"Du oui ou non, combien de peut-être ? Notre seule vérité possible doit être invention." Julio Cortazar. Marelle. Ed. Gallimard. Inès Rabadan n'arrête pas de nous surprendre d'un film à l'autre. Pour chacun d'entre eux elle se fixe un défi. Surveillez les tortues, un premier court de fiction nous avait mis la puce à l'oreille. Un couple d'ouvriers Esther et André, licenciés d'une usine de poissons surgelés tenaient la maison d'un couple de bourgeois désirant passer ses vacances au Népal et réapprenaient à vivre. Irracontable. À voir. Maintenant contait le trajet d'Else qui voyait un avenir tout tracé (et plutôt déprimant) se profiler à l'horizon. Sauf qu'un petit grain de sable allait dérégler cette mécanique trop bien huilée. Le hasard comme contrepoint à la nécessité. Comme le film précédent, à voir et à revoir.
Sur le tournage de Belhorizon de Inès Rabadan
Belhorizon, son premier long métrage, semble ne pas déroger à un univers dans lequel Inès Rabadan mixe la réalité, l'imaginaire, oscillant entre les deux, montrant un groupe de personnages dont elle scrute la logique interne pour mieux ouvrir les portes dérobées, elle examine les ratés d'un quotidien dont le mécanisme social est géré par la bourgeoisie.
Le sujet traite d'un groupe d'amis en vacances. Carl (Emmanuel Salinger), qui vient d'apprendre un revers de fortune, arrive le premier à « Belhorizon », une pension de famille perdue dans les bois. Il y découvre Esmé (Ilona Del Marie), une jeune fille d'origine modeste qui a « le sombre espoir d'autre chose.» Suivent Simon (Frédéric Dussenne), et la bande d'amis qui l'accompagne, ses pairs, des jeunes gens riches en vacances et c'est un tourbillon « dans lequel les classes sociales, en se croisant, font des étincelles ». Un pitch à la Chabrol me direz-vous. Non pas. Plutôt à la Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie). Il ne s'agit pas de dénoncer les moeurs d'une certaine classe mais de s'attacher à la faille que recèle en lui chaque personnage et surtout ceux de Carl et Esmé. Ce qui intéresse la réalisatrice est le moment où les choses basculent dans un ailleurs qu'on ne maîtrise pas, ce qui vous échappe et qui n'est guère perceptible au premier abord. Comme dans ses courts métrages, elle explore les marges du monde, son opacité avec une légèreté qu'elle a héritée des « Chronopes », ces fumeux et insaisissables lutins créés par Julio Cortazar qui résistent à tous les conformismes. En un mot, pour le formatage vous pourrez repasser.
Séquence
Nous assistons à une journée de tournage qui a lieu au Grand-Duché du Luxembourg, dans une sorte de château au milieu d'un lac construit par un personnage qui a voulu réaliser un rêve d'enfance. Nous optons pour Disney mais Jan De Clercq qui nous accompagne, et distribuera le film via « Lumière », opte pour Printemps, été, automne, hiver de Kim Ki-duk et cela tient aussi la route. Bref, un endroit inépuisable !
À l'intérieur du château ou de la gentilhommière se tourne un plan réunissant les personnages principaux du film. La caméra Aaton Super 16, armé d'objectifs Zeiss, derrière lequel opère Sabine Lancelin (Demain on déménage de Chantal Akerman) capte une scène où Henri (Bruno Putzulu) joue de la guitare déclenchant le désir d'un couple de danser le flamenco. Les invités se regroupent, boivent du champagne, se lancent quelques vacheries. Les portables, ces redoutables engins de décommunications, se mettent en branle. Carl annonce la mort de Richard. Silence poli du groupe. Carl, satisfait de l'effet obtenu se déplace et rectifie: « Mais non, il est vivant, c'est un enfoiré, il nous fait le coup tous les ans ! Léger brouhaha duquel émerge la voix d'un invité : « La conséquence précède la cause » dit Borges. Comme personne n'à l'air de saisir le sens de ses propos il ajoute : « D'abord, tu fais quelque chose et ensuite tu en comprends la cause ». Hors champ, la mère d'Esmée apparaît. Le groupe se tourne vers elle et lui demande si elle veut les rejoindre. Cut.
La chorégraphie du groupe, le déplacement judicieux des acteurs, de leurs gestes, de leur regard, le non-chevauchement du texte pour la compréhension des dialogues et, surtout le souci du détail d'Inès Rabadan qui parle à chacun de ses acteurs afin qu'ils adoptent le comportement adéquat multiplie les prises. On ne travaille pas avec un groupe de la même manière qu'avec deux acteurs principaux.
Entre deux prises
Inès Rabadan : On a quadrillé la Belgique, nous explique Inès Rabadan, et après l'avoir écumée sans rien trouver Denis Delcampe, mon producteur, nous a dit : on cherche au Luxembourg et dans le Nord de la France. On a découvert cet endroit après des semaines et des semaines de repérages.
La maison est très importante. Elle donne son nom au film. Ce n'est pas seulement le lieu où l'histoire se passe mais l'endroit qui permet de cristalliser les relations entre les gens puisqu'elle est l'objet d'un rachat possible. L'argent tourne autour de la maison. Celle-ci est comme un acteur. Dans un casting, il y a une attirance pour les comédiens qui te résistent un peu. La maison, tu arrives, tu la vois, tu te dis c'est incroyable mais en même temps certaines parties sont too much. Il faut apprivoiser le lieu. Depuis le début je m'étais dit que c'était important puisque j'allais rester huit semaines dans cet endroit, il fallait donc que le plaisir de le filmer ne s'épuise pas trop vite. J'avais le désir de me confronter à des choses difficiles à réaliser. Je savais que ce ne serait pas simple de mettre en scène le groupe. Donc ça m'intéressait de m'y confronter. C'est plus difficile à mettre en place. Il faut être précis. Il faut que le texte soit respecté ainsi que le rythme pour atteindre un point de vue un peu décalé. Il y a des choses précises dans le texte mais il faut que tout le monde soit à la bonne place au bon moment. Et en même temps cela doit rester vivant. Parfois cela marche bien, parfois c'est plus dur. C'est plus fragile qu'avec deux personnages. Le ton que je veux imprimer au film est à mi-chemin entre la comédie et le drame. Une espèce de drôlerie. Ce qui est très difficile à prévoir d'avance. Je me souviens de Surveiller les tortues, et je me disais, en voyant certaines scènes, que cela n'allait jamais faire rire personne. Et en fin de compte cela faisait rire. Il n'est pas facile de prévoir les moments drôles. Mais je pense que Emmanuel Salinger qui tient le rôle principal a cela en lui, une espèce d'intériorité et de drôlerie qui sont justes par rapport au film.
Violence symbolique
Inès Rabadan : Ce qui me motive au niveau de l'écriture est la question de l'origine et comment on est lié par le lieu et la classe dont on est issu. La violence qui naît de la rencontre des gens issus de classes sociales différentes m'intéresse. C'est un peu l'inverse de Surveillez les tortues se sont des grands bourgeois qui arrivent chez des gens modestes. Du coup, la campagne est parfaite. C'est une espèce d'huis clos. Qui se marie bien avec le goût que j'ai de raconter des histoires sous forme de fables. Déplacer des personnages dans un lieu qui n'est pas le leur donne une identité moins réaliste qui permet de décaler les choses. Et puis il y a le plaisir de filmer la nature.
Cool
Lorsque je faisais des courts métrages les gens disaient : « Tu irradies le stress à dix mètres à la ronde », tellement j'étais crispée. Et ici, Denis me demande : « Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu prends quoi ? » Je ne prends rien. Je pense que c'est le fait de s'installer dans un tournage au long cours, C'est complètement différent. Dans un court tu es lancé dedans et si tu rates quelque chose cela prend une importance démesurée parce que tu n'as que six jours pour le réaliser ! Ici il y a quarante jours et en plus le film se dessine pendant le tournage. Il y a plus de souplesse dans ce qu'on fait. Et comme, de plus, je suis très bien entourée.
Montage
On monte le film en même temps qu'on le tourne. Ce n'est pas apaisant parce que cela provoque de nouvelles questions. Par contre, par rapport au fait de filmer un groupe, cela permet de mesurer mieux les choses qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas. Ainsi que ce qu'on a tourné inutilement, les séquences qu'on a trop couvertes ou trop peu. Ce sont des nuances qui permettent de recentrer un peu les choses. D'autant que j'ai choisi longuement mes acteurs, j'y ai passé plus d'une année. Ce sont des décisions concertées. Donc je ne peux pas me tromper complètement. On ne va pas faire tout à coup autre chose. Par contre, cela permet de mesurer ce qui fonctionne. Par exemple sur le fait que je désirais filmer le groupe en plans-séquences. Au début on a fait des plans serrés pour pouvoir couper éventuellement dans les plans-séquences. Et le verdict du monteur est que les plans serrés ne servent à rien. Parce que la volonté de tourner en plans séquences est telle qu'il n'arrive pas à incorporer les plans serrés. Conclusion : voilà du temps perdu pour quelque chose qui est censé aider le monteur et qui en réalité ne sert pas. Evidemment c'est un risque par rapport au film mais si on ne prend pas un peu de risques c'est ennuyeux. Je ne ferai jamais de téléfilms. (en riant)
Distribution
Nous ne pouvons nous empêcher de dire à Jan De Clercq, qu'il est assez rare qu'un distributeur s'implique dans la visibilité d'un film aussi longtemps à l'avance. Pense-t-il que cette ligne éditoriale positive va se répandre ?
Jan De Clercq : Cela arrive lorsque au départ, nous répond-t-il, il y a un dialogue entre le distributeur et le producteur. Souvent l'initiative vient du producteur parce qu'il est complètement impliqué dans le tournage du film. Notre rôle habituellement vient après le tournage. Il est important d'essayer d'impliquer un distributeur le plus tôt possible. Cela permet de réfléchir à la sortie d'un film, de le positionner. D'autant plus qu'on ne se bat pas avec les mêmes moyens que les films à gros budget. Mais cela va se passer de plus en plus dans la mesure où les distributeurs commencent à avoir le réflexe de demander un making off lors du tournage puisqu'ils en ont besoin pour la sortie du DVD. Le comportement est en train de changer. Parfois on compte sur le fait qu'un film belge aura plus d'attention dans la presse qu'un film étranger. C'est une erreur. Si on veut sortir convenablement un film il nous faut trois à quatre mois de préparation. C'est une chose que j'ai appris chez Cinélibre, il faut avoir de la créativité dans la manière dont on sort un film en salles. On n'a pas les 300.000 de budget de promotion qu'ont les « Majors ». Donc il faut être inventif. Sur Aaltra on a fait un énorme travail au niveau des médias. C'est beaucoup de boulot et c'est parfois très risqué. D'autant qu'on a souvent une belle-mère derrière soi. La pression du producteur qui choisit une date de sortie qui ne convient pas nécessairement au film. Tout le monde veut sortir en fin d'année ou en février, mars, avril. Ce sont des périodes où la concurrence est la plus rude. Les films plus fragiles que les films à gros budget n'ont pas intérêt à sortir dans ces périodes-là. Cet été, tout comme pour Zoning-Lonesone cow-boys --que l'on va également sortir-- on va penser au positionnement du film. C'est du long terme. On préfère cela aux producteurs qui font d'abord leurs films et pensent après à la sortie du film. C'est heureusement de plus en plus rare.