires et j’espère que ce sera bon en 2024.

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