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7, rue de la folie, de Jawad Rhalib

Publié le 15/10/2015 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Joli coup de pelle aux méchantes idées reçues.

Découvert l'an dernier au FIFF de Namur 2014, 7, rue de la folie, le premier long-métrage de fiction de Jawad Rhalib semblait un petit film tourné en liberté, sans grands moyens, dans l’attente du démarrage de l’Insoumise, projet plus ambitieux pour lequel le réalisateur avait obtenu un financement institutionnel. Il se révèle en fait un véritable film d'auteur, basé sur un scénario soigneusement écrit, peaufiné à différents niveaux de lecture, et traitant de thèmes graves sans trop se prendre lui-même au sérieux. Une vraie surprise, car le pitch semblait planter le décor d’un drame psychologique mortifère, récit bergmanien à l’atmosphère étouffante et déprimée: quatre fille marocaines, brimées par un père rigoriste et borné vivent en vase clos dans un bâtiment délabré au cœur de la campagne. Après s'être débarrassées de leur père, elles vont devoir apprendre à vivre avec ce lourd passé qui leur colle à la peau. Pas très fun ! Mais voilà, le film de Jawad Rhalib est exactement le contraire. 




7, rue de la Folie, de Jawad RhalibAu départ de cet argument peu affriolant, le réalisateur belgo-marocain nous sert un plat pimenté, dur, trash, violent même, mais dynamique, attachant, tendre et drôle. Une vraie pépite, explosive et provocatrice en diable, une comédie noire mâtinée de drame social, du genre dont le cinéma belge s'est fait une réputation, et comme on n'avait plus eu l'occasion d'en déguster depuis longtemps.On commence fort, par un enterrement. Pas avec fleurs, couronnes pleureuses et requiem, mais par une nuit sombre, dans une campagne perdue, quatre filles enfouissent un cadavre dans un trou qu'elles viennent de creuser. Problème: il faut quand même le tourner vers La Mecque le mec. Mais comment la trouver, La Mecque, dans cette pénombre? Ca discute puis, de guerre lasse, on adopte une solution guère… orthodoxe. Le ton est donné.

Dans la cour d'une ferme décrépite, nous retrouvons nos quatre donzelles assises sur un divan fatigué.. Trois sœurs, et la petite amie de l'aînée d'entre elles, qui fêtent leur liberté retrouvée. Pendant des années, leur père les a encagées et contraintes à suivre les préceptes d'un islam rigoriste. Maintenant, elles veulent vivre. Elles se grisent d’une débauche de fringues, musique, télé, jeux vidéo. Mais bientôt l'argent manque. Elles doivent trouver des solutions.

On vous laisse imaginer ce qu’elles échafaudent et les conséquences funestes. Pour le réalisateur, c'est l'occasion d'une charge frontale contre les travers de la société actuelle. Jusqu'ici tenues à l'écart du monde, les filles n'en connaissent que ce que leur ont amené la télé ou Internet et, dans le monde réel, les loups rôdent. Comme ce banquier véreux qui entend bien profiter de la faiblesse des filles pour se faire l'une d'entre elles et, si possible, se refaire une santé financière mise à mal. Et comment échapper à ces traditions familiales ou religieuses tellement bien ancrées ? Elles les ont mises à la porte mais elles rentrent par la fenêtre à la première occasion. Tel ce prétendant marocain qu'elles racolent par Internet ou la tante qu'elles rappellent à leur aide dans un moment de découragement. S’ensuit une lente dérive picaresque vers la folie et la violence qu’elles alimentent de leur révolte et d’une soif vitale de liberté.

Pas question, cependant, pour Rhalib de tomber dans le drame psychologique introverti. Il nous concocte un cocktail percutant, à base de clichés connotés sur la famille, la religion, le machisme, le terrorisme. Lieux communs dont il se joue, qu'il prend à rebours ou auxquels, au contraire, il nous confronte d'une manière que ne renieraient pas les grands faiseurs de la comédie noire britannique contemporaine, comme Danny Boyle, Edgard Wright ou Martin Mac Donagh. Jeux de pouvoir, exploitation, sexisme, hypocrisie, influence des medias, violence : tout passe à sa moulinette dans une chasse roborative aux poncifs de la pensée prédigérée.

7, rue de la Folie de Jawad RhalibMais, même si Jawad Rhalib a la pudeur de le cacher derrière l'humour noir et la provocation, il n'oublie jamais de faire sentir qu'en arrière fond, il y a la souffrance et la folie de femmes poussées à bout. Sous le masque de la comédie se cache un âpre drame social. L’enfermement auquel ces filles ont été soumises est un sort que connaissent encore aujourd’hui bien des femmes et des filles dans le monde. La violence intrafamiliale née de cette répression va entraîner les quatre jeunes filles dans une spirale de vengeance censée à leurs yeux justifier les pires exactions. La vengeance, la défense de la liberté justifient-elles que l’on bafoue la dignité humaine la plus élémentaire? Et peut-on éviter que l'opprimée ne se change finalement en oppresseur? Le réalisateur aborde ces éléments tragiques par le biais de petites capsules d'interviews, censées être tournées après l'histoire (dans un asile? Une prison?), où les quatre filles reviennent sur les événements et donnent leur ressenti à un interlocuteur invisible: policier, médecin, psy, confesseur, on ne sait.

Le réalisateur, qui a derrière lui un important travail documentaire ne peut s'empêcher de faire une intéressante transposition des sociétés issues du printemps arabe. Ces filles, qui ont en quelque sorte chassé le dictateur, doivent maintenant apprendre à gérer leur liberté nouvelle, louvoyer entre les embuches mises sur leur route, décider de leur sort et, surtout, s'affranchir de leur quotidien d'avant pour éviter la réapparition d’oppresseurs, pires peut-être que les anciens (le retour de leur tante à la ferme est l’exemple même d’une contre révolution). On sent la colère de l'auteur contre tout ce qui maintient la pensée et les êtres dans un carcan. Dans le film, elle est ponctuée de coups de pelle récurrents grâce auxquels les demoiselles se débarrassent de ceux qui les menacent, mais que le réalisateur assène symboliquement à tous les pourris (le banquier), les hypocrites (le prétendant), les traditionnalistes (la tante) de notre joli monde contemporain.

7, rue de la Folie, de Jawad RhalibCette sinistre histoire drôle fonctionne grâce à l’implication totale de quatre comédiennes qui arrivent à donner corps à des personnages a priori peu crédibles: Lamia Ryl (Samia), Sofiia Manousha (Selma), Ouidad Elma (Sara) et Dorothée Capelluto (Julie). A Namur, cette dernière racontera les heures de conversation et de travail pour préparer leurs personnages, la part de répétitions et d’improvisations qui génère cette complicité, visible à l’écran. Toutes quatre en interaction rendent leurs personnages sensibles, drôles et attachants. Elles nous font rire et leur fragilité nous touche, malgré leurs tares. Ajoutez-y quelques excellents seconds rôles (Souad Amidou, la tante, Malek Akhmisse, l’arrivant marocain ou Benoît Verhaert, le banquier) et vous obtenez une distribution épatante. Et la vieille ferme isolée dans les mornes paysages du Hainaut picard est l'écrin idéal pour abriter cette démence aux frontières du monde réel. Décor encore magnifié par la très belle photographie du chef op’ François Schmitt qui explore plusieurs registres selon les moments et les atmosphères: clair obscur, lumières grises, presque monochromatique, ou couleurs épicées, à l'orientale.

Jawad Rhalid ne mâche ni ses mots, ni ses images. Et les thèmes auxquels il s'attaque sont tout sauf consensuels. Indubitablement, le film provoque et dérange. On peut se demander comment il sera reçu dans certains milieux arabes, en Belgique ou à l'étranger (ce n'est pas la religion qu'attaque le réalisateur, mais le pharisianisme et l'hypocrisie). Jawad assume. De son propre aveu, il entend par son film permettre et ouvrir le débat. Espérons qu'il y réussisse, dans toutes les composantes d'une société dans laquelle on n'a jamais eu autant besoin de se parler. Même et surtout autour des sujets qui fâchent.

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