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Stefan Liberski : Casting et Casse-Couilles sont dans un bateau (qui prend l’eau)

Publié le 01/04/2006 / Catégorie: Dossier

«Jamais le cinéma n’a été aussi fort dans la tête des gens et si faible dans leurs discours. Ils n’en font rien mais ils y tiennent comme à une préhistoire.» Ainsi s’exprimait autrefois maître Godard sur un arbre perché. Tombé (tel un fromage) sur cette phrase ma foi captivante, je me suis demandé (tel le renard par l’odeur alléché) si la situation avait évolué depuis lors. Que s’est-il passé depuis les lointaines années-Godard ? Jetons d’abord un coup d’œil sur l’implacable audit. Pas brillant. La fréquentation des salles s’est effondrée, la diffusion du DVD a explosé, les films et les Festivals ont proliféré, les sollicitations culturelles de toutes natures ont été multipliées par mille, la sectorisation des «publics cibles» s’est généralisée, la télé, puis Internet ont enveloppé la planète. En revanche, l’impossibilité structurelle d’allonger la semaine ou de voir plus de seize films par jour s’est confirmée. Nous vivons toujours plus de phénomènes à la fois contradictoires et simultanés, symptomatiques d’une nouvelle ère : celle du trop-plein. Chacun la constate, mais elle nous submerge sans que personne ne sache comment réagir. «Il y a trop de films» - «On n’en tourne pas assez» : les deux propositions peuvent être tenues, parfois dans la même conversation, par les gens les mieux intentionnés du monde.

Stefan Liberki, réalisateur

Nature, Paprika, Poivre Vert, Bolognaise… Il en faut pour tous les goûts. Emporté, comme le reste, dans le Business World, le cinéma en a épousé les dogmes. Hélas pour lui, ceux-ci se réduisent le plus souvent à l’exploitation systématique (délirante, obsessionnelle, mégalomaniaque) de stéréotypes. Sans doute reste-t-il encore un peu du cinéma (pré)historique auquel se réfère JLG. On lui a laissé un petit coin, derrière, en bas du rayon. Celui-là continue à nourrir les relations aléatoires que le petit peuple du vieux «pays cinéma» entretient encore avec l’image filmée, ou avec les acteurs - même si ce tout petit peuple sait très bien que ce cinéma-là se désintègre, à la fois sous l’énorme pression des marchés financiers et le bombardement incessant des mille milliards d’images par seconde sécrétées par la médiaphère. Pourquoi les gens qui ont vu un blockbuster donnent-ils si souvent l’impression de n’avoir rien vu? Ou d’avoir rempli une formalité? «C’est fait !» semblent-ils nous dire à la sortie du cinéma. Leur satisfaction ressemble à celle de celui qui vient de faire une longue file à la poste. D’ailleurs, personne n’en dit rien. «C’est génial» ; ou «c’est nul» ; ou même les deuxà la fois, cela dépend de l’interlocuteur. Peu importe. L’expérience personnelle de la vision d’un film est très accessoire. Et personne n’en fait plus rien, en effet. En quelques années, l’éclatement du cinéma a suscité, à la fois un déplacement de sens, et un renversement fatal. Désormais, le produit-cinéma ne nous regarde plus. Et quand nous le regardons, c’est distraitement, pour passer le temps, sans plus rien y découvrir. Nous ne faisons (au mieux) qu’y reconnaître des choses. C’est même devenu sa fonction. Les gens vont voir «les succès» parce que ceux-ci fabriquent encore un peu d’intérêt général. Sans doute est-ce important, l’intérêt général (tout comme les messages du même nom). Seulement, dans ces films, l’intérêt n’est plus lié au cinéma, voilà tout. Il s’est déplacé. Je me souviens par exemple que l’intérêt de Titanic était (déjà) la somme d’argent colossale qu’il avait coûté. On ne parlait que de ça. L’intérêt des films d'Annaud, c’était les années de tournage qu’il fallait pour les réaliser. L’intérêt de Brice de Nice, c’est que tout le monde va le voir, mais que personne n’est content. L’intérêt d’Astérix, c’est qu’il est toujours l’occasion d’une bonne sortie en famille, etc. etc.  Et, bien entendu, l’intérêt général majeur du «film qui marche» (attention, ce n’est pas une recette) réside à présent dans la notoriété de ses acteurs. C’est-à-dire, dans ce qu’on appelle le casting. Pourquoi ? Parce que «être connu», est le désir absolu de l’ère du trop-plein. Il ne se compare qu’avec l’autre désir absolu, celui d’être riche. Les acteurs connus sont riches et connus ;  leur «modélisation» est donc d’un intérêt général supérieur. Un jour, dans un restaurant, j’ai entendu une dame (chic) dire à sa voisine (chic) :  « Ah non, ma chère ! Les Palmes d’Or, je ne vais plus les voir ! Trop casse-couilles ! »  Et pourtant, vu la dame, il est plus que probable qu’elle aurait accepté avec enthousiasme une invitation au Martinez pendant toute la durée du Festival. En réalité, il est assez piquant de constater que la pointe extrême du festivisme ultra-libéral (disons, pour aller vite, le plus grand marché filmique du monde, celui où se négocient les gros films à grands coups de pub géantes, fêtes énormes, promenades en yacht, hélicoptères, stars, vip, fric, tonnes de paillettes, armées de gardes du corps, flottes de limousines et foule plébéienne ébahie), il est assez piquant, dis-je, que cet événement mondial, phare du capital spectacularisé, donne chaque année lieu à un palmarès de plus en plus social, victimaire, radicalo-plaintif, compassionnel, humanitaire, tiers-mondiste, progressiste, bien-pensant et, disons-le, volontiers casse-couilles. Sans parler de la qualité intrinsèque des films, qui peut être grande, mais pas forcément, ils jouent manifestement ici un rôle extrinsèque : ils sont expiatoires. Ici encore, leur sens s’est déplacé hors-le-cinéma. En quoi consiste-t-il ? En gros à excuser le cinéma de n’avoir pu empêcher le monde d’être devenu ce qu’il est. Les prix dont on les gratifie sont toujours, peu ou prou, des prix de consolation. Ce sont en général des films que les gens ne vont pas voir (ou très peu). Et pourtant, le cinéma expiatoire gagne peu à peu l’ensemble des festivals - où il rafle tout. Il fonde désormais un genre à part, le film dit «de festival». Le grand public sait vaguement qu’il existe, qu’il fait vivre une secte de vestales et que c’est très bien comme ça. A l’occasion, les vestales de festival priment un pamphlet anti-américain, ce qui permet à tout le monde d’aller voir les «gros machins hollywoodiens» la conscience tranquille. Car si les braves gens, on le sait, vitupèrent l’impérialisme culturel américain à longueur de journée, il faut quand même leur permettre d’aller voir King-Kong dès qu’il sort. Avec les enfants de préférence. Et de reconnaître que «c’est bien». (Avec ou sans la petite moue d’excuse convenue.)
Enfin le produit-cinéma obéit à une seule règle d’airain : il ne prend plus aucun risque. C’est sa grande règle, son calcul, et sa misère. ( En passant,si l’on peut donner un coup de pied à ceux qui en prennent, des risques,c’est mieux. Cela permet d’entretenir l’idée qu’on garde un «esprit critique».) Ne nous faisons, donc, plus aucune illusion. Les «petits malins» que redoutait tant Serge Daney ont gagné. Les petits malins : les as du marketing et dela distribution. Ceux qui savent ce qui marche et ce qui se plante. Ce qui va cartonner et ce qui va se planter. Les ricaneurs. Les non-dupes. Les «avec-quoi-tu-viens ?» Les «où est le business-plan ?» et les «c’est quoi la cible ?». Ceux qui prédisent, le sourcil haut levé, qu’un film comme King Kong sera un gros succès. («Un succès ne couronne pas une entreprise, coco, il la fonde !») Le plus terrible, c’est qu’à l’étage du dessous, d’autres petits malins (ce sont parfois les mêmes) croient maintenant savoir si tel film «cartonnera» dans les festivals, et si tel autre «n’a aucune chance». «Donne moi des sans-papiers persécutés ou des cow-boys gays et je te le fais tourner, moi, ton film !» Pour le reste… Alors, si je reviens à la question que je posais au début ?… Le produit «cinéma» est sans doute toujours fort dans la tête des gens, oui, mais comme peut l’être une sonnerie de portable un peu marrante. Il est toujours aussi faible dans leur discours. Il en est même absent. Quand ils en parlent, ils parlent d’autre chose. Quant aux nostalgiques du cinéma, ils y tiennent toujours comme au Phénix des hôtes de ces bois. Une vieille fable dont on ne peut pas dire qu’ils n’en font rien, non. Ils essaient, par tous les moyens, de trouver un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout d’argent pour montrer et remontrer sans cesse sa belle voix. Et puis, quelquefois, ne plus se sentir de joie. Je jure, même s’il est tard, que l’on m’y reprendra.

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