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Sans réserve de Philippe Simon

Publié le 01/10/1997 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Sans économie

Philippe Simon est un drôle de pistolet. Cinéaste, libraire à l'occasion, voyageur impénitent (cinq mois par an il parcourt le monde à pied, sac au dos), critique de cinéma (les lecteurs de Cinergie connaissent bien ses emportements), il n'arrête pas de bouger et de s'exprimer.
Les titres de ses films en disent long sur ses convictions : Tu peux crever, Flinguez-moi tout ça, On est tout seul dans son cercueil. Le petit dernier, Sans réserve, une vidéo de 50' lui ressemble en tout point.

Sans réserve de Philippe Simon

Le premier plan annonce le propos du film sans ambiguïté : un mur qu'on démolit, en voix off : "je pourrais commencer par ce rêve". Gros plan sur les yeux de Géronimo, puis sur les yeux fermés du réalisateur suivi d'une courte séquence d'équarrissage de poulets victimes de la productivité d'une chaîne de produits alimentaires qui fourni des poulets surgelés aux consommateurs des grandes surfaces. Plans d'un arbre, des racines d'un arbre, suivis d'un gros plan du réalisateur ouvrant les yeux, en off: "Et puis je me réveillerais".

Fin du prégénérique, en titre : Sans réserve, Bruxelles, mars 97. Plan d'un embouteillage avec caméra au sol. On distingue à travers la fumée polluante qui suinte du pot d'échappement d'automobiles pare chocs contre pare chocs une file de navetteurs du petit matin qui se rendent à leur lieu de travail. Un journaliste de la RTBF nous annonce, en voix off, qu'il est huit heures du mat' que le corps de Leïla Benaïssa a été identifié et que Patrick Derochette a été appréhendé. Cut. Noir. Un carton avec cette citation : "Si les hommes crachent sur la terre, ils crachent sur eux-mêmes". Seattle, indien sioux, 1854. Plan du réalisateur vu de dos, calé devant deux écrans allumés sur lesquels apparaissent les séquences d'un film. La voix du réalisateur off : "Et finalement j'arriverais au banc de montage où depuis quelques semaines j'additionne, je visionne et je mélange des images Celles d'un voyage que j'ai fait avec Robert Dehoux et Jackie dans des réserves indiennes aux confins du Québec et des Etats-Unis". On entend en fond sonore des chants indiens. "J'installerais le banc de montage, poursuit le réalisateur en voix off, un peu comme un lieu clos, hors du monde et je dirais que si je suis parti là-bas, dans ces réserves, c'était pour retrouver les mots de Seattle, cette idée que l'homme et la terre ne font qu'un et les retrouver dans ce que vivent les Indiens aujourd'hui".


Western

Plan de Philippe Simon et Robert Dehoux dans l'avion qui les emmène aux Amériques. Dehoux parle du rapport oublié, perdu comme un paradis, de l'homme sauvage avec l'animal sauvage, Simon des Indiens et de la mémoire. Plan d'un singe sautant d'arbre en arbre. Ce n'est pas Tarzan qui surgit derrière Cheeta ce sont les cow-boys suivis des indiens. Ils arrivent dans un grand galop hollywoodien. Ceux des westerns de l'enfance du réalisateur, Géronimo contre John Wayne. Le mythe avant la réalité. Puis enfin, grâce à Jackie on rencontre les vrais indiens, cap sur une réserve Mohawk. La réalité défrise. Le mode de vie indien semble éliminé par celui des blancs dont la seule obsession est de transformer la nature en marchandise. Pour les Indiens c'est la survie dans la marginalité, la pauvreté. Fin du mythe. Un peu désabusé, le réalisateur dit, avec raison : "Civiliser les Indiens était une autre façon de les exterminer". Et puis cette phrase extraite du Journal de Voyage de l'auteur tandis que nous voyons une autoroute enneigée à travers la vitre balayée par un essuie-glaces d'une voiture qui roule "La conquête a tout rasé. Des forêts où vivaient les tribus il ne reste rien. Rien de ce qui était sauvage, libre gratuit. Rien de ce monde de l'indien d'avant le blanc. Rien. " Patatras ! Arrivé ici on se voile la face. Putain ! La vache ! Il va nous faire le coup du bon sauvage.


L'ingénu et l'abondance

Rassurez-vous Philippe Simon nous fait grâce du conte du bon sauvage. Il laisse l'Ingénu (ce Huron élevé chez les sauvages puis converti, baptisé etc.) à Voltaire et l'Homme sauvage à Sébastien Mercier. Ouf ! , On respire. Son propos est plus radical.

Comme l'ont souligné, il y a une vingtaine d'années Marshal Sahlins et Pierre Clastres (1), Philippe Simon pense que les économies primitives qui subsistent partout dans le monde, ne sont pas des économies de subsistance où dominerait la rareté, la pauvreté mais tout au contraire des économies d'abondance. Le profit n'intéresse pas les sociétés pré-marchandes ou "primitives". S'ils ne rentabilisent pas leurs activités ce n'est pas par incompétence mais parce qu'ils n'en ont pas envie. A défaut d'être leur tasse de thé, l'idéal capitaliste (qui se croit universel) n'est pas leur bol de maïs ou de riz. Pour les Indiens -- comme pour les "primitifs" ainsi que le souligne Sahlins --la nature offre tout ce dont on a besoin. Pourquoi faire des stocks et risquer le gaspillage ? L'une des citations fortes du film est celle d'un indien Mohawk que l'on entend malheureusement en voix off : "Nous avons toujours eu des grandes surfaces. Elles étaient juste derrière la porte et tout s'y trouvait. Il nous suffisait de chasser notre souper et parfois notre souper nous donnait la chasse et ça c'est ce qui faisait la beauté de la vie". !


Idées/Images

Ce qui nous laisse perplexe c'est le peu de confiance que le réalisateur accorde aux images. ( reconnaissons que beaucoup d'entre elles font la publicité stricto sensu d'un mode de vie que l'auteur désapprouve radicalement). "Quelles images avons-nous des indiens d'aujourd'hui ?" Se demande-t-il et d'ajouter dans la foulée : "le bon indien mort est devenu le bon indien photogénique". Janséniste, Philippe Simon installe un dispositif formel qui lui permet de casser la séduction de l'image afin d'éviter un hypnotisme dont il semble redouter les effets pervers. Ainsi toute une série de séquences sont montrées en accéléré depuis le banc de montage. Le réalisateur semble croire que la séduction des images empêche le spectateur de réfléchir. D'où la gêne ressentie lorsqu'on pense que le cinéma est précisément une croyance dans les images, dans l'incarnation des corps, dans le récit de vies qui ne tiennent qu'a un fil celui d'une projection. Sans réserve est un film singulier où les idées ont plus de force que les images. Ce qui intéresse son auteur est la richesse des relations humaines dans les sociétés pré-marchandes, des "sociétés sans économie, mais mieux encore, société contre économie" (2). Concluons par ces propos d'un indien sioux cité par le réalisateur : " Quand vous aurez coupé tous les arbres, pollué toutes les rivières, enfermé tous les animaux, alors peut-être comprendrez-vous que l'argent ne se mange pas".


(1) Marshal Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, Ed. Gallimard.
(2) Préface de Pierre Clastres au livre de Marshal Sahlins.

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