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Entrevue avec Chantal Akerman

Publié le 01/04/2004 / Catégorie: Entrevue

Débuts

Chantal Akerman: Mes premiers chocs cinématographiques ont été la vision de Pierrot le fou, à quinze ans, et, un peu plus tard, la découverte du cinéma expérimental américain. Je devais avoir vingt et un ans à l'époque et ça m'avait très fort impressionné. Je n'imaginais pas qu'un cinéma comme ça puisse exister, où tout pouvait être exprimé avec une telle force sans raconter d'histoire, avec ce qu'on pourrait appeler, avec beaucoup de guillemets, du "cinéma pur". C'était comme découvrir tout d'un coup qu'il existe un art contemporain au cinéma aussi. Parce que le cinéma est tout de même très en retard, dans son expression publique. Ce qu'on appelle le grand public sait maintenant qu'il y a des tableaux abstraits, mais, au cinéma, il continue d'entretenir une attente stéréotypée pour une histoire construite de telle et telle manière.

Chantal Akerman

 

Cinergie: Vos premiers films ont été tournés tout à fait en marge, de façon presque "sauvage". Cette manière de créer vous manque-t-elle?
C.A.: C'est-à-dire qu'elle me serait difficilement envisageable aujourd'hui. Nous étions deux ou trois sur le tournage de Je, tu, il, elle et nous avons fait le film en huit jours, mais je ne pourrais plus maintenant, après ce que j'ai fait, demander à des gens de travailler gratuitement. C'était hors métier, presque, et puis cela s'est fait dans un pays où il n'y avait pas d'industrie. C'est moins extravagant à présent, en Belgique, de faire un film dans ces conditions-là qu'il y a vingt ans.

 

C.: Quelque chose a bougé dans votre cinéma à partir du moment où vous avez cessé de vous mettre vous-même en scène pour mettre des acteurs en scène. Quand vous vous mettiez vous-même en scène, c'était par simple commodité (compte tenu des conditions dans lesquels ces films ont été tournés) ou par nécessité?
C.A.: Je crois que je voulais le faire en fait, sans en être immédiatement consciente. Au départ, j'avais proposé à quelqu'un de jouer dans Saute ma ville. Cette personne n'a pas voulu et, au fond, c'était une bonne chose, parce que ce devait être moi. Le film portait sur mon propre corps en fait, et sur le malaise que j'éprouvais vis-à-vis de lui dans ces années-là. J'étais moi-même mon propre sujet. Aujourd'hui, je n'y tiens plus tellement...

 

C.: Il y avait presque une manière de défi dans le fait de s'exposer ainsi, mais ce qui frappe en même temps dans vos premiers films, c'est leur quasi-autisme.
C.A.: Oui, mais je ne m'en rendais pas compte, ni que cela pouvait être reçu comme violent. Ce n'était pas mon intention consciente. Je ne faisais pas du cinéma "contre" quelque chose ou quelqu'un. Le reste du monde ne comptait pas tellement. Je le faisais pour moi.

 

C.: News from Home et D'Est sont des films d'extérieurs où la ville et ses habitants sont très présents. Ils sont tournés avec des partis pris comparables, plans fixes et travellings. Pourtant, le premier paraît coupé du monde, et le second, ouvert au monde.
C.A.: C'est une question d'âge. Il y a des fils à dénouer, et quand ils se dénouent, il y a plus d'ouverture. Cela dit, cette coupure était une étape nécessaire, je crois, mais c'est vrai que je me sens mieux qu'à l'époque où j'avais vingt ans. Jeanne Dielman, c'était déjà autre chose, une autre étape, bien que News from Home ait été réalisé après. Je pense que le temps de l'adolescence est un temps plus difficile, plus extrême, plus tendu, où on est en train de se définir, où il y a moins de place pour l'autre, ou une place bizarre. Enfin, on ne va pas faire de psychanalyse. Moi, j'essaie d'avancer en faisant des films, je ne regarde pas trop en arrière. Je ne me situe pas tellement dans une position réflexive par rapport à mon travail, bien que tout ce que je fais ait l'air très réfléchi. Je me trouve classée à tort comme une cinéaste intellectuelle. Je ne dis pas que je ne pense pas, je n'ai rien contre les intellectuels, au contraire. Je trouve qu'il n'y en a plus assez et qu'il n'y a pas assez de voix qui s'élèvent. Nous vivons dans une époque où il n'y a plus beaucoup de pensée. Mais moi, je crois plutôt faire un cinéma d'instinct. Libre à chacun, ensuite, d'y trouver un tas de choses. L'instinct, on pense que c'est partir avec sa caméra et filmer comme une brute, ce n'est pas ce que je veux dire, et pourtant je fais quelque chose d'assez spontané. Je pense faire un cinéma qui n'est jamais pornographique, au sens moral du terme, mais je n'ai pas besoin de réfléchir pour ça. C'est une impulsion qui vous mène et qu'on suit, et la réflexion se fait toute seule, sans qu'on se rende compte. Les choses s'imposent à moi, je n'ai même pas cent raisons pour justifier l'endroit où je place la caméra, mais je sens que c'est comme ça, qu'il ne faut pas la mettre plus haut ni plus bas ni à côté. Pour Jeanne Dielman, je n'ai pas eu à réfléchir une seule seconde pour savoir où mettre la caméra, il n'y avait qu'une place à chaque plan. On n'a jamais fait d'autre plan, on ne s'est pas couvert. Tous les plans ont été employés.

 

D'Est

C.: D'Est est l'histoire d'un voyage, qui donne l'impression d'un film en train de se faire, sous nos yeux. Vous avez commencé par voyager avant de filmer?
C.A.: Je connaissais déjà un peu Moscou. Pour le reste, c'était plutôt du repérage-tournage. On tournait au jour le jour ce qu'on voyait, ce qui me touchait. Le film s'est tourné en trois fois, et c'est vrai qu'au début je ne savais pas où j'allais, et que j'ai commencé à le comprendre à la fin du deuxième tournage. Je ne partais pas avec une structure fixée à l'avance, elle s'est découverte d'elle-même, quand les images de ces gens qui attendent ont commencé à s'imposer. Au départ, on voyageait, on s'arrêtait,on filmait un bout de rue. Et puis le film s'est fait petit à petit, exactement comme on écrit: on commence par une phrase parce qu'il faut bien commencer quelque part, et plus tard on enlèvera peut-être cette première phrase. La construction du film s'est faite surtout au montage. On a quand même une sorte d'idée informulée qui nous guide. On colle deux images ensemble, on regarde ce que ça donne, on ne sait pas ce qu'on cherche au juste mais on sait si ça cadre ou pas avec ce qu'on cherche. C'était la même chose avec News from Home, sauf que, contrairement à D'Est, je savais quels seraient le premier et le dernier plan, en fonction desquels le reste devait s'organiser.

 

C.: Ce temps de l'attente est important dans vos films, si l'on pense aux Rendez-vous d'Anna ou à Toute une nuit. Il y a fréquemment des moments que dans un autre film on associerait à des temps morts, et on a l'impression que c'est là où quelque chose se passe. On attend souvent dans vos films.
C.A.: Je ne vais pas vous faire de théorie là-dessus. C'est vrai que ce sont des moments où l'on découvre des visages, qui renvoient à une histoire qu'on peut imaginer. On voit beaucoup de choses à travers le visage des gens qui attendent. C'est aussi mon regard sur ces gens, le regard de quelqu'un qui vient d'ailleurs.

 

C.: Quand on fait un film comme D'Est, est-ce qu'on se demande comment faire des images qui ne seront pas des images de télé, comment filmer les choses comme on ne les aura pas (mal) vues à la télé?
C.A.: Mais on ne se pose pas ces questions-là, c'est la télé qui devrait se les poser.

 

C.: Tout de même, l'idée de rapporter ce qu'on a vu, qui implique une morale du regard (parce que c'est important de bien regarder et d'avoir envie de regarder), et qui est une notion un peu perdue, on a le sentiment de la retrouver par des voies inattendues, et que c'est le cinéma qui remplit le rôle de la télé, d'aller voir le monde.
C.A.: Ce n'est pas juste aller voir et rapporter. On ne voit pas seulement avec ses yeux, on voit aussi avec ce qu'on porte en soi, avec ce qui nous a marqués. Les images que j'ai rapportées de là-bas faisaient écho à d'autres images que j'ai en moi depuis l'enfance, qui ne sont pas des images de choses que j'ai vues, mais qui font partie de mon imaginaire, et qui ont à voir avec la guerre. Pour moi, ces gens qui attendent dans une gare à Moscou, on dirait qu'on va les mettre dans des camps. C'est ce que je ressentais, c'était mon imaginaire, ce n'était pas la "réalité", mais on voyage avec tout ce qu'on est. Et je crois que, en-dessous du film, sous l'Europe de l'Est, il y a ça. Donc, ce n'est pas simplement "documenter" ce qu'on a vu, parce qu'un autre aurait forcément choisi d'autres images de Moscou. Moi, je filme avec des images que j'ai en moi enfouies, et puis, tout d'un coup, je trouve un écho dans la réalité, ou, en tout cas, je filme de telle manière que ça fasse écho à des choses qui sont là. Tout ça dans un inconscient quasiment total. Pourquoi choisit-on de montrer ceci plutôt que cela? Après, cela se décante. Mais, sur le coup, les choses étaient là, je n'analysais pas trop. Forcément, mes parents viennent de l'Europe de l'Est, et il y a quelque chose qui, tout en restant étranger, m'était familier.

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