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Binevsa Bêrîvan, Phone story

Publié le 10/12/2010 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Binevsa Bêrîvan, est une jeune réalisatrice ayant déjà plusieurs courts métrages à son actif. Le dernier en date, Phone Story, a été primé lors du Festival du Film Européen de Bruxelles en juillet 2010. Depuis ce film parfumé à l'eau de rose orientale s'invite dans les festivals de la planète. En novembre dernier il était présent au Festival Méditerranéen de Bruxelles. C'était l'occasion pour Cinergie de rencontrer la femme derrière la caméra.

Cinergie : Comment es-tu arrivée Belgique ? Quel est ton parcours, ta formation ?
Binevsa Bêrîvan : Mon père était déjà en Belgique quand j’avais 16 ans. Il a dû quitter la Turquie après 7 ans de prison. Nous, nous sommes restés. De mon côté, je voulais résister, ne pas partir tout de suite. Mais toute une série de choses m’y ont poussée en 1997. À ce moment-là, j’avais fini le lycée et je me suis inscrite à l’Université d’Istanbul en droit. Peu de temps après, j’ai perdu le père de ma mère, qui était aussi en Belgique, et j’ai dû partir avec elle pour l’enterrer au Kurdistan où je suis restée trois mois. À la suite de toute une série d’obligations, j’ai dû venir en Belgique. Dès mon arrivée, j’ai commencé à travailler ici pour la télévision kurde pendant deux ans et demi. J’apprenais un peu le français de mon côté, mais sans suivre de cours, je n’avais pas le temps. Et puis je me suis rendu compte que je vivais ici, qu’il me fallait apprendre la langue. Alors j’ai voulu prendre des cours et reprendre mes études que je n’avais pas pu terminer. J’ai suivi huit mois de cours de français et je me suis inscrite à l’INRACI. La première année a été très très dure parce que je ne parlais pas bien du tout, mais j’ai pu continuer, avec beaucoup d’aides de mes profs, et j’ai terminé l’école en 4 ans.

C. : Mais comment es-tu passée du droit au cinéma ?
B. B. : Je crois que c’est une histoire de parcours personnel. Quand on vit quelque part où il y a beaucoup trop d’injustices, on a envie de réagir. Je pense que choisir le droit était une sorte de réflexe pour me rendre plus utile. Mais on grandit, on se connaît un peu plus… J’avais aussi une grande passion pour l’écriture. En arrivant en Belgique, je me suis rendu compte que je n’avais pas de langue dans laquelle écrire. Ma langue littéraire était le turc, mais je parlais kurde, une langue que je n’ai jamais étudiée, et c’était très difficile d’écrire en kurde. En Belgique, j’ai choisi la langue française parce que j’adore Jacques Brel (rires). Dans ma famille, tout le monde est néerlandophone. Je suis la seule francophone. J’étais plus âgée donc j’ai pu choisir la langue française. Pour écrire, c’était très compliqué, je ne savais pas quelle langue choisir. En travaillant à la télévision kurde, j’ai découvert l’image, les paroles, la musique… j’avais trouvé là peut être l’outil pour exprimer tout ce qu’il y avait à dire… Quand je me suis rendu compte que je ne savais pas écrire, je me suis dit que j’allais faire du cinéma. Voilà.

C. : Mais tes premiers films abordent tout de même des sujets politiques…. proches du droit donc.
B. B. 
: Tout est politique dans l’histoire (rires)… Mais en fait, je crois que ce sont les individus dont il est très intéressant de parler. Les histoires ou les individus que je développe, dont je parle dans mes scénarios, n’ont rien à voir avec mon vécu, en fait, mais ce sont des gens qui sont proches de moi ou auxquels je m’intéresse. Je ne dis pas qu’on doit vivre ce qu’on raconte, évidemment, pas du tout, mais on doit observer attentivement, bien savoir de quoi on parle. J’aimerais parler de tout, mais on crée, au cinéma, une liaison, des liens avec les personnages, avec les sujets. Peut-être que pour le moment, j’ai besoin de faire ce chemin dans les films que je suis en train de faire.

C. : En même temps, Phone Story est déjà autre chose, même si le contexte est encore celui de l’exil, de la communauté. Mais quand tu as pris ta caméra pour faire ce film, l’as-tu fait dans un geste militant ?
B. B. 
: Militant… Je ne sais pas. J’ai un problème avec ce mot... Quand j’ai fait ma demande de naturalisation, j’ai reçu un courrier me disant que je ne pouvais pas être Belge parce que j’étais une militante. J’ai ouvert le dictionnaire et j’ai regardé la définition de ce mot, qui m’a semblé positive. Mais si on doit parler de cinéma militant, c’est un sujet très large. Je ne pense pas que mes films soient du cinéma militant. Dans Phone Story, j’ai voulu parler des gens qu’on ne connaît pas, qu’on ignore. C’est un arrêt, un moment de la vie de deux personnes. Sans début, ni fin, juste un moment, on s’intéresse à eux, on les regarde, puis on les laisse. Pour moi, il s’agit plus de parler de l’autre, l’autre qu’on ne connaît pas, ici, à Bruxelles, et le regarder d’une autre manière. C’était ça l’idée de base de Phone Story.

C. : Les sortir de l’anonymat ?
B. B. 
: Exactement. Cette femme est sans papiers… Les sans-papiers, ce sont des êtres humains, des individus qui rêvent, qui tombent amoureux, qui font l’amour, qui rient, qui pleurent, qui rêvent aussi à demain. Quand on doit passer par des décisions aussi grandes que de se marier, parce que l’une des solutions pour pouvoir vivre sur ce territoire - et ce n’est pas la seule, heureusement - c’est de se marier avec quelqu’un d’autre, ça doit être horrible comme sentiment. Ce sont des moments très difficiles, des épreuves très dures…

C. : C’est aussi ce qui est très touchant dans le film, c’est ce regard sur elle d’un homme fou d’elle, qui ne demande que ça…
B. B.
 : Mais voilà, dans notre 21ème siècle, on est tellement pris par notre quotidien qu’on ne regarde plus à côté, qu’on ne se regarde plus. On ne donne plus de temps aux autres. On est tellement pris par nous-mêmes... Si elle pouvait juste sortir de son problème et regarder à côté d’elle, peut-être que la fin aurait été beaucoup plus facile.

C. : Tu es en train de préparer un long métrage ?
B. B. : (Rires) En fait, je suis en train de préparer un nouveau court métrage. Ça va être très très dur, mais on va essayer de tourner en décembre. On est en pleine préparation. J’ai fini Phone Story depuis deux ans. Je pense que c’est important pour moi de tourner. Pour le long, j’en suis toujours à l’écriture, la production n’est pas encore lancée. Je ne suis pas encore tout à fait satisfaite de mon scénario. Le scénario, c’est tellement important ! Il faut vraiment se sentir très bien avec son histoire car faire un film, c’est un processus tellement difficile et long qu’il faut bien cerner et bien défendre son sujet. Il faut que je sois moi-même complètement satisfaite de mon histoire pour que les autres s’y intéressent.

C. : Quand on sort de l’INRACI, on a peut-être moins de facilité pour faire produire un film, parce que la formation n’est pas la même, notamment au niveau de l’écriture. Et puis, en tant que femme réalisatrice, est-ce que ce n’est pas un peu plus difficile de défendre ses sujets ? Dans toutes les hiérarchies, des instances décisionnelles jusqu’aux instances de productions, il n’y a que des hommes, ou presque !
B.B. : Je parle non seulement des femmes, mais aussi des immigrés, des autres, des noirs, des basanés… Et en plus, je le suis ! C'est-à-dire que moi, quand je suis en face de vous, je dois dire que je suis bruxelloise, Kurde de Turquie, née à Istanbul. Cela veut dire que je dois à chaque fois me situer par rapport à ce système du cinéma belge, et m’expliquer deux fois plus sur les raisons pour lesquelles je m’investis. Parfois, c’est très difficile de trouver sa place.

C. : Tu crois qu’il y a des sujets qui fâchent ? Ou qui n’intéressent pas ?
B. B. : Certainement. Mais il y a beaucoup d’ouverture d’esprit aussi. On a toujours envie de savoir. Mais il faut faire deux fois plus d’efforts pour déclencher l’intérêt de l’autre. Je suis très contente par exemple de pouvoir continuer à faire mes films sans faire de concessions sur la langue : mes personnages parlent dans leur langue. Je ne fais pas trop de compromis, mais s’il s’agissait d’un long métrage, est-ce que je pourrais faire ça ? Il y a des normes à respecter. Il y a plein d’inquiétudes ou d’angoisses par rapport à l’industrie du cinéma dont je suis consciente. Alors, pour le moment, j’essaie de faire correctement mes histoires.

C. : Tes comédiens sont de vrais comédiens professionnels qui vivent ici en Belgique ?
B. B. : Non, pas du tout. Mémo vit en Allemagne. Livie vit à Rome. Mémo est un acteur professionnel qui a travaillé sur pas mal de projets, et c’est un ami de ma mère. Quand j’ai écrit Phone Story, il était assez clair pour moi que ce serait lui qui jouerait. Pour elle, ça a été plus compliqué et j’ai cherché à Istanbul, en Allemagne, en France… C’est difficile de trouver des comédiens kurdes, mais ça va arriver (rires).

C. : Et pourquoi as-tu choisi de faire le film en noir et blanc ?
B. B. : C’était vraiment pour la pureté de l’histoire. Le noir et blanc a une sorte de mystère, une sensation qui aidait beaucoup mes personnages. Le noir et blanc permettait qu’on se rapproche de ses personnages, il ajoutait vraiment une richesse.

C. : Que racontera le prochain, Des pieds ?
B. B. : Ah ! (Rires)… Je vais être très brève. C’est l’histoire d’un homme qui habite dans un entresol. Voilà (rires). 

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