Entretien avec Rob Rombout et Rogier Van Eck, les deux réalisateurs de Amsterdam Stories USA, un documentaire ethnologique.
En 2004, avec Amsterdam via Amsterdam, Rob Rombout & Rogier Van Eck réalisent un documentaire sur Amsterdam, au Nord et au Sud de notre globe, à partir de la principale ville de hollande. Une expédition en bateau, une sorte de sea movie dans deux îles minuscules, l'une norvégienne, dans l'océan arctique, et l'autre française, dans l'océan indien. Toutes les deux portent le nom d'Amsterdam.
Dans Amsterdam Stories USA, le second film d'un triptyque, on est sur terre, mais dans un immense territoire, celui des Etats-Unis. Dans les petites villes et les bleds - et entre les deux - c'est souvent le désert. En dehors de la circulation fluviale, il y a les routes qu'empruntent les deux cinéastes en voiture. « Faites 10.000 miles à travers l'Amérique, et vous en saurez plus long sur ce pays que tous les instituts de sociologie ou de sciences politiques réunis », a écrit Jean Baudrillard. C'est bien ce que Rob et Rogier ont compris en réalisant un documentaire-ethnologique de quatre fois 90'. La surprise pour le spectateur est que la durée du film est devenue un atout majeur pour nous conter les nombreuses histoires de ce pays de colons et d'immigrés.
Cinergie : Le parcours géographique du territoire des Etats-Unis, de l'Est à l'Ouest, vous a guidé dans la structure de votre film...
Rogier Van Eck : Oui, c'est la fascination pour un immense territoire. Pour réaliser le film, il fallait diviser le temps et l'espace en quatre saisons et donc en quatre épisodes. On a commencé par l'Est, puis on a fait l'ouest, puis le sud et le nord. Pour une raison d'agenda personnel, on ne pouvait pas faire de parcours chronologique : nous l’avons donc reconstitué au montage.
Nous étions 4, Rob et moi et deux assistants américain. On était une très petite équipe parce que pour traverser un tel espace il faut être très mobile, très souple, et avoir peu de contraintes. Notre préoccupation, en tant que cinéastes, est de reproduire les images existantes, ce qui fait que l'on a pris une équipe américaine pour éviter de tomber dans nos propres clichés.
Il fallait un axe, un prétexte, un territoire qui parle d'un champ aussi vaste que l'est l'Amérique. New Amsterdam est le mot clé. Amsterdam était une entrée, un outil, un mac guffin, une amorce pour rencontrer des gens à qui on révélait leur propre histoire, leur propre approche avec la communauté, leur propre intérêt, leur propre religion, leur propre vision, leur propre rêve.
Cela nous a permis de découvrir la réalité provinciale. L'Amérique des petits villages, des petits bleds ou des lieux qui ne portent plus que le nom d'un lieu qui a été habité jadis. Dans certains d'entre eux, il n'y a plus beaucoup d'habitants. Ce sont des « small towns », comme ils disent. Il n'y en a que deux dans lesquels il y a encore beaucoup d'habitants. Dans le Montana, et dans Amsterdam/New York.
Mais ce qui nous préoccupait surtout, c’était d'avoir un champ de recherches lié à nos propres références, à nos propres clichés et à nos propres amours pour la culture américaine - que ce soit dans le roman, la musique ou le cinéma - mais un champ différent, plus mystérieux. Après, il fallait le rendre cohérent et lui donner un aspect visuel tout en sachant que nous avions un espace restreint puisque nous avions trois ou quatre jours pour rester dans chacun des lieux.
Rob Rombout : On a fait un parcours sur une Amérique inconnue que nous avons traduit par le langage cinématographique. Nous avons isolé les habitants de façon à ce qu'ils puissent raconter librement leur histoire. L'histoire d'un paumé et d'un riche sont aussi importantes l'une que l'autre. Cela convient au titre : ce sont les histoires d'Amsterdam.
C. : Comment circule-t-on en dehors des grandes villes que l'on connaît via les images qui sont diffusées dans le monde entier ?
Rogier : On était dans un espace hors du mythe, hors des films de John Ford. Si on parle de communautés isolées, c'est que l'espace est gigantesque. Mais on ne savait pas qu'en dehors des grandes villes, l'espace américain est vide. Pour aller d'un endroit à l'autre, on roule parfois sans même changer d'état. Les gens bougent par nécessité, pas pour visiter leur contrée, parce qu'il n'y a plus rien à y faire. Donc, on va ailleurs. L'équipe américaine était très heureuse de découvrir son propre territoire. Ils ne le ne connaissaient pas.
Rob : Nous avons découvert pendant le tournage, que les clichés qui circulent ne sont pas seulement dus à nos propres stéréotypes, mais aussi aux Américains eux-mêmes. Je ne connais aucun pays au monde où l'on déconseille autant aux gens d'aller voir à l'intérieur de leur propre pays. C'est pour cette raison qu'on était content que le festival du film ethnologique de Belgrade nous sélectionne et que l'on obtienne le Grand Prix. Un film ethnologique se passe habituellement en Afrique ou en Asie. Le public a été sensible à ce côté peu connu des Etats-Unis.
Cinergie : Parlez-nous de ce côté documentaire-ethnologique qui organise le film.
Rogier : On est à l'écoute, comme les ethnologues. Nous sollicitons les deux sens, l'ouïe et la vue. On ne va pas chercher des gens pour illustrer des idées préalables, qui n'apprennent rien. On voulait saisir des faits, et aussi des personnages qui les expriment et qui font rêver, c'est-à-dire le réel et la fiction.
C. : Vous avez aussi rencontré des Amérindiens dans une réserve, près du Canada. Comment cela se passe-t-il avec les premiers habitants du pays ?
Rob. : Ce qui nous a aidés, c’est le fait qu'on ne parle pas américain. Du coup, on nous a acceptés. Les Indiens ont peur d'être filmés comme des animaux dans un zoo. Ils nous ont dits, vous êtes européens, alors Ok, vous pouvez venir. C'était intéressant, mais on n’a pas eu assez de temps pour développer le sujet.
C. : Pourquoi avez-vous choisi une caméra numérique ?
Rogier : On a joué sur les possibilités qu'offrent les nouvelles caméras numériques. Une Canon 5/2 avec ses contraintes et ses qualités sur le rendu et l'optique. Les contraintes par rapport à la profondeur de champ. On en a joué avec le moment où l'on quitte le personnage central avec qui on a eu l'entretien. Nous avons procédé avec une caméra collée par une ventouse à l'extérieur sur la vitre arrière de l'automobile. Si on ne fait pas de mise au point pour obtenir de la profondeur de champ lorsqu'on démarre, naturellement, le personnage devient flou. On quitte le personnage avec qui on a eu la rencontre, du net au flou.
On a choisi aussi, lors des entretiens, une personne au premier plan, une seconde au deuxième plan qui est floue. Cela crée un rapport dans le dialogue qu'il peut y avoir entre deux personnes.
Rob : On plaçait quelqu'un derrière la caméra, puis quelqu'un d'autre derrière, qui est floue. Cette mise en scène était un jeu. J'étais derrière la caméra, on leur expliquait, et on leur posait des questions. L'un et l'autre parlaient. Par exemple, un fils et sa mère. Le fils ne peut pas se tourner, ce n'est pas poli, mais il ne peut masquer son désaccord. Quelqu'un parle beaucoup derrière, et quelqu'un devant montre son désaccord, c'est le non-dit. Il devient très important. Isoler deux personnages crée une certaine tension qui est perceptible.
Rogier : Lorsqu'on est proche de la caméra, qu’une moitié du visage est lumineuse et l'autre dans le noir, cela crée un malaise. Surtout si la personne arrête de parler pendant une seconde. Souvent, lors du montage, les réalisateurs coupent ces hésitations pendant une interview. Mais nous, on est des fervents du plan-séquence que l'on enseigne comme professeurs à l'INSAS et à Sint Lucas. On aime bien la durée, et confronter le spectateur à l'imperfection. Cela crée un malaise qui est compensé par la maîtrise que l'on a au niveau du tempo musical.
C. : Il s'agit d'une structure d'alternance entre la lumière et l'obscurité...
Rob. : Pour ce clair-obscur, il y a un mot américain qu'on utilisait souvent le mot : strange (étrange). Ainsi, on va dans un café, on dialogue avec la serveuse qui avait (nous semble-t-il) quelque chose à dire. Elle avait un passé familial un peu compliqué. On a décidé de la filmer dans une semi-obscurité. On avait l'impression de voir un film défiler devant nous. Cette fille de 19 ans fait une analyse de l'Amérique et sur la génération de ses parents - notre génération - étonnante. Une sorte de lucidité critique et de rêveries... un mélange de choses naïves et un aspect critique de la politique américaine. Détonnant, et dans un décor de moins 30 degrés. C'est un personnage immobile qui ne peut pas faire autre chose que rester sur place, mais elle devient un grand personnage du film. Elle aurait pu être filmée à l'intérieur de son restaurant et cela n'aurait rien donné. Le fait qu'on ait fait une mise en scène dehors rend ce personnage que l'on n'avait pas vu, visible. Il était invisible parmi d'autres serveurs, et devient super-visible et fascinant.
C. : À la fin du film, vous faites un bilan. Vous dites que cela ressemble à un atterrissage sur Mars.
Rogier : Atterrissage sur Mars en Amérique, mais parfois aussi un atterrissage ici, chez nous, en Europe, parce qu'on fait partie d'une autre génération. Il y a donc un décalage.
C. : Vous avez interrogé Russell Banks, l'un des grands écrivains de l'Amérique qui apparaît dans plusieurs épisodes ?
Rogier : Même si on sillonne un pays comme nous l'avons fait, on en fait surtout la surface plutôt que l'essentiel - à moins de filmer dans la longue durée. C'est pourquoi nous avons contacté Russell Banks. Il avait écrit un petit opuscule sur sa vision de l'Amérique que l'on avait lu, ainsi que deux romans dont De beaux lendemains, qui a été adapté au cinéma par Atom Egoyan.
Il nous semblait intéressant d'avoir le point de vue de l'Amérique par quelqu'un qui y est né, l'a beaucoup sillonnée dans les années 60, pendant sa jeunesse, et qui l'a vue changer. Il a aujourd'hui près de septante ans. Quel regard pose-t-il par rapport au Candide que nous sommes, nous, avec notre naïveté et nos interrogations ?
Rob. : On l'a interrogé parce qu'il partage avec nous ce côté générationnel. Lorsqu'on traverse un pays à 20 ans, puis ensuite à 60 ans, on n'a ni la même sensibilité, ni les mêmes références. On voulait aussi, comme il est dit en voix off, montrer un empire sur le retour. Les gens qui y vivent sont pleinement conscients. C'est le seul personnage qui est récurrent dans le film, on le voit trois fois. Il remet un peu les choses à distance par rapport à notre traversée. Il fait une sorte de synthèse par rapport à notre démarche.
C. : Vous aviez préparé vos rencontres ?
Rogier : Il y avait quelques rencontres qui étaient préparées d'ici ou aux Etats-Unis, mais la plupart sont des rencontres de hasard. Il y a aussi un autre mot qui nous guidait : aventure. Cela a continué lors du montage. Nous avions deux monteurs en même temps. Nous avons fait un road movie à l'intérieur de Bruxelles, de la rue de la natation à la porte Louise.
On était libre, aussi bien pour tourner que pour monter. Le problème était d'agencer l'ensemble, de le structurer en respectant la chronologie des 4 saisons.
Notre luxe a été de sortir de la contrainte de la durée. Les coproducteurs de la RTBF nous ont laissé dépasser le temps imparti. Mais surtout, ce que l'on ne peut pas faire à cause du cadre lumineux de la télévision, ils ont laissé les 40 premières secondes dans l'obscurité du noir avec uniquement de la parole. Une façon de la mettre en évidence.
La durée des 320 minutes permet de se laisser dériver et porter dans le film. On peut dormir 10 minutes et revenir, se reconnecter, c'est une expérience, et on la voulait comme telle.
C'est un peu don-quichottesque, car c'est se confronter à des grilles horaires, à de la distribution, des durées commerciales, etc. C'est un pari.
C. : Vous filmez plein de petits détails pittoresques entre les séquences...
Rob. : Il y a les très gros plans avec des objets, les visages et les plans de paysages. Pas de plans moyens, ce que l'on voit souvent à la télévision.
Rogier : Amsterdan Stories Amsterdam est une photographie de l'Amérique. On est proche des documentaristes, car il faut le faire pour qu'il reste dans cinquante ans. C'est un état des lieux qui va poursuivre son chemin dans le temps. On est serein, il va partir aux Etats-Unis et on aura un autre écho que chez nous.
C. : Quelque chose à ajouter ?
Rogier : Il est arrivé que nos premiers spectateurs soient les habitants. Un jour, je regarde trois maisons d'un New Amsterdam. Ce serait bien d'avoir une vue d'en haut. L'assistant nous dit : on ne va pas pouvoir louer une grue à 2000 km de Los Angeles. On répond : il y a peut-être des pompiers ou des ouvriers qui montent sur les poteaux électriques pour les réparer. C'était le cas. On a passé notre caméra à l'un d'entre eux Du coup, les gens avaient un autre regard sur eux-mêmes. En plus, on ne paie rien. C'était magnifique, on leur montrait leur Amsterdam vu d'en haut sur l'écran de notre appareil numérique.
Rob. : Le film est facile à regarder car notre méthode aussi est assez simple. On a toujours expliqué ce que l'on faisait. Les quatre premiers jours, on ne tournait jamais. Cela nous a permis d'avoir une complicité avec les gens. Ils ne voyaient pas des cinéastes, mais deux hommes qui faisaient des recherches sur leur lieu avec un appareil photo. Cela met à l'aise et cela détend.
C. : Et la troisième partie ?
Rob. : Le dernier film s'appellera Amsterdam black and White, ce sera un film sur un petit village en Afrique du sud.
Texte sur le film, dans le webzine de novembre 2013.