Le premier long métrage de fiction de Bernard Bellefroid sort bientôt en salles, et a déjà été récompensé par le public qui l'a découvert aux festivals de Namur et d'Angers. Bernard, jeune papa, nous invite à le rencontrer à la cafétéria de la Bibliothèque Royale de Bruxelles qui surplombe la ville, et place le regard au niveau du ciel, donnant cette sensation de flottement propice à l'imagination. Cette cafétéria, Bernard la connaît bien pour l'avoir fréquentée tout au long de l'écriture du scénario de La Régate, alors qu'à peine sorti de l'INSAS, il devait se contenter d'une chambre exiguë pour tout territoire personnel.
Après un début avorté dans le journalisme, il préféra les études de cinéma pour apprendre à manipuler la caméra et l'utiliser pour dénoncer l'injustice. Son premier film, projet de fin d'études produit par les frères Dardenne, Rwanda, les collines parlent, est le recueil du procès des accusés du génocide et leur confrontation avec les parents des victimes. Ce film sobre, où la violence n'est pas montrée, donne à la parole le pouvoir de cicatrisation, première étape de la guérison. Tout en réalisant ce documentaire, Bernard n'oublie pas le film qu'il veut réaliser, et pour cause, c'est l'histoire de sa propre blessure, celle qui l'a marqué durant tant d'années et dont il veut se débarrasser.
Bernard Bellefroid, la Régate
Bernard Bellefroid : C'est l'histoire d'Alexandre, un jeune garçon de 15/16 ans qui vit une situation de violence avec son père. Pour le dire vulgairement, c'est un gamin battu. Pour échapper à tout ça, il fait de l'aviron sur la Meuse, et son obsession est de gagner tout seul et à tout prix le championnat de Belgique. C'est LA régate des championnats de Belgique, c'est son Amérique à lui.
Cinergie : Comment t'es venu le désir de faire ce film ? Le portais-tu en toi depuis longtemps ?
Bernard Bellefroid : Je pensais déjà à ce film quand j'avais15 ans. Heureusement que les raisons de faire un film évoluent avec l'âge. On devient moins bête. À 15 ans, c'était presque pour me venger. En sortant de l'INSAS, c'était pour essayer de comprendre, je crois. Maintenant, 5 ans après, je pense que le film a évolué vers une histoire complexe, où l'amour a aussi sa place, même s'il est maladroit. Finalement, c'est une chance que l'aboutissement ait pris tant de temps.
Mon histoire personnelle n'était pas le point d'arrivée, juste le point de départ, mais il fallait en finir avec cette histoire. C'était important pour moi de le faire, je n'ai rien réussi à faire d'autre pendant 5 ans, à part des documentaires. Tandis que maintenant, j'écris 3 projets en même temps, ça a complètement libéré mon imaginaire.
C. : À part Joffrey Verbruggen qui sortait à peine de l'école, tu as eu droit à un super beau casting...
B. B. :J'avais choisi Thierry Hancisse dès l'écriture. J'aime écrire en pensant aux acteurs. On se connaît assez bien lui et moi, et j'étais sûr qu'il ne flipperait pas, qu'il n'aurait pas peur face à un rôle comme celui-là. J'étais sûr qu'il l’accepterait.
C. : Pourquoi dis-tu que c'est un rôle qui fait peur ?
B. B. : C'est un rôle compliqué, parce qu'il faut réussir à humaniser le personnage sans humaniser les actes. Et puis, c'est un rôle qui nous amène quand même à faire un certain chemin dans la noirceur. Moi, je voulais Thierry Hancisse parce qu'il est capable d'aller de la sauvagerie à la douceur, presque à la maladresse, sans transition. J'ai été très content de mon choix.
C. : Et comment as-tu choisi Sergi Lopez ?
B. B. : Patric Quinet, mon producteur, le connaissait bien et me l'a proposé. J'ai réellement été enthousiaste à l'idée et heureusement, il a accepté. J'ai réécrit le scénario en pensant à lui, et je le lui ai envoyé. Je suis allé à Barcelone pour le rencontrer. On a parlé de tout, sauf du film. C'est à l'aéroport, en le quittant, qu'il m'a rassuré en disant : « C'est évident, je le fais ». J'ai été heureux qu'il soit sur le plateau, surtout dans les moments difficiles. Les scènes de violence n'ont pas été simples à tourner. Sergi a vraiment détendu l'atmosphère. C'est « l'anti-star » par excellence. C'est un comédien belge ! Il arrive sur un plateau, et après 10 minutes, il connaît tout le monde, tous les prénoms. Il n'a pas oublié qu'être comédien, c'est du travail. Lui, comme Thierry, ce sont des comédiens qui ne « savent pas », qui sont toujours en recherche. Au tournage, le film doit encore se faire et ils le savent. Je voulais montrer un film complexe, où l'amour cohabite avec la difficulté et la violence. Sergi a apporté cette part de lumière qui allait permettre d'y arriver. Il irradie de son œil, Sergi !
C. : Joffrey Verbruggen est un tout jeune comédien pour qui c'était le premier rôle au cinéma.
B. B. : Oui, et c'est cette innocence enfantine qui m'a plu chez lui. Dans son visage, dans son regard, même dans les scènes de souffrance, il a toujours ce côté enfantin que son père n'a pas encore tué. Je pense que l'histoire résonnait chez lui aussi de manière personnelle, mais on n’en a jamais parlé.
J'ai toujours un peu peur que le film soit juste vu comme une histoire dure. Il ne faut pas aller le voir pour ça. J'espère et estime que c'est un film assez équilibré, et qu'il n'y a pas que de la violence. C'est un film qui va vers la lumière, et j'aime beaucoup les films comme ça.
C. : Il a dû apprendre à faire de l'aviron ?
B. B. : Les pauvres ! David (Murgia) et Joffrey sont allés au purgatoire : camp d'entraînement d'aviron durant 6 semaines ! C'est un sport difficile. Ils ne comprenaient pas toujours pourquoi ils devaient autant ramer, mais cela me semblait indispensable. Ils devaient acquérir quelques automatismes, pour ne pas devoir se concentrer sur les mouvements en même temps qu’ils jouaient. Et l'aviron, c'est un sport très physique; c'est un sport de jambes, du tronc, du dos. Je voulais que David, Pénélope (Lévêque) et Joffrey soient entourés de vrais rameurs dans le film. Et les rameurs eux-mêmes ont dû apprendre à jouer.
C. : Et pourquoi avoir choisi l'aviron, parce que tu en as fait toi-même ?
B. B. : Pour le besoin du film, je voulais un sport de compétition individuel (il faut se surpasser), et aussi d'équipe. Pour ramer ensemble, il faut savoir coordonner ses mouvements, apprendre à synchroniser ses pelles ! Lorsqu’on est deux sur un bateau, il faut le faire avancer ensemble. Je trouvais très intéressant qu'il puisse paradoxalement être dans une situation de violence, et faire un sport violent. Au moins, c'est une violence sur laquelle il a prise, et peut-être que ça lui permet d'avoir prise sur celle qu’il vit. À une époque, un peu comme mon personnage, l'aviron m'a aidé à survivre.
Et puis, ce fut la découverte du cinéma, et c'est devenu ma bouée de sauvetage. Un jour, j'avais poussé les portes du cinéma Le Forum. J'ai vu la Promesse … et je suis devenu bénévole dans ce cinéma de quartier. C'était le seul endroit où on pouvait voir des films qui vous transpercent. Et puis, la salle de cinéma c'était le seul refuge où on pouvait pleurer sans retenue. Alors, je trouvais ça magique. Je me suis dit « S'il y a moyen d'être dans ces vérités-là, de raconter ces choses-là, alors moi aussi je veux faire des films ».
J'adorais les 400 coups, mais quand j'ai vu la Promesse, les 400 coups n'existaient plus. Il y a des films qui vous marquent et puis, à un moment donné, il faut quitter ses pères et faire ses propres films. Il faut oser, et ne pas se laisser bloquer par ses modèles qui nous ont nourris à une époque. À un moment, il faut faire ce petit chemin, et c'est ce que j'ai fait …
C. : La Régate, c'est l'histoire d'une relation violente entre un père et son fils, mais dans ton film, on voit à peine les coups.
B. B. : J'aime la pudeur, la distance. J'aime que ce soit sobre, et je trouve que montrer quinze scènes de violence les unes derrière les autres, ça ne sert à rien. En fait, comme le disait Bresson, deux éléments forts s'annulent. La question était de rendre la violence encore violente, et pour ça, il fallait être économe de cette violence, et il fallait qu'elle ait à chaque fois un impact. J'ai l'impression que ça devient une constante chez moi, parce que dans mon documentaire rwandais, il n'y avait pas de cadavres non plus. Je n'aime pas les images émotionnelles et primaires. Je pense qu'il y a, à tout casser, trois scènes de violence dans tout le film. Je trouve que ce n'est pas le plus important. Pour moi, le plus important c'est avant, quand le coup va partir. Et puis après, quand celui qui a frappé se sent sale et dégueulasse.
Je voulais montrer aussi qu'Alexandre, le fils, est entre deux choix tous deux intenables. Soit il rend les coups à son père et devient aussi coupable que lui, soit, il baisse la tête et se déshumanise. J'ai voulu qu'il prenne une troisième voie.
C. : C'est un film lumineux, plein de force et d'humanité, où l'entraide et la camaraderie peuvent puiser l'énergie nécessaire pour sortir d'un cercle vicieux.
B. B. : Oui, je voulais qu'il y ait plein de lumière. C'est un peu ma façon de faire du gris, en allant du blanc au noir très vite. La forme du film est construite par contrastes. Plutôt que d'édulcorer le tout, je préférais passer d'une émotion extrême à l'autre.
C. : Est-ce qu'Alexandre se sent dans la loyauté paternelle ou dans la culpabilité ?
B. B. : Je crois qu'il y a un peu des deux. C'est la norme pour lui. Il ne se lève pas tous les matins en se disant « je suis battu ». C'est quand on prend conscience de ça qu'on peut grandir et changer radicalement de vie. Alexandre n'en a pas conscience. Pour lui, c'est un langage comme un autre, un langage normal, et il ne connaît que celui-là. Ce que je voulais créer aussi dans le film, ce sont des chaînes de violence : c'est vrai que le père est humilié, harcelé moralement au travail, mais est-ce une excuse pour être violent avec son fils ? Le fils est battu, mais est-ce une excuse pour être infect au club d'aviron ? Je n’aurais pas supporté que mon film excuse la violence. C'était une de mes grandes craintes d'ailleurs. Le film s'est beaucoup recherché au montage pour arriver à montrer les choses brutes sans que ça puisse faire office d'excuses.