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Dossier Ateliers : Dérives asbl

Publié le 01/01/2004 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Dossier

Dérives asbl : L'atelier des frères Dardenne

Une maison ancienne bâtie sur un quai de Meuse en plein centre de Liège abrite les locaux de travail des frères Dardenne. Au premier étage sont installés Les Films du Fleuve, la société productrice de longs métrages de fiction, dont les films de Luc et Jean-Pierre, et au rez-de-chaussée se trouve Dérives, l'atelier de production qui est essentiellement spécialisé dans le documentaire. Face à moi, Jean-Pierre Dardenne me parle de cet atelier qui marque véritablement leur vie. Derrière lui, par la fenêtre de la salle de réunion, je regarde couler ce fleuve que le bateau de Léon M. descendit un jour pour la première fois.

Jean-Pierre Dardenne : Dérives est né et s'est développé en même temps que notre engagement dans le cinéma. A l'époque, ni Luc ni moi n'avions touché une caméra. Nous étions avec Armand Gatti quand une équipe vidéo est venue faire un reportage sur son travail théâtral. Nous avons été fascinés, à tel point que Gatti est intervenu pour nous faire intégrer dans le groupe afin que nous puissions découvrir et expérimenter l'outil. Le déclic ! Mon frère et moi avons épargné, emprunté, travaillé jusqu'à avoir assez d'argent pour acheter une caméra et un magnétoscope.

 

Nous avons ensuite obtenu quelques contrats dans les maisons de la culture de la province de Liège pour travailler dans des quartiers, soutenir des initiatives associatives, etc., en faisant des reportages. Assez vite, nous avons été reconnus comme organisme d'éducation permanente, car nos films faisaient partie d'un travail plus vaste dans les comités ouvriers, les maisons de jeunes, les associations de quartier. Petit à petit, nous avons commencé à produire d'autres cinéastes et, lorsque la communauté a mis en place la structure des ateliers de production, nous en sommes devenus un. Nous étions mieux situés dans ce contexte. Aujourd'hui encore, nous tenons à garder cet ancrage de l'atelier de production. D'une part, c'est de là que nous venons, ensuite, par ce biais, nous continuons à rester attentifs et ouverts au monde. C'est une manière de soutenir des auteurs qui veulent communiquer sur des choses qui les passionnent et donc qui nous intéressent. Il y a un échange. Enfin, l'atelier, c'est notre façon d'aider le cinéma à rester une chose vivant, qui peut échapper aux ` professionnels de la profession' c'est laisser la porte ouverte. 

 

C. : Un atelier reçoit chaque année une subvention qui l'aide à mettre en route des projets.
J-P D. :  Les documentaires sont rarement générateurs de profit. Il faut arriver à les mettre en route sans avoir constamment à l'esprit le problème de leur rapport financier. Cette subvention nous permet d'être davantage attentifs à l'auteur, à son écriture et à choisir un projet pour ce qu'il nous semble représenter comme force à travers son propos et à travers le regard de celui qui nous l'amène. Nous sommes une petite équipe de quatre personnes. Mon frère et moi, comme producteurs, nous partageons la charge des projets. La répartition se fait surtout en fonction du hasard. Ainsi Gérard Preszow, pour sa seconde production avec nous, travaille avec mon frère alors que la première fois, il avait collaboré avec moi. Concrètement, nous assumons les tâches de contact avec le réalisateur, de recherche de moyens, etc... Nous avons également une directrice de production, Véronique Maris, qui s'occupe du budget, des contrats,... et Marianne Debacker, qui fait le secrétariat de production et le secrétariat général. Nous mettons également du matériel, de tournage, de montage, à la disposition des réalisateurs que nous produisons, mais ce matériel est acheté en commun avec le W.I.P. et géré par le responsable technique de cet atelier. 

 

Jean-Pierre et Luc Dardenne © JMV/Cinergie

 

Souci constant chez les Dardenne que de développer des synergies avec les autres. Ne sont-ils pas à l'origine de l'Association des Ateliers d'Accueil et de Production Audiovisuelle (AAAPA) qui, aujourd'hui, regroupe tous les ateliers d'accueil et de production reconnus en Communauté française ?

J-P D. : Cela permet de mieux connaître le travail de chacun, de partager les projets quand il le faut, de mettre en commun les possibilités que nous avons. Nous nous présentons unis face au reste de la profession. Je pense que cette association a changé les rapports avec les organisations professionnelles et avec les institutions qui nous soutiennent.  Si on met ensemble les différents ateliers, nous sommes quand même -et de loin- les premiers producteurs de documentaires du pays. Institutionnellement nous existons comme un tout. N'avons-nous pas à présent un représentant au comité de concertation, avec un statut d'observateur certes, mais qui existe».

 

C. : Concrètement, comment se passe la mise en place d'un projet avec l'atelier Dérives ?
« Il y a, au départ, deux règles fondamentales. La première est que nous gardons en toutes circonstances le droit de le refuser. Si, au fil des conversations, il s'avère que le projet ne nous intéresse pas ou que nous ne croyons pas qu'il pourra se réaliser dans des conditions correctes, on sera désolés, mais on ne marchera pas ». Suivre un projet demande un sérieux investissement de notre part, et si nous n'accrochons pas, que ce soit par le sujet ou les potentialités qui s'en dégagent, cela n'en vaut pas la peine. On peut se tromper, mais c'est notre liberté. La seconde règle est que si nous essayons de mener le plus loin possible un projet sur lequel nous nous engageons, son aboutissement ne dépend pas de nous. Celui qui a les cartes en mains, c'est l'auteur. La semaine dernière, par exemple, j'ai reçu une jeune femme venue me voir avec son sujet. Nous en avons un peu discuté, j'ai fait quelques observations et j'espère l'avoir convaincue de le revoir. Mais c'est à elle de le retravailler, de trouver la bonne route et de revenir le présenter. C'est une chose qu'on ne fera pas pour elle. 

On va donc discuter avec la personne pour l'aider à affiner son projet, à le mettre par écrit, en état d'être présenté à une commission de sélection. Certains candidats ont avec l'écrit des rapports très difficiles, mais j'estime que c'est une étape indispensable pour avoir une base de discussion ne fusse que sur quelques pages. Si vraiment la personne a des difficultés ou ne se sent pas prête, mais que le projet nous intéresse, il peut arriver que nous allions plus loin en lui prêtant une caméra et des cassettes pour qu'elle concrétise en images ses premières idées et que nous puissions voir quelle direction cela prend. Toujours dans l'optique d'un accompagnement global. Nous ne sommes pas des prêteurs de matériel. La présentation du projet à une commission de sélection est une autre étape de base. D'abord parce que nous avons des budgets extrêmement limités et devons trouver d'autres moyens pour permettre aux films de se faire. Ensuite parce que, à un certain moment, dans l'avancement du projet, on doit se confronter au regard des autres, et une commission peut représenter ce regard. La marginalité, c'est bien beau, mais à un moment donné, il faut en sortir. Ce n'est vraiment qu'exceptionnellement, si le sujet nous intéresse et que l'auteur a vraiment envie de travailler sans se confronter aux obstacles administratifs, que nous pourrons intervenir financièrement sans ce passage obligé. Mais ce sera toujours sur nos fonds propres, soit une aide extrêmement limitée.

Après ces deux étapes, on passera à la recherche de partenaires. Faiblesse de moyens oblige, nous sommes essentiellement coproducteurs. Nous allons donc chercher des associés susceptibles d'amener un apport financier. Ensuite le tournage et le montage. Nous suivons, avec comme règle d'or que c'est l'auteur qui fait son propre film. Nous pouvons donner des conseils, des avis, mais dans le respect de son travail. Le statut d'atelier nous permet de prendre des risques en ce domaine : défendre des projets avec leur spécificité, voire accompagner dans l'élaboration d'un film quelqu'un dont nous n'avons aucune certitude si son idée va aboutir ou pas. Risque mesuré cependant, car nous sommes quand même attentifs un minimum à la manière dont le produit fini sera reçu par le public. Un film est fait pour être vu. . Produire sans se préoccuper de son public c'est un leurre idéologique. Si on fait cela on peut aussi bien mettre la clé sous le paillasson. Mais on peut aussi faire preuve de souplesse pour permettre à des projets plus difficiles d'avoir aussi leur chance. 

En ce qui concerne la promotion et la diffusion des films, nous essayons de les pousser un peu avec l'aide de partenaires qui collaborent régulièrement avec nous, comme la RTBF, mais nous n'allons pas sur les marchés internationaux. Nous faisons cependant le nécessaire pour confier nos films à des organismes qui ont une structure spécialisée en la matière, comme le WIP ou le CBA. Sans vouloir être une école, un atelier comme Dérives peut aussi être un banc d'apprentissage (même pour les jeunes diplômés, ce n'est pas parce qu'on sort d'une école de cinéma qu'on sait produire son film). Nous accompagnons les jeunes auteurs avec une attention spéciale pour les premières oeuvres. Mais il a aussi des gens qui reviennent chez nous de façon régulière. Personnellement, cela me ravit d'avoir des gens avec qui j'ai déjà travaillé qui reviennent nous voir pour qu'on les aide à produire leur prochaines oeuvres. Cela crée une sorte d'esprit d'équipe. Ils sont nombreux à revenir vers les ateliers en général. Mais c'est à ces auteurs qu'il faut demander pourquoi ils reviennent chez nous.

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