Dans Road to Nowhere, Caroline D’Hondt nous emmène à Iqaluit, au cœur du Nunavut, territoire inuit du Canada, où elle capte les silences, les fractures et les espoirs d’un peuple en quête de réparation. Entre conditions de tournage extrêmes, questionnements éthiques et nécessité d’un regard humble, la cinéaste belge revient sur une expérience de terrain exigeante, nourrie par l’écoute et la lenteur. Un documentaire comme une main tendue, loin des clichés, au plus près de l’humain.
Road to Nowhere : filmer le froid, approcher l’autre
Cinergie.be : Le film s’ouvre sur une légende inuite : le renard crie "Tartut" dans la nuit, le corbeau "Quamat" dans la lumière. Une lumière boréale fend alors l’obscurité, et cette phrase s’inscrit à l’écran : "After the darkness comes the light." Pourquoi avoir choisi de débuter ainsi ? Peut-on y voir une clé de lecture symbolique du film, une façon de poser dès le départ cette tension entre obscurité et clarté, entre disparition et espoir ?
Caroline D’hondt : Oui, c’est une très belle lecture. Cette légende, je l’ai placée en ouverture, car elle porte en elle plusieurs niveaux de signification. Elle installe d’emblée une forme de symbolisme qui traverse tout le film. L’idée m’accompagne depuis longtemps : le projet a germé depuis vingt ans, à travers l’histoire personnelle d’une amie partie vivre dans le Nord. Grâce à elle, je lis des contes inuits depuis de nombreuses années. Ce geste initial de la lumière qui fend l’obscurité, c’est à la fois une promesse et une question.
Le film interroge : pour combien de temps encore les Inuits resteront-ils majoritaires sur leur propre territoire ? À Iqaluit, ils représentent encore 58 %, mais cela évolue. Le titre même du film – Road to Nowhere – suggère cette incertitude. Sommes-nous face à un chemin vers la lumière ou vers une disparition lente ? Le contraste entre lumière et obscurité reflète ce point de bascule : un peuple confronté à un colonialisme contemporain, à l’érosion de sa culture, de sa langue, de son lien au territoire. C’est un lieu de rupture, mais aussi, peut-être, de transformation.
C. : Les corbeaux sont très présents dans le film, dès la légende d’ouverture et tout au long du récit. Quelle est leur importance symbolique ? Et comment s’articulent-ils avec cette idée de fragmentation du réel, perceptible dès les portes qui s’ouvrent au début du film?
C. D’h. : Ils font vraiment partie du territoire. Pour moi, c'était évident qu’ils allaient faire partie du film — d’autant plus que j’ai construit ce film autour d’une route qui mène vers une ville. Une ville que je questionne par fragments, à travers ses habitants. Et ce qui relie tous ces fragments, c’est justement le corbeau qui survole, qui observe depuis le ciel.
Au début du film, il y a toutes ces portes. Elles disent : "Je suis extérieure à cela." Derrière chaque porte, il y a un univers différent. Je propose au spectateur d’y entrer par touches, comme dans un kaléidoscope. Chaque fragment est une manière d’aborder le sujet, parce que, finalement, il est impossible d’avoir une idée globale d’une ville, surtout dans un contexte aussi complexe. Et le corbeau, lui, m’aide à appréhender cette ville. À la fin, c’est depuis son envol, sa hauteur, que quelque chose peut se relier, se comprendre autrement. Il survole le chaos, les tensions, les ruptures. Il est un fil narratif et un point de vue.
C. : Votre précédent film se situait près du mur qui sépare le Mexique des États-Unis. Ici, vous filmez à Iqaluit, au nord du Canada, à environ 5 000 km de distance. On sent une continuité dans votre approche : celle de donner la parole à des communautés souvent marginalisées et de mettre en lumière certaines réalités invisibilisées. Comment abordez-vous ces sujets, et quelles sont, selon vous, les précautions à prendre quand on entre dans ces territoires sensibles ?
C. D’h. : J’ai un goût très personnel pour ces sujets, en particulier pour les peuples autochtones. J’ai cette conviction profonde que leur rapport au territoire est précieux, porteur d’une sagesse qu’on oublie souvent. À travers les cultures que j’ai pu côtoyer, que ce soit au Mexique ou dans l’Arctique, ce respect du territoire est central. Ils ne considèrent pas la terre comme un simple espace à exploiter, mais comme un tout vivant. Chez les Inuits, par exemple, on chasse uniquement ce dont on a besoin, on utilise tout : la viande pour se nourrir, la graisse pour allumer les lampes, les pierres pour chauffer les igloos, la peau pour se vêtir. Il y a une éthique du lien : avec les éléments, avec les animaux, avec la communauté.
Mais ce sont des populations qui souffrent, qui portent les traumatismes de la colonisation, parfois de génération en génération. Ce que j’essaie de faire, c’est de filmer avec humilité, avec l’envie d’écouter, de ne pas prendre trop de place. D’entrer dans ces récits comme on franchirait une porte, doucement, en respectant ce qui se dit, et parfois ce qui ne se dit pas.
C. : Vous évoquez à plusieurs reprises les conséquences de la colonisation contemporaine sur les Inuits. On sent dans le film cette tension profonde entre passé et présent, entre ce qui a été effacé et ce qui tente de renaître.
C. D’h. : Souvent, quand on n’est pas informé de cette histoire, on peut avoir une vision erronée, comme si ces gens “se laissaient aller”. Mais ce n’est pas de la négligence, c’est une blessure encore ouverte. Ce sont des communautés qui n’ont pas été soignées, qui portent encore les conséquences d’une colonisation d’une violence extrême – et surtout très rapide.
Chez les Inuits, tout a basculé dans les années 50-60. En l’espace d’une génération, on les a sédentarisés, envoyés dans des pensionnats, on leur a interdit de parler leur langue, nourris avec des aliments qui ne leur convenaient pas. Ce sont des gestes politiques, culturels, identitaires qui ont provoqué une cassure profonde. Les premières générations qui ont vécu cela n’ont pas pu transmettre leur langue, ni leur culture, ni leurs chants, ni même les tatouages. Tout ce qui faisait leur identité a été mis en suspens.
Et aujourd’hui, beaucoup ne savent plus vraiment qui ils sont. Ils ne se reconnaissent ni dans le modèle colonial occidental ni dans les traditions qu’ils n’ont pas eu la chance de recevoir. C’est une perte d’ancrage. Mais je pense qu’on peut y arriver, si on accepte de voir cette plaie, de la reconnaître, et de la soigner. C’est cette ouverture que j’ai voulu faire passer dans le film : malgré tout, une possibilité de réparation.
C. : En tant que cinéaste belge filmant en territoire inuit, vous portez un regard extérieur sur une réalité profondément marquée par l’histoire coloniale. Dans un tel contexte, comment avez-vous abordé la question de votre légitimité à raconter ces histoires ? Et surtout, comment se construit le lien avec les habitants, dans un environnement aussi fermé et difficile d’accès ?
C. D’h. : La question de la légitimité m’a accompagnée tout au long du projet. Je viens d’Europe, de Belgique, et les premiers à s’installer ici étaient des Européens. J’appartiens, d’une certaine façon, à cette histoire coloniale. Alors oui, je me suis posé la question : au nom de quoi puis-je venir filmer ici, poser un regard sur cette réalité qui n’est pas la mienne ?
Mais je crois que tout dépend de la manière dont on approche les choses. Si l’on vient avec respect, sincérité et sans récit préfabriqué, alors peut-être qu’un espace d’écoute peut se créer. Pour moi, cela signifiait ne pas arriver avec un film déjà en tête, mais être dans la disponibilité, dans la remise en question.
Et il faut comprendre qu’on ne “trouve” pas des personnages là-bas comme on le ferait ailleurs. Il n’y a pas de terrasses, pas de cafés animés, pas de lieux publics propices à l’improvisation. À Iqaluit, c’est le froid, le blizzard, l’isolement. Alors j’ai commencé tout simplement par aider à la soupe populaire locale, un lieu de solidarité très important dans la communauté. J’y allais régulièrement, je servais, je me rendais utile — sans caméra. C’est comme ça que les liens se sont tissés, lentement, humainement.
À l’inverse, certaines productions arrivent avec un programme tout fait : une demi-journée en traîneau à chiens, une rencontre avec un sculpteur, une femme qui cuisine… En cinq jours, tout est filmé. Ils repartent avec des images très esthétiques, mais sans échange réel. Il n’y a pas eu de rencontre.
Je ne sais pas si je suis légitime, mais je suis venue avec une réelle volonté de partage. Le film s’est construit dans ce temps-là : en laissant les gens parler, sans les interrompre, sans forcer un récit. À la fin, il n’y a pas de réponse toute faite, juste des nuances, des regards, et des questions — les leurs, et les miennes.
C. : Le film évoque, en filigrane, ce projet de ville au Nunavut, porteur à l’origine d’un véritable espoir de reconstruction culturelle et linguistique. Vingt ans après son lancement, quel regard portez-vous sur son avancement ? Ce projet répond-il encore à l’élan initial ?
C. D’h. : Je dirais que la majorité des personnes que j’ai interrogées m’ont parlé de ce projet du Nunavut. C’est un projet ambitieux, qui se voulait différent des autres communautés. L’idée était, entre autres, de réapprendre la culture, de remettre l’inuktitut au centre, qu’il devienne à nouveau la langue principale.
Mais vingt, vingt-cinq ans plus tard, on constate que ce n’est toujours pas le cas. Le projet est là, mais il semble toujours en construction. Et plus le temps passe, plus c’est compliqué : l’anglais prend le dessus, grignote du terrain. Revenir en arrière devient extrêmement difficile. Ils se battent, vraiment. Il y a une volonté, une résistance. Mais j’ai le sentiment qu’ils essaient de rattraper un train qui roule à toute vitesse.
Je ne suis pas en position de donner une réponse tranchée, de dire si ça va fonctionner ou non. C’est un processus en cours, avec ses tensions, ses limites, mais aussi ses espoirs. Le film témoigne de ce moment-là, de cette course, de ce point de bascule.
C. : Tourner dans le Grand Nord implique forcément des défis techniques particuliers, très différents de ceux que vous avez pu rencontrer lors de vos précédents tournages, comme au Mexique. Quelles ont été les difficultés spécifiques liées à l’image et au son, dans cet environnement polaire ?
C. D’h. : Le froid demande une vraie gestion du corps : les doigts deviennent insensibles, les yeux pleurent, le nez coule, et dès qu’on approche l’œilleton, c’est la buée… C’est un peu chaotique, mais on s’adapte. Techniquement, le plus compliqué, c’est que tout devient froid à l’extérieur — caméra, optiques. Et si on passe à l’intérieur sans précaution, on se retrouve avec de la buée, de la condensation… Il faut anticiper, avoir une deuxième optique restée à température ambiante. Ce qui m’a le plus intéressée, c’est comment transmettre le froid au spectateur. L’image peut être magnifique, mais elle ne donne pas froid. C’est le son qui crée la sensation : un souffle, une bise, un vent glacial. C’est là que le corps réagit.
C. : Quel soutien avez-vous reçu pour ce film, et comment envisagez-vous sa diffusion ? Plus largement, quel regard portez-vous aujourd’hui sur le documentaire belge et sa place dans le paysage audiovisuel ?
C. D’h. : Pour mon tout premier documentaire, j’avais pu réunir plusieurs partenaires : Arte, la RTBF, la Commission du cinéma… C’était plus simple à l’époque. Aujourd’hui, c’est devenu bien plus difficile de monter un documentaire avec autant de soutien.
Cela dit, le documentaire belge reste très vivant, riche et varié. On continue à y porter des regards forts. Je crois que le documentaire est une vraie poche de résistance. Mais on n’a pas vraiment appris aux jeunes à s’y intéresser ni à prendre le temps d’écouter.
En montant ce film, je me suis demandé quand un spectateur décroche, surtout sur un smartphone. On n’a plus l’habitude de se poser, d’être attentif. Les récits des plateformes imposent un rythme rapide et répétitif. Le documentaire propose autre chose : un rythme lent, précieux. Et ce temps-là permet quelque chose de fondamental : le goût de l’autre. Sans ce temps d’échange, ça ne marche pas.
Le film sera présenté au Festival Millenium, puis en Italie. Et j’espère surtout pouvoir le projeter dans le Nord, auprès des communautés. C’est la moindre des choses. Il sera ensuite diffusé à la télévision, avec le soutien de la RTBF.