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Entrevue avec Entretien avec Benoît Delépine et Gustave Kerven pour Aaltra

Publié le 01/07/2004 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Les deux réalisateurs d'Aaltra nous reçoivent à la terrasse du Métropole en ce jour de fin de printemps, auréolé de soleil. Ils dégustent un Perrier, avec un zeste de citron, à notre grand étonnement. Hilares, les deux gus (si l'on ose dire) nous confient que c'est pour suivre la route tracée par Kaurismaki, lequel aurait arrêté de déguster son inséparable vodka. Entretien pour prolonger le plaisir d'un film déjà sorti en salles. Road movie.

 

Benoit Delépine et Gustave Kervern

 

Cinergie : Vous avez récemment dit que la Belgique était une terre propice au cinéma ?

Benoît Delépine : Ce n'est pas forcément une terre propice au cinéma, c'est une terre propice à l'humanité. En ce qui nous concerne, pour faire le cinéma qu'on aime c'est exactement cela. Faire du cinéma c'est vivre des choses hallucinantes en réussissant à les mettre sur la pellicule.

Gustave Kerven : Ainsi que de faire des rencontres inopinées comme on peut beaucoup en faire ici alors qu'en France on en fait moins. On parle plus facilement aux gens qu'on ne connaît pas. Dans le film on voulait retrouver ce côté rencontre et aventures ainsi que de la spontanéité et l'humanité.

B.D. : C'est aussi pour cela qu'on voulait rencontrer Aki Kaurismaki parce qu'on considère vraiment que son cinéma -dans le monde actuel qui est assez terrifiant - ne nous donnait pas seulement envie de faire du cinéma mais de vivre. C'est la seule personne qui réussit à faire des films où ses personnages ont une forme de dignité face à la catastrophe. Cela nous plaît beaucoup. Ce film est donc, pour nous, déjà un succès puisque grâce à lui, on a été en Finlande et on a rencontré Aki Kaurismaki. Tout en faisant une bonne partie du voyage avec nos amis belges.

 

 

C. : C'est un road movie singulier puisque partant de la Picardie vers la Finlande, il se fait sur des chaises roulantes. Les acteurs étaient-ils tous des professionnels?

B.D. : Il faut déjà distinguer les acteurs professionnels des non professionnels. Par exemple il y a parmi les personnages, des copains mais aussi des rencontres dues au hasard. Puis on s'est débrouillé pour qu'un grand acteur professionnel comme Benoît Poelvoorde soit placé de dos. C'est parce qu'il est tellement bon qu'il a tendance à manger la pellicule et l'histoire. Donc on s'est dit qu'on allait lui donner un handicap, qu'on allait le mettre de dos, à notre hauteur de handicapés, pour que tout le monde ne s'exclame pas : « C'est Poelvoorde, ah ! ce qu'il est bon » et qu'on arrive sur un acteur non-professionnel en disant : « Ah! Il est tout de même moins bon que Poelvoorde." Et une heure après : « Dis donc ce qu'ils sont mauvais ces gars-là ! ». (rires) Mais c'est vrai, c'était pour continuer à avoir une espèce de naturel sur le film et une ligne cohérente.

 

C. : Comment cela se passait-il avec les figurants ?

B.D. : C'était parfois assez violent. A Bruxelles Gus agresse vraiment les gens. Ils les choppe par la cravate devant un commissariat qui nous avait donné l'autorisation de tourner. Les flics nous regardaient. Au début ça allait. Puis lorsque cela à commencé à devenir un peu plus violent, ils sont intervenus en nous disant : « Vous avez l'autorisation de tourner mais pas de faire des agressions devant un commissariat. »

 

C. : C'était donc des passants, pas des figurants ?

B.D. : Oui, oui. Après on était obligé de boire des coups avec eux, comme des cellules d'assistances psychologiques (rires), et, en plus, pas tellement pour les rassurer que pour obtenir leur signature pour que cela puisse passer à l'écran.

G.K. : Il y en a un, le jeune, qui était tétanisé. Il tremblait. On a mangé avec lui. C'était émouvant ce qu'il dit dans le film. T'as déjà eu faim, t'as déjà eu froid. Et lui nous répond, terrifié, « oui, oui, j'ai déjà eu faim, j'ai déjà eu froid ». On a été abusé par son costume cravate. Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences.

 

Réalisation

C. : Ce qui est surprenant c'est le décalage entre les familles hollandaise et allemande par rapport à vous. Le scénario était-il construit de cette façon-là ?

B.D. : C'est très bien un scénario à condition de ne pas en faire. On avait une trame au départ, l'histoire était construite mais à aucun moment on a donné des feuilles surlignées à des gens en leur disant vous allez dire cela ou cela, car ça aurait été une catastrophe.

G.V. : Lorsque j'arrive chez les Allemands qui sont attablés, ils savaient que j'allais venir manger chez eux mais sans plus. Je ne savais pas ce que j'allais faire et eux non plus. On ne sait toujours pas ce qu'ils disent en allemand parce que personne ne nous a traduit leurs propos. On n'avait que la situation. Quelqu'un vient et profite de la gentillesse des gens pour manger énormément.

 

C. : Vous discutiez tous les jours de ce que vous alliez tourner le lendemain ?

B.D. : Le plus compliqué c'est que c'était la première fois de notre vie qu'on était réalisateurs. Pour nous cela a été une découverte géniale. On travaillait avec une petite équipe qui nous demandait que fait-on, où place-t-on la caméra ? A chaque fois on essayait de trouver une petite idée plus ou moins décalée. D'ailleurs à chaque fois le premier assistant nous disait : « Non mais attendez ce n'est pas possible ! Il faut une entrée de champ. Vous ne pouvez pas tourner cette scène de dos, on va plutôt faire un pano. On disait : « Non, nous on voit plutôt un truc comme ça »

G.K. : Comme on faisait beaucoup de plans fixes, notre seul boulot, à la limite était de trouver quelque chose d'original, d'incongru dans les plans, on ne voulait pas faire de champ/contre-champ.

B.D. : On pouvait jouer également sur le son. Par exemple lorsqu'on est abandonné sur la plage, qu'on voit le couple qui s'engueule dans le camping car. C'était nickel mais le cadre était trop beau. On a eu l'idée de tout enregistrer de l'intérieur de la voiture. L'ingénieur du son nous a dit : «Ce n'est pas possible, il n'y a qu'en télé qu'on fait ça » On a défendu notre idée mordicus. En fait, il avait raison mais ce qui nous intéressait c'était la présence sonore, la violence dans le son qu'on n'aurait pu obtenir autrement. En plus le couple n'était autre que nos producteurs.

 


Benoit Delépine et Gustave Kervern

 

Muet

C. : Le film est quasi muet et même lorsque quelqu'un parle, on ne le comprend pas toujours. C'est une de ses caractéristiques et l'un de ses charmes.
G. K. : C'était une volonté de notre part. De faire surtout du visuel, du cinéma. De faire peu de dialogues et ce sont toujours les autres personnages qui parlent plutôt que nous. On n'a pas traduit pour conserver la musicalité de la langue. Nous-mêmes ne comprenions pas ce qu'ils disaient quand le personnage parle une autre langue que le français et on ne le sait toujours pas. Cela permet au spectateur de se mettre à notre place. On voulait faire un film à la Kaurismaki, avec une certaine lenteur et peu de dialogues de façon à ce qu'il soit compris dans tous les pays.
On rentre de Roumanie, d'un festival où les gens étaient morts de rire. La spécificité des films où il y a peu de dialogues et qui sont basés sur le visuel permet qu'ils soient compris partout.

B.D. : On a essayé de faire un film presque muet et que les sons participent à sa musicalité.

 

C. : Les employés de l'usine de tracteurs étaient-ils au courant de votre arrivée.

B.D. : Ils n'étaient pas du tout au courant. On a débarqué et paf, on les a insultés.

 

C. : Pour des réalisateurs qui se veulent plein d'humanisme, vos personnages sont un peu outranciers.

G.K. : Le making off, tout ce qui était en dehors du cadre, est humain mais les personnages sont un peu exécrables. En fait, après notre irruption dans l'usine on s'est excusé auprès des ouvriers, par haut-parleur, mais on voulait tourner la scène inopinément afin de les surprendre.

B.D. : Le problème c'est que dès le départ - c'était dans le petit script qu'on avait écrit - on voulait se moquer de la fausse humanité des rapports polis en Europe du Nord. Tout le monde est très gentil. Les handicapés ont leur place dans nos sociétés. Tout est prévu mais en même temps il n'y a pas toujours les vrais rapports humains qui devraient suivre. L'humanité cela ne veut pas dire la politesse ce n'est pas seulement cela. Les deux personnages sont humains. Mais il est vrai qu'ils ne disent jamais merci.

G.K. : On voulait qu'ils gardent leurs défauts de base parce qu'on ne voulait pas de happy end, ni que l'amitié soit le fil rouge du film. Ce n'est pas parce qu'on perd l'usage de ses jambes que ce qui se passe dans la tête change.

B.D. : C'est tout de même deux victimes du monde actuel. Lui est un agriculteur perclus de dettes. Et moi, on sent que mon boulot parisien ne tient plus qu'à un fil. On est vraiment au fond de la poubelle du système libéral actuel. Il n'y a donc pas de quoi devenir joyeux, tout à coup.

 

Aki

C. Vous saviez d'emblée que vous alliez voir Aki Kaurismaki ?

B.D. : C'est une histoire en soi. On l'avait rencontré à Paris, pour lui remettre la médaille des arts et litres. On avait squeezé sa réplique pour lui faire dire : « le meilleur des films ne vaudrait jamais la plus mauvaise des bouteilles ». (rires) On a fait connaissance avec sa traductrice qui lui a envoyé un résumé du script en finlandais. Un jour on a reçu un coup de fil de son bras droit qui nous a dit : « Aki en a assez ! Il reçoit des propositions tout le temps ! Demain, après avoir lu une cinquantaine de projets, il vous rappelle ». (On se dit ou lala ! La vache !) Le lendemain la même personne rappelle en disant : « Aki a dit non à tout sauf à votre projet ». On était vraiment content. Encore une occasion de boire (rires) Sauf que Aki est vraiment un personnage bizarre. On a tout fait pour se trouver près de l'endroit où il habite, à 60km d'Helsinki.

Donc on trouve des endroits de tournages proches. Cela paraissait bien parti. Mais lorsque nous sommes arrivés en Allemagne, on apprend qu'il ne veut plus faire le film. Il ne veut même plus apparaître dans un miroir (rires) On était déprimé mais en même temps confiants puisque tous les jours des trucs inouïs se passait. Arrivés là-bas, pas de nouvelles, on déjeunait près du lieu de tournage, lorsqu'il est arrivé à la fin du repas. On n'a jamais été aussi impressionné par une personne humaine. On aurait dit un ours qui arrivait dans un restaurant avec des yeux un peu fous, fuyants. Il dodeline, nous sert la main mais sans nous regarder. Il va s'asseoir en bout de table, sans dire un mot. Personne ne parle. On était tétanisé. On planque la bouteille parce qu'on savait qu'il avait arrêté de boire. Il se lève et parle. On se tourne vers la traductrice qui nous dit : «  Il y a une tradition en Finlande, ce sont les acteurs qui paient le repas. Donc je vous invite. »

G.K. : C'est comme cela qu'on a appris qu'il allait tourner la scène l'après-midi.

B.D. : Après il nous a dit qu'il avait peur de tomber sur une équipe française. Donc il nous a jaugés, en bout de table, il a vu qu'on n'était qu'une dizaine, qu'on sentait tous mauvais. (rires) Il s'est dit : "je ne vais quand même pas leur dire non !" Sa traductrice et l'attachée de production de sa boîte « Spoutnik » ont fait du bon travail d'autant qu'il est totalement imprévisible.

G.K. : La bonne stratégie était aussi de tourner en bas de chez lui. Sinon il ne se serait pas déplacé. La Finlande a été à la hauteur de nos espérances.

B.D. : On est invité dans différents festivals en Finlande et on espère pouvoir lui montrer le film dans sa salle à Helsinki.

G.K. : On est aussi invité à Pougnes-le-hérisson, dans un festival prestigieux qui va avoir lieu en août en France, le premier festival du film de tracteurs. Il y a deux films, Une Histoire vraie, le film de David Lynch et Aaltra. On pense qu'on va gagner haut la main!

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