Moins hermétique et beaucoup plus ludique que leurs précédents efforts (Amer et L’Etrange Couleur des Larmes de ton Corps), Laissez Bronzer les Cadavres, qui sort ce 10 janvier dans nos salles, est le nouveau délire psychédélique du tandem Hélène Cattet / Bruno Forzani. Cet emballant exercice de style réussit là où échouaient les précédents, en proposant un patchwork presque parfait d’éléments empruntant au cinéma populaire italien des glorieuses années 60/70 (le giallo, le western, le polar, le film érotique) afin de créer une rêverie pop en forme de jeu de cache-cache mortel dans une forteresse abandonnée en bord de Méditerranée, sous un soleil écrasant. Chaque chapitre est un prétexte à l’expérimentation (sur la notion de temps comme sur le traitement de l’image) et c’est un déluge hallucinant de visions fantasmatiques, érotiques, violentes et iconiques en diable qui assaille nos rétines… Afin de fêter dignement la sortie de ce film-évènement, le cinéma Nova a proposé au duo de réalisateurs une carte blanche, afin de mettre en lumière quelques-unes des influences qui ont alimenté la conception de leur troisième film.
Carte blanche à Hélène Cattet et Bruno Forzani
On commence par le thriller ésotérique Venus in Furs (1969), également connu sous le titre Paroxismus, l’un des meilleurs films « pop » de l’espagnol Jess Franco, qui n’est pas, contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, l’adaptation du roman de Sacher-Masoch. Tout commence sur une plage d’Istanbul où un musicien de jazz en proie à de nombreux doutes existentiels (James Darren) découvre le cadavre de Wanda (Maria Röhm), jeune femme assassinée et violée par les amis d’un riche don juan (Klaus Kinski). Quelques jours plus tard, la morte réapparait, bien vivante et vêtue d’un somptueux manteau de fourrure argenté. Elle va provoquer le désir et l’obsession du musicien… Jess Franco (1930-2013), l’homme aux 200 films, fut de son vivant considéré par la critique comme un vulgaire pornographe. Musicien dans l’âme, son approche du cinéma se rapprochait davantage de l’exercice du free jazz : peu de structure, des scénarios prétextes, beaucoup d’improvisation et d’expérimentations… Mais le pouvoir de fascination qu’exercent certains de ses meilleurs films va en grandissant avec les années, ses œuvres ayant gagné, pas forcément en qualité, mais en curiosité. Qu’on l’aime ou la déteste, son œuvre, répétitive jusqu’à l’absurde, ne ressemble à rien d’autre de connu. L’ensemble de son interminable filmographie forme un « work in progress » marqué par l’érotisme (soft et hard, selon les périodes), les déviances sexuelles en tous genres, les héroïnes vicieuses et délurées, les sévices sophistiqués, les lesbiennes sensuelles, les vampires en manque de sexe et le mauvais goût… Venus in Furs est une transe musicale et sensorielle, habillée d’un score entre jazz et pop (le héros est une sorte d’ersatz de Chett Baker) et chaque plan musical est l’occasion pour Franco (qui apparaît dans le rôle d’un pianiste) de traduire à l’écran l’expérience du solo improvisé.
Bruno Forzani justifie ainsi son choix : « Au-delà des effets visuels psychédéliques, Franco a créé une superbe vengeresse iconique en manteau de fourrure. Cette imagerie pop issue du cinéma méditerranéen nous a permis d’enrichir certains costumes et certaines séquences sensuelles de Laissez bronzer les cadavres. »
Le programme se poursuit avec l’un des fleurons du western spaghetti : Faccia a Faccia (1967), de Sergio Sollima, connu en France sous les titres Le Dernier Face à Face et Il était une fois en Arizona. Cattet et Forzani ont repris pour leur générique du début la musique signée par (qui d’autre ?) Ennio Morricone, qui signait l’une de ses partitions les plus applaudies (ce qui n’est pas un mince exploit). Moins connu et iconique que les films de Sergio Leone, moins brutal que les films de Sergio Corbucci, Faccia a Faccia fut acclamé pour sa déconstruction typiquement latine du mythe de l’Ouest américain. Le film raconte le partenariat improbable entre Fletcher (Gian Maria Volontè), conférencier universitaire, et « Beauregard » Bennet (l’inénarrable Tomas Milian, disparu en 2017), un hors-la-loi recherché. Le récit décrit une série d'événements qui provoquent un retournement des valeurs morales des deux hommes, Fletcher devenant le nouveau chef du gang de Bennet.
Fréquemment interprété comme une parabole sur la montée du fascisme européen, Faccia a Faccia est inspiré des expériences de guerre et des croyances personnelles de Sollima, notamment l’importance des environnements dans la formation du caractère des hommes. Sollima, sempiternel « troisième Sergio » du western italien, le considérait comme son meilleur film, mais également comme le plus personnel.
On embraye sur Bullet Ballet (1998), de Shin’ya Tsukamoto (Tetsuo, Tokyo Fist), l’enfant terrible du cinéma japonais dont le style punk et hypnotique (montage épileptique, violence graphique, envolées contemplatives, noir et blanc magnifique, environnements glauques) divise autant qu’il fascine… La compagne de Goda vient de se suicider. Son corps est encore chaud, le canon du pistolet aussi. Goda est plongé dans l’incompréhension la plus totale, ses repères s’écroulent en un instant. Peu de temps après, il est tabassé, dépouillé et humilié par un gang. Cet événement marque la fin de sa bonne santé mentale. Ayant tout perdu, il ne lui reste plus qu’une obsession : obtenir une arme à feu et tuer... Ce ballet torturé raconte la dérive autodestructrice d’un anonyme dans un Tokyo puant, crasseux et déshumanisé, où la violence semble être la seule échappatoire. Tsukamoto nous montre, comme dans Tetsuo et Tetsuo II, la lente métamorphose d’un homme qui ne se sent vivant qu’en passant par la violence et la douleur, qui considère la vie comme un bolide de course sans freins. Entre outrance et vitesse, Tsukamoto signe un chef d’œuvre anarchique et nihiliste que n’aurait pas renié un certain David Cronenberg.
Hélène Cattet et Bruno Forzani déclarent : « Bullet Ballet est un film que nous avons découvert au Nova… la salle parfaite pour « vivre » les films de Tsukamoto. C’est un bombardement physique en termes de montage et de son ! Cette approche « punk » nous a beaucoup influencés, de même que la fascination fétichiste des armes à feu qui rappelle l’univers de Jean-Patrick Manchette. Une expérience unique ! »
On termine avec le culte Seul Contre Tous (1998), de Gaspar Noé, prolongement au format long de son court-métrage Carne (1991). Philippe Nahon y incarne un ex-boucher chevalin récemment sorti de prison pour avoir tué l’amant (supposé) de sa fille. Ayant toujours des sentiments incestueux pour cette dernière, il décide néanmoins de remettre les compteurs à zéro et de redémarrer sa vie. Seul, dans une société hostile qui le rejette, confronté au chômage, raciste et beauf, avec la vengeance au cœur et ses propres conceptions de la moralité et de la justice, le boucher se lance dans une quête autodestructrice… « Le drame d’un homme se débattant dans les entrailles de son pays » indiquait le poster de ce film provoc’ et corrosif, « abjectement sublime » et bourré de haine, portrait au vitriol d’une France « qui a les films qu’elle mérite » et qui remet les idées en place.
Le duo explique : « Seul contre tous est un autre film punk découvert au Nova... grâce auquel nous nous sommes rencontrés! Il nous a donné l’énergie de nous lancer dans la réalisation de courts métrages faits sans argent. C’est un film autoproduit, où le format scope combiné au 16mm a eu un énorme impact sur notre travail du cadre. »
Programmation du Nova et de la carte blanche : http://www.nova-cinema.org/seances