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Melody, rencontre avec le réalisateur et la comédienne Lucie Debay

Publié le 01/04/2015 par Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Comment abordez-vous la question du corps dans Melody qui est centrale ?
Bernard Bellefroid : Les rapports avec le corps sont assez compliqués. Effectivement, lorsqu'on a plus de travail, qu'on n'a même plus la possibilité de pouvoir créer, il ne reste que sa substance organique, donc son corps, à louer, vendre, aliéner. C'est un peu le point départ du film.
C'est aussi un film qui parle de la crise, une crise terrible. Ce n'est pas seulement une crise financière, en Europe, mais une crise de générations. C'est aussi une génération qui en sacrifie une autre, qui sacrifie les investissements de la génération suivante. Là, c'est un personnage qui veut créer quelque quelque chose et qui a besoin d'un petit capital pour créer sa survie. Et donc la question est de savoir : « Comment fait-on ? ». Il reste la vente de sang, comme aux Etats-Unis, la vente de ses ovocytes comme cela a lieu sur certains campus en Espagne, la vente de reins comme ça se passe dans les banlieues en Grèce. Mon personnage imagine cette situation qui consiste à louer son ventre, à porter un enfant pour une autre.

 

C. : On pourrait dire aussi que vous traitez de la possession, du vampirisme, ou via l'enfant porté, on s'accapare l'autre, dans cette relation entre les deux femmes.
B. B. : Oui, oui, ça passe par la possession du corps de l'autre. La question de la mère porteuse amène ces thèmes-là, inévitablement.

 

C. : La GPA n'est cependant pas le sujet central du film.
B. B. : C'est le sujet apparent mais qui n'est pas un prétexte et qui est traité. Je dirais que le sujet profond, c'est autre chose, la rencontre qui se fait peu à peu entre ces deux femmes. Finalement, que ce soit dans mon documentaire au Rwanda ou dans La Régate, je pense que c'est toujours la même histoire, la même obsession. C'est une histoire d'adoption, une histoire de tensions entre les liens du sang, ceux qu'on invente, ceux qu'on fantasme, qu'on crée. Et comme cela fait déjà trois films, je pense qu'on peut parler d'une certaine obsession chez moi.

 

C. : Les deux personnages se masquent beaucoup. Ils sont apparemment peu aimables, froids puis peu à peu, des masques vont tomber. C'est un film de révélations ?
B. B. :Oui, je pense que ça commence par quelque chose d'assez dur puis peu à peu, les cheveux commencent à tomber, le maquillage commence à couler, tout se craquèle un peu vers une rencontre humaine, une simple rencontre humaine.

 

C. : La scène centrale de la coupe de cheveux est importante car une chose se passe entre ces deux femmes qui au départ se tournent autour, se regardent, s'épient, ne se font pas confiance et tout d'un coup, il y a dans ce rapport-là, de se toucher peut-être, quelque chose de dépassé...
B. B. : Je suis d'accord avec vous. C'est l'histoire de deux personnes assez seules dans un désir assez fort et en même temps, ces femmes si fortes en apparence vont peu à peu se révéler l'une à l'autre et quelque chose va apparaître.

 

C. : Le personnage de Melody n'est pas a priori sympathique. Comment l'avez-vous abordé avec Lucy Debay ?
B. B. : Moi je la trouve sympa !

C. : On s'en méfie en tous cas...
B. B. : Le meilleur moyen pour être aimé, c'est de ne pas être aimable, non ? Mais ça dépend des gens et du regard que l'on porte sur les choses. Mais effectivement, c'est une guerrière, elle veut quelque chose. Elle dit une phrase terrible, au début, que je revendique  : « C'est moins dangereux que d'être pauvre, de porter un enfant » .
Après, on pourrait réfléchir à une GPA éthique comme le dit Elisabeth Badinter, jusqu'à un certain point. Mais en même temps, on ne peut pas être dupe et derrière ce sujet, il y a un gros marché qui est en embuscade.
Ce n'est pas aimable, ce n'est pas une excellente solution de vouloir s'en sortir comme ça, mais c'est la seule solution que ce personnage trouve.

 

C. : Comment avez-vous rencontré Rachael Blake qui est incroyable ?
B. B. : Cela s'est fait très simplement. On a engagé une directrice de casting en Angleterre qui s'occupe notamment des films de Ken Loach et qui nous a proposé des noms. Rachael était mon premier choix. J'avais beaucoup aimé Sleeping Beauty et c'est de ce film-là dont j'avais un souvenir. On lui a envoyé le scénario et puis deux jours après, elle nous a envoyé un essai. J'étais très surpris de la rapidité. Si j'avais été actrice, j'aurais pris quelques jours pour dormir dessus, réfléchir mais elle, pas du tout, elle est juste arrivée. Et je pense que le travail des acteurs anglo-saxons est incomparable. C'est incroyable, le professionnalisme, le travail, la rigueur. Moi, je m'attendais à un long combat pour exiger des répétitions mais pas du tout, là-bas ça fait partie des mœurs. Et donc on a pu s'enfermer avec Lucie pour chercher. C'est un joli cadeau.

 

Cinergie : En tant qu'actrice pour qui le corps est un outil, comment avez-vous utilisé votre corps à travers ce personnage ?
Lucie Debay : Comme le tournage prenait du temps à commencer et que je devenais impatiente, j'ai fait comme Melody, c'est-à-dire que je suis souvent allé nager à la piscine. D'ailleurs même un peu trop car à un moment donné, Bernard (Bellefroid) m'a dit que je commençais à avoir trop d'épaules... Donc, j'ai quand même abordé ce personnage par le corps, chaque fois que j'allais nager était l'occasion de m'imprégner du personnage.
Et puis, il y a toute la grossesse de Melody pour laquelle j'ai passé pas mal de temps avec des femmes enceintes à 4, 5, 6, 8 mois. J'avais aussi des faux ventres chez moi que je pouvais porter.
Sur le tournage, il y avait des prothèses dont la pose prenait parfois quelques heures. Et ces moments, parfois oppressants, où j'étais nue, entourée de personnes qui s'affairaient m'obligeaient à intérioriser et à méditer la scène à tourner.

 

C.  : Comment avez-vous abordé ce personnage complexe, sur le qui-vive, pas toujours aimable ? La relation qu'elle a avec Emily est tendue, il y a des mensonges mais vous arrivez à lui donner quelque chose de positif ?
L. D. : C'est très lié à cette relation. Effectivement au début, il y a de la méfiance. Elle s'embarque dans quelque chose qui va transformer son corps et transformer sa vie. Et après, c'est toute la complexité de cette relation. Elle va s'attacher à cette femme et en même temps, elle s'en méfie terriblement.
Ces deux femmes sont au début très froides, elles ont des carapaces bien épaisses et petit à petit, on sent qu'elles s'ouvrent l'une à l'autre. Et les rapports entre elles se retournent, c'est tantôt l'une qui a le pouvoir, tantôt l'autre. Et puis, il y a la façon dont elles utilisent la langue. Quand l'une commence à parler dans sa langue maternelle ou pas, ce ne sont pas les mêmes rapports. Il y avait plein de strates...

 

C. : Et cette tension entre les personnages, comment s'est-elle jouée sur le tournage, avec l'autre comédienne, Rachael Blake  ? Est-ce que le réalisateur poussait dans ces tensions ?
L. D. : Bernard peut très bien avoir cette charge-là et il pouvait donc nous donner le ton des choses, justement plus vers la tension.
Il y a eu aussi une semaine de répétitions avant le tournage. On a répété les scènes dans l'ordre, alors que sur le tournage, ce ne l'était pas forcément. On a donc pu éprouver ce par quoi ces deux femmes passaient. Je crois aussi que ce qui a joué, c'est notre relation avec Rachael. Au début, j'étais impressionnée aussi.

 

C. : Et comment Bernard Bellefroid vous a-t-il choisie ?
L. D. : Via un simple casting. J'avais une scène à préparer et une autre scène qu'il m'a donnée le jour même. D'ailleurs, il se marre avec ça car apparemment je n'ai rien compris à cette scène. Il dit que j'ai fait une scène lesbienne ! Il m'a également demandé de faire des contractions que j'ai très mal faites aussi ! C'est comme ça que ça s'est passé.

 

C. : Ce rôle est important pour vous, il vous offre beaucoup de visibilité, vous avez gagné un prix1 , il sort très bientôt et vous serez sous les feux des projecteurs. Comment gère-t-on cette soudaine attention ?
L. D. : Je ne sais pas comment il faut gérer. Interview par interview. Stress par stress. Puis parois c'est plus relax.

 

C. : Comment vous situez-vous par rapport à la « gestation pour autrui », thème très actuel, il y a beaucoup de débats en France et en Belgique, cela semble encore assez flou ?

L. D. : Oui, de plus en plus flou. C'est un sujet tellement récent, qui touche à tellement de choses. La question de l'appartenance, est-ce qu'un bébé nous appartient ou pas ? La question du corps, de l'argent car c'est surtout ça aussi, ce sont le plus souvent des riches qui demandent à des pauvres. Personne n'a une vision juste.

 

C. : Le film s'inscrit dans la crise actuelle et il pose des questions éthiques : jusqu'où je suis prêt à aller pour m'en sortir ? A louer mon ventre ? Jusqu'où la situation sociale me pousse dans mes derniers retranchements ? 
L. D. : Oui c'est vrai, c'est présent. Surtout au début. Après, le film commence très vite... Cette décision-là, elle la prend très vite dans le film. Mais cela ne vient effectivement pas de nulle part. Après aussi, pourquoi elle en arrive à cette idée, on comprend que ce n'est peut-être pas par hasard. Elle ne connaît pas la filiation. Elle se dit : « Moi, être traversée par un bébé ne va pas m'atteindre. »
Le fait qu'elle soit enceinte lui permet de s'ouvrir à Emily. Le fait qu'elle trouve une mère, lui permet de devenir mère, mais tout est en accéléré, et d'une manière pas vraiment prévue mais oui... Il y a quelque chose qui se passe.


Lucie Debay et Rachael Blake ont obtenu le prix d'interprétation féminine au Festival des Films du Monde de Montréal. 

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