La production des films documentaires passe par l'une des tempêtes les plus terribles de son existence. Et pourtant, le documentaire en terme d'images ne s'est jamais mieux porté qu'aujourd'hui. Le public en devient friand. Le Festival International du film de Cannes vient, cette année, de couronner Farenheit 9/11 de Michaël Moore, ce qu'on avait plus vu depuis 1956, lors de l'attribution de la palme d'or au Monde du silence, le film du commandant Cousteau et de Louis Malle. Des documentaires sortent en salles avec succès. Si Etre et Avoir de Nicolas Philibert a cartonné en France, en Belgique se sont : Mobutu, roi du Zaïre (Thierry Michel), Arbres (Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil) et Le rêve de Gabriel d'Anne Levy-Morelle qui ont trouvé un public lors de leur sortie en salles. Où est le problème ? Le fossé qui se creuse entre la télévision et le cinéma ? Peut-être ? C'est ce que nous avons voulu savoir lors de notre entretien avec Kathleen de Bethune (Vice-présidente de l'ARPF-doc ) et Serge Ghizzardi (Président de l'ARPF-doc) qui ont lancé un manifeste pour sauver le documentaire ayant recueilli plus de 300 signatures.
Entrevue avec Kathleen de Béthune et Serge Ghizzardi : les documentaires
Cinergie : Une journée, le Doc Day, et un manifeste qui recueille un nombre impressionnant de signatures, les documentaristes sont en ébullition au moment même où ils commencent à obtenir une reconnaissance du public. Que se passe-t-il ?
Serge Ghizzardi : A la fin de l'année passée on avait décidé de travailler à la rédaction d'un manifeste, parce que la situation de la production et des réalisateurs devenait, pour le documentaire, de plus en plus instable et pour certains mêmes de plus en plus précaire. On s'est mis autour de la table et on a réfléchi à : « Qu'est-ce que le documentaire, à l'aube de 2004 et quelles seraient les mesures concrètes qui nous permettraient de continuer notre activité en communauté française » Une cinquantaine de personnes ont participé à la rédaction de ce manifeste et trois cents personnes l'ont signé. C'est-à-dire, plus ou moins, tout ce que la Belgique cinématographique compte comme personnalités ont soutenu le document. Cinq points, cinq mesures concrètes. La nature du documentaire nécessite un espace particulier et nécessite aussi une survie qui passe par une consolidation d'une survie économique tant du point de vue public que para-public. Parce que le documentaire est financé à 80%, soit par la Commission de sélection, soit par les divers Ateliers, soit par la Télévision de service public.
Kathleen De Bethune : Le mouvement ne vient pas seulement de la Communauté française, il est en route depuis un moment en France. On l'a vu l'année passée à Lussas. Ce sont les modifications importantes des chaînes télévisées dans leur ligne éditoriale qui ont lancé le mouvement. L'inquiétude est venue des prises de décisions récentes des télévisions. Une chose qui nous échappe à nous réalisateurs/auteurs qui imaginent des sujets, les proposent aux chaînes de télé et producteurs qui cherchent du financement. A partir du moment où il n'y a plus adéquation entre l'initiative des auteurs, des réalisateurs, des producteurs et ce que recherchent les télévisions, un problème voit le jour. La question se pose tant en France qu'ici : faisons-nous des films pour la télévision ? Non. Nous faisons des films d'auteurs mais en même temps nous avons besoin de la télévision, donc c'est une contradiction auquel nous sommes confrontés et que nous acceptons volontiers mais qui nous place dans de grandes difficultés. On peut se réclamer d'un cinéma d'auteur mais s'il n'y a pas vraiment de financement pour le réaliser cela pose problème. D'autant que la Commission de sélection n'a pas les moyens adéquats pour se substituer aux télévisions. Cela vient des deux côtés, il y a une sorte d'inadéquation. Il n'y a plus d'harmonie entre les deux types de décisions : celles qui sont de types culturels et celles des chaînes de télévision. Le problème est posé. Il faut y réfléchir.
S.G. : Le problème étant posé on a essayé de réfléchir pour élaborer des mesures concrètes. Il y a un problème de diffusion. Le documentaire n'est-il qu'un objet télévisuel ? On se rend compte qu'il peut connaître une vie en salles. Le dernier festival de Cannes nous l'a montré mais avant cela Le rêve de Gabriel, Mobutu, Etre et avoir. Ce qui est paradoxal c'est que si on gagne en visibilité en salles les espaces de diffusion en télévision diminuent. Si on regarde les 3 piliers autour desquels se bâtissent les finances du documentaire en Belgique francophone, le premier c'est la commission de sélection. Celle-ci étant devenue un grand concours tant il y a des projets de qualité qui y sont déposés, n'est plus à même de remplir son rôle de commission de sélection. c'est devenu un jury qui choisit 4 ou 5 élus, même s'il y a 10 productions de qualité. D'où le phénomène du rabotage. On rabote les budgets pour essayer de contenter un maximum de gens possibles. Le deuxième pilier sur lequel sont bâties nos productions se sont les Ateliers. La seule institution, en Communauté française qui ne soutient que le documentaire. De par la défaillance de la Commission on se rend compte que la part des Ateliers devient de plus en plus importante et significative dans nos films. Ils peuvent arriver jusqu'à 50 % de l'aide publique et parapublique. Or lorsqu'on consulte le budget de 2004, on constate qu'en juin il n'y a plus de sous au CBA et qu'à la fin du mois se sera au tour du WIP. Du point de vue de la RTBF, troisième pilier, le plan Magellan est là pour dire que la situation est mauvaise et que les taux d'audiences sur les émissions, qui se voulaient porteuses, ne sont pas au rendez-vous. Cela signifie qu'il y a de moins en moins d'argent pour les documentaires belges et d'espace de diffusion. En plus de cela lorsqu'on regarde les cases documentaires. Les taux d'audiences sont catastrophiques. Ce qui rend la situation d'autant plus difficile. On doit donc veiller à ce que cette descente aux enfers des taux d'audiences cesse parce que c'est catastrophique.
C. : C'est moins surprenant qu'il n'y paraisse. Il faut fidéliser le téléspectateur, ce que fait petit à petit une chaîne comme Arte, en développant une politique de programmation cohérente et à long terme. Un documentaire n'est pas un bouche-trou entre deux émissions. Il faut le promouvoir, lui donner, nous semble-t-il une visibilité.
K de B. : Il y a des phénomènes intéressants comme un film francophone qui s'intitule Leçon de tolérance, qui passe à la RTBF avec un taux d'audience vraiment pas très brillant et fait le triple, sous-titré en flamand, à la BRT ! La question de la promotion se pose et de l'autopromotion à l'intérieur de la maison pour leurs propres programmes. Mais on peut peut-être se poser une question plus importante : l'identification de la chaîne en tant que telle - puisqu'il n'y a pas que le documentaire qui a un faible taux d'audience - et un problème de programmation qui est un métier extrêmement complexe et qui demande de grandes compétences surtout lorsqu`on bouleverse une grille pour recréer une nouvelle image. Au début de la restructuration de la RTBF, il y avait une grande envie d'obtenir les mêmes résultats que la BRT, qui a fait cette reconversion depuis quelques années et s'est vue renforcer au point de passer au-delà des taux d'audience de VTM. Ils ont désormais une identité bien précise. Donc cette reconversion est certainement en cours à la RTBF mais n'est pas encore, pour le moment, au mieux de sa forme. On a eu l'expérience pour un même film de vision de presse avec la RTBF et avec le VRT et je ne comprends pas comment on arrive à des différences comme cela. C'est un problème de promotion et d'autopromotion mais au-delà de cela c'est un problème d'identification, de grilles et de programmation qui ne sont pas de ma compétence mais que je peux imaginer.
S.G. : Par rapport à ce constat, en tant qu'association professionnelle et d'un mouvement plus large, regroupant des producteurs et des réalisateurs, on essaie de trouver des mesures concrètes permettant de débloquer la situation ou au moins de l'améliorer. On est parti sur deux axes importants. D'une part, par rapport à la RTBF : Qu'est-ce que nous, en tant que professionnels, pouvons demander à la chaîne pour que la situation s'améliore, et deuxième axe, la Communauté française. Pour cette dernière il y a un mouvement qui a été lancé (cf. cinergie 84 in Propos). Pour les Ateliers on demande d'essayer d`inscrire leur action dans un cadre pluriannuel. Et voir si on peut essayer de stabiliser leur financement dans le cadre d'un programme-cadre. Essayer de voir à plus long terme l'action des Ateliers. Et la piste de l'éducation, il n'y a de meilleure pédagogie, de nos jours, que le cinéma de fiction ou documentaire. La découverte de l'autre par l'ouverture au monde ?
S.G : Au niveau de la Communauté française il y a deux points importants, dont l'un est en effet de voir si l'on pouvait ouvrir le documentaire à l'éducation. Pour un certain nombre de documentaires il y a un aspect éducatif très clair. C'est-à-dire d'ouverture à des valeurs citoyennes, à l'environnement. Et puis il y a l'ouverture à la lecture des médias savoir comment les déchiffrer. Il semblerait que via le décret à l'éducation, il y aurait moyen de débloquer certaines choses. Dernier aspect que nous avons abordé : le documentaire est-il uniquement un objet télévisuel ? N'est-ce pas plutôt une oeuvre cinématographique qui a le droit d'avoir un accès à la télé mais aussi au cinéma. Ce qui signifie, non pas une projection en 35mm, mais la promotion du support numérique pour nous permettre, à l'aide d'un DVD, d'avoir accès aux salles et donc de pouvoir diversifier le public que l'on veut toucher avec nos productions et nos oeuvres cinématographiques.
K. de B: Cette proposition est loin d'être utopique. Elle est déjà en application en France dans certaines salles de cinéma. et le succès des films documentaires fait aussi que de passer en numérique dans les salles, de manière moins régulière mais avec des rendez-vous, est une forme de programmation qui commence à être utilisée. On souhaite dans les discussions sur les circuits « art et essais » qu`on prenne en compte le mode de visionnement de nos films.
C. : La chaîne numérique est devenue une réalité et la partie diffusion ne peut faire que s'amplifier (1)
K. de B. : Il reste pas mal d'archaïsme. Comme au moment où on est passé de la caméra pellicule au numérique. On vit une lente progression des mentalités. Il y a des réticences et c'est normal. Le métier a complètement changé en 10 ans et nous arrivons maintenant à la dernière phase qui est la distribution, c'est le DVD numérique en salles et c'est l'Internet ensuite.
S.G. Pour la Télé on peut se demander : qu'en est-il de RTL et de AB3 ? RTL a commencé cette saison-ci et pour la première fois de produire du documentaire. Ils ont ouverts une case de diffusion le dimanche soir. On essaie de consolider cet engagement de RTL dans le documentaire. Ce qui est intéressant parce qu'ils considèrent - et c'est une vision purement économique -- que c'est un marché à prendre. Et qu'il n'y a donc aucune raison de laisser cela aux télévisions de service public. Ils estiment qu'il y a un public potentiel même pour une télévision commerciale. Pour le groupe AB, dans la fameuse amende, il y a une demande précise et concrète de production de films documentaires. Pour un montant déterminé. Cela paraissait négociable. Pour la RTB, étant donné le faible taux d'audience dont nous avons parlé, nous proposons d'améliorer la promotion en faisant en sorte que pour un film de fiction, il y ait un attaché de presse spécifiquement dédié au documentaire à la RTBF. On demande également une plus grande synergie avec les autres médias.
K. de B. : On demande des rendez-vous documentaires qui soient identifiés clairement et cela ne va pas dire que ce ne sont que des rendez-vous de culture, cela peut être des programmes scientifiques ou des sujets sur l'environnement ou sur l'histoire. Il faut que cela soit clairement identifié comme l'est la programmation d'Arte ou de France5. Il y a un coté éducatif qui est à imaginer et pour lequel nous sommes prêts à collaborer.
S.G. : On a proposé une conférence sur la promotion. Nous souhaitons mettre autour de la même table des producteurs des réalisateurs, des journalistes et l'attachée de presse de la RTBF pour essayer de mettre en place des procédures ayant pour but d'optimaliser la communication autour du film documentaire. Qu'on nous dise ce qu'on peut faire pour aider la RTBF afin qu'elle améliore sa promotion? Et demander aux journalistes ce qu'ils attendent comme documents afin d'être efficaces. Par rapport à la promotion on a envie de s'inscrire comme partenaire. Nous avons intérêt à ce que le documentaire marche. Que les taux d'audience augmentent et que la deux/RTBF existe davantage. Il y a de la place pour le documentaire en communauté française mais pour cela il faut travailler main dans la main avec la communauté, la RTBF, avec RTL et AB3 et avec l'éducation nationale.
K. de B. : Cela demande, de notre part, de réfléchir sur ce que nous faisons comme type de documentaire. Il y a des tendances extrêmement différentes. Il y a ceux, réalisateurs/producteurs, qui ont des projets d'envergure pour les salles et trouvent les financements adéquats et, ensuite, il y a les premiers films ou les films d'auteurs. Donc, le fait de réfléchir en commun avec la RTBF est aussi une piste réaliste. Il faut ramener notre discussion sur le documentaire a ce qui est de l'ordre du possible en Communauté française au regard de nos moyens de financement et de nos choix. Cela aiderait considérablement un producteur et un auteur de savoir où un projet peut se placer et quels sont les moyens financiers dont il pourra disposer.
C. : Est-ce que l'arrivée du numérique, en baissant les prix de productions, ne permet pas à certains réalisateurs de se passer de l'aval d'une télévision ?
K. de B. : Depuis un an, j'ai vu arriver pas mal de gens -parfois même des réalisateurs confirmés - qui disent : « j'en ai marre d'attendre 6 mois pour qu'on me donne un avis positif on négatif, le projet que je propose n'a rien à voir avec la télé." Certains réalisateurs choisissent des moyens financiers beaucoup plus minces avec l'argent d'un Atelier et de la Communauté puisque nous avons obtenu - en tant qu'ARPF-doc - avec l'aide d'autres associations, que les projets documentaires, ayant reçu un avis positif de la Commission de sélection, n'ont plus l'obligation d'avoir un financement de 15% de coproduction avec une chaîne de télé si le budget est en deçà de 150.000. Cela été le premier geste pour détacher le documentaire de la télévision. Cela reflète une évolution. Il n'est pas possible de continuer à courir derrière France 2, France3. Je trouve cela positif parce que cela peut donner des films beaucoup plus personnels. L'argument étant de dire : « enfin, je vais pouvoir faire ce que je veux ! »
C. : A Cinergie, nous voyons arriver de plus en plus de DVD gravés à partir d'une prise de vue numérique sans la médiation de la télé ou d'une salle. Est-ce une solution ?
K. de B. : Ce n'est pas la solution miracle même si c'est une façon sympathique de retomber dans l'artisanat. Il faut que le documentaire s'inscrive dans un mouvement général pour que puisse exister à la fois de longs métrages avec un gros budget et des films de grande envergure qui passent à la télévision et des auteurs s'exprimant de façon plus personnelle ou qui font leurs premiers films. Il y a même des gens qui viennent au CBA en ne demandant que du matériel et c'est une des politiques de l'atelier de laisser partir le matériel sans juger du contenu de ce qui va se tourner. Mais tout le monde aspire, après quelques années de travail, à des projets de plus grande envergure avec des partenaires qui apportent un regard, une collaboration. C'est cela qui est en péril aujourd'hui.
Manifeste pour le documentaire (en annexe)
(1) Cf. le rapport de Bernard Guillou sur le site de l'Observatoire européen de l'audiovisuel : http://www.obs.coe.int.