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Rencontre avec Eve Duchemin, marraine de la deuxième édition du Mois du Doc 2019

Publié le 25/10/2019 par Dimitra Bouras et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Après des études à l’INSAS, cette fille de cuisinier mélange, elle aussi, les ingrédients pour trouver ses propres recettes de réalisation. Eve Duchemin se lance rapidement sur la voie du documentaire avec Ghislain et Liliane, couple avec pigeons en 2005. S’ensuivent deux documentaires, Avant que les murs tombent (2009) et L’Âge adulte (2012), dans lesquels réalisatrice dresse le portrait d’une jeunesse précarisée. Elle s’essaie aussi à la fiction avec Sac de Nœuds, un court-métrage relatant une histoire de vol de sac à main avec de jeunes marolliens amateurs. En 2016, la réalisatrice s’immisce dans l’univers carcéral où elle suit la vie quotidienne d’une directrice de prison dans En Bataille, portrait d’une Directrice de prison, Magritte du meilleur documentaire 2017. La prison, véritable terre de rencontres, constituera également l’arrière-plan de son premier long-métrage de fiction, Temps mort, qu’elle prépare actuellement. Cette année, Eve Duchemin a été choisie pour être la marraine du Mois du Doc.

Dimitra Bouras : Quel est ton parcours ?
Eve Duchemin : Je suis née dans un resto parce que mon père est cuisinier. Depuis toute petite, je disais que, plus tard, je voulais faire des films. Dans ce restaurant parisien, il y avait de jeunes acteurs qui essayaient de percer et qui me disaient que si je voulais faire des films, il fallait apprendre à diriger des comédiens et, ce qu’il y avait de mieux pour diriger des comédiens, c’était de faire du théâtre. J’étais timide, j’avais du mal à m’exprimer devant les gens mais j’ai fait un bac théâtre, plutôt du côté du prof à prendre des notes que sur la scène, et je me suis mise à écrire des pièces de théâtre, que je ne ferai jamais lire.

Quand je me suis inscrite à l’INSAS, on avait l’opportunité de s’inscrire en réalisation ou en mise en scène et, en voyant ce que j’écrivais, ils ont décidé de m’inscrire en mise en scène même si je voulais faire des films. Mais à 18-19 ans, ce n’est pas évident de savoir ce qu’on veut faire par la suite. Je me suis donc inscrite en TAC et j’étais toujours aussi handicapée par ces exercices pratiques où il fallait aller sur scène. Très vite, il y a eu des cours communs avec les réalisateurs et les techniciens et le prof de photo m’a très vite dit de passer le concours en images. Il sentait que même si je n’arrivais pas à communiquer directement avec les gens, j’avais quelque chose à dire, et il m’a encouragée à apprendre la technique.

Issue d’un monde de cuisinier, je crois beaucoup au savoir-faire. On peut avoir une vision artistique, ou la perdre, ou se tromper mais quand on a un vrai métier manuel, c’est pour la vie. C’était un peu difficile car, pour entrer en images, il y avait tout un pan technique et scientifique qui n’était pas ma tasse de thé, mais je suis quand même entrée en images malgré la rigueur scientifique que je n’ai toujours pas. J’ai eu la chance qu’on me donne une caméra et à la fin de mes études, je me suis rendu compte qu’il restait de l’argent à l’atelier de réalisation. J’ai déposé un projet sur un vieux couple en Wallonie chez qui j’allais réviser mes examens, passer mes vacances. Le monsieur était colombophile dans un village d’anciens mineurs, ça me fascinait et je suis partie toute seule avec une caméra filmer ce couple vieillissant et mourant. Je suis rentrée avec ces rushes et avec mon ami monteur Joachim Thôme, on a fait un montage et c’était un film qui est allé dans les festivals. C’était un monde que je ne connaissais pas, on est allé à Lussas où on m’a demandé de parler de mon cinéma et de mes prochains films. C’est là que je me suis rendu compte, que même si j’avais fait des détours, j’étais en train d’accéder, par une voie détournée, à ce que je cherchais.

Je pense que quand on a envie d’être dans les métiers de l’art, notre plus grande chance, c’est de faire des métiers à la hauteur de ce que l’on est. J’avais une certaine timidité, mais avec une caméra, à filmer les gens, à les aimer, à les regarder, j’osais poser des questions. Je devenais un personnage qui était moi, moi réalisatrice, mais, de film en film, je me rendais compte que c’était moi et tous les spectateurs derrière. On regarde quelqu’un vivre, s’exprimer, éprouver des choses, on a envie de lui poser des questions et de lui demander jusqu’à quand il va courir derrière cette chose qu’il sait pertinemment absurde.

Ensuite, le jeu devient plus compliqué. Pour mon premier film, j’étais la petite fille de ce couple de vieux. Après, je suis devenue une adulte. Je me suis rendu compte que le spectateur avait l’opportunité de s’identifier autant à la personne que j’étais en train de filmer que moi qui suis derrière la caméra et qui pose les questions. Même si je m’inscrivais dans un sillon qui existait déjà, je me disais que c’était une grande opportunité de permettre aux gens de faire un voyage avec les gens qu’on rencontre et chacun va rencontrer des personnages différents en fonction de qui il est.

Je ne prévois pas de parler d’un sujet à l’avance, je rencontre quelqu’un qui m’intéresse et qui tire avec lui un sujet de société qui est fort et qui me parle, en fonction d’où j’en suis. Et, ce qui me fascine, c’est que le spectateur puisse s’identifier ou reconnaître un de ses proches. Ma manière de procéder, c’est de passer énormément de temps avec les gens que je filme.

D.B. : Tu choisis quand même méticuleusement tes sujets.
E.D. :
Oui, les attirances pour un sujet ou un autre se font en fonction de nos vécus. Parfois, il y a aussi des rencontres fabuleuses et le film ne se fera jamais ou des années plus tard. Il m’a fallu 5 ans pour persuader cette directrice de prison, qui était mon amie depuis lors, de faire ce film.

Un film, ça se construit. Je ne sais pas initialement ce que je vais faire. Mon personnage a une émotivité, un récit qu’elle porte en elle, une manière de se battre et de se tromper et j’ai l’impression qu’ensemble on va pouvoir faire un film, qu’elle va accepter de jouer cet étrange jeu. D’habitude, je fais des confrontations entre la personne que je filme et moi, ce sont des portraits 1-1. Mais, je sens que maintenant, il est temps que j’évolue et que je change de manière de faire parce que j’ai l’impression que je répète un système et je trouve ça dommage. Mais, j’aime sentir chez l’autre cette possibilité qu’on parte en voyage toutes les deux, qu’on danse.

D.B. : Comment as-tu mis en place ton dernier documentaire ?
E. D. :
Beaucoup de gens se posent la question de comment écrire un dossier. Il n’y a pas de recette, chacun a sa manière de faire. Par exemple, pour ce film, j’ai rencontré une directrice de prison, une femme qui travaille dans une grosse prison pour hommes. Lors des repérages, je me suis rendu compte qu’elle ne se transformait pas en homme pour exercer son métier mais qu’elle en payait le prix fort dans sa vie intime. Comme c’est une amie, même si elle a beaucoup de réserves, je me rends compte que petit à petit je vais pouvoir mélanger ces deux mondes : le monde où elle est madame Laffont et le monde où elle est Marie. On écrit tout ce que ce mélange intérieur-extérieur peut provoquer. Un dossier documentaire, pour aller en commission, c’est une planification de tout ce que ces éléments confrontés vont pouvoir faire comme combustion. Pour revenir au métier de cuisinier, on fait la liste des ingrédients qu’on a envie de mettre et on sait que certaines associations vont donner des goûts hallucinants.

Quand on remet le dossier, on a déjà creusé les thématiques qui vont être abordées dans le film. Ici, la prison est le sous-texte mais on va voir la violence de la prison, de l’institution autant sur le corps des détenus que sur cette directrice qui doit défendre l’institution au détriment de ce qu’elle peut ressentir elle-même sauf qu’elle ne peut pas dire tout ce qu’elle pense car elle a un droit de réserve en tant que fonctionnaire. C’est aussi un boulot chronophage puisqu’elle travaille de l’aube jusque la nuit et sa maison est à côté de la prison. On peut aimer son métier, le faire le mieux possible mais il y a certains moments où on frôle le burnout. Même si elle fait son métier de manière magnifique, on peut sentir qu’à un moment donné, quelque chose va mal tourner.

D. B. : Est-ce que cette directrice de prison savait à quoi s’en tenir avant de se lancer dans ce documentaire avec toi ?
E. D. :
Oui, elle me connaît très bien, on est très amies, elle avait vu tous mes films. Dans la notion d’immersion, il y a l’idée de faire un film « avec » et on entre dans le rythme de l’autre. La manière de cadrer une personne varie en fonction du rythme avec lequel elle bouge son corps. Les vieux, par exemple, c’étaient des cadres très lents. À mon sens, pour voir vivre une personne, il faut être là au petit-déjeuner, en pyjama et boire le café. Cela ne signifie pas que la caméra est toujours allumée mais on est tout le temps en train de réfléchir à ce que l’on peut montrer, ce que l’on va montrer, quand est-ce qu’on est dans le lâcher-prise, quand est-ce que je filme des choses que je ne comprends pas, quand est-ce qu’elle me laisse filmer des choses dont elle n’a pas tout à fait la maîtrise. Je ne sais plus si je lui ai fait lire le dossier mais elle sait très bien ce que je cherche. Elle avait besoin de faire ce film mais elle n’en avait pas envie parce que ça allait à l’encontre de son image de femme forte qui, en fait, était pleine de failles. D’ailleurs, depuis le début, ce film s’appelle Armure, c’est la seule chose que j’ai dû modifier pour Arte, et c’est elle qui a prononcé ce mot pour la première fois.

Par contre, une de mes obligations dans ce genre de projets, c’est que la personne filmée soit avec moi sur le banc de montage et qu’elle soit d’accord avec tout ce qui se dit et tout ce qui est montré. Je ne veux pas que mes sujets se sentent trahis, je ne fais pas un film contre quelqu’un, je ne veux pas avoir l’impression de leur voler quelque chose. Quand je fais un documentaire, mon rôle lors du débat après le film, c’est de faire de l’éducation à l’image en disant qu’évidemment, si les spectateurs sont choqués en voyant mon sujet prendre sa douche, c’est que j’ai mal fait mon travail. Si, au contraire, les spectateurs trouvent ça logique, c’est que j’ai bien installé cette scène dans le continuum du film. C’est important d’éduquer les spectateurs pour qu’ils comprennent quand un réalisateur a volé des images, quand il a plaqué un discours sur un personnage qu’il ne connaît pas. À cette époque des fake news, il faut que le spectateur repère les moments où le sujet a été manipulé. C’est une sorte d’acte politique qu’on peut poser tout en faisant de l’art. C’est une grande chance d’avoir accès à ce type de cinéma.

Et, d’un point de vue plus personnel, j’ai pu apprendre à parler. Quand on filme beaucoup les gens, on se rend compte qu’ils parlent à notre place parce qu’on ne choisit pas les gens par hasard. Au départ, la personne filmée donne l’image qu’elle aimerait bien donner ou qu’elle pense qu’on attend d’elle et quand tout cela est cassé, il y a quelque chose de pur qui émerge, une synthétique sublime où des mots évidents sortent. Et, on se dit qu’il y a une humanité profonde de pouvoir dire cela à ce moment-là et c’est un vrai réapprentissage du langage. Les sujets que j’ai filmés m’ont rendue plus forte, plus ouverte. À force d’avoir donné la possibilité aux gens d’être ce qu’ils étaient, de leur avoir donné justice, j’ai appris à être juste moi aussi. Tout ce travail de libération personnelle m’a permis de me lancer dans un long-métrage de fiction et d’écrire des mots pour les personnages que j’invente. J’ai l’impression d’avoir les prémisses d’une sorte de cartographie de l’âme humaine et d’être à même de transposer cette complexité chez des personnages que j’invente en m’assurant que les acteurs m’apportent cette complexité-là.

D. B. : Le prochain projet sera donc entre documentaire et fiction ?
E. D. :
Je ne sais pas, mais c’est un vrai scénario, il m’a fallu trois ans pour l’écrire, j’ai fait des résidences et j’ai adoré m’emparer d’une nouvelle matière, à distance, sans caméra. J’espère que j’arriverai à insuffler du documentaire là-dedans. C’est une histoire très écrite, les rouages de la dramaturgie sont écrits même si j’espère qu’il y aura un peu d’improvisation.

Pour le documentaire, il faut pouvoir déterrer un fil rouge. On part de là pour arriver là et il faut une progression. Quand on prépare un documentaire, on filme une séquence et on sait progressivement où on va la placer sur ce fil rouge. On construit la dramaturgie comme on pourrait cueillir des fleurs. Cela nous vient de manière instinctive mais on est tous nourris d’un fil dramaturgique. Depuis qu’on est petits, on nous lit des histoires avec un début, un milieu, une fin, des combats, des quêtes. On a cela en nous depuis l’enfance et c’est très beau.

En passant à la fiction, j’ai envie de garder le côté plus « léger » du documentaire, je n’ai pas envie d’aller dans du faste. Je préfère qu’on soit une petite équipe, ce qui permet de rester mobile. C’est une quête mobile mais qui n’est pas esthétisante. Je ne m’inscrit pas dans le film de genre.

Je veux raconter l’histoire de trois hommes qui ont une permission de sortie de prison et qui vont dans leur famille. J’aurais pu faire trois documentaires mais ce temps est tellement rare qu’en tant qu’humain je n’ai pas envie de leur voler ce temps-là. Comme cette intimité a été brisée à cause de la prison, il va se passer des choses étranges par rapport à leurs relations familiales, par rapport à ce qu’il se passe dans les chambres à coucher et ma caméra documentaire n’a rien à faire là.

D. B. : Il s’agit d’informations que tu avais déjà récoltées ?
E. D. :
Le film sur la directrice de prison était un challenge pour moi car c’était la première fois que je devais filmer quelqu’un qui était de l’autre côté, du côté de l’ordre, de la loi, de la punition. J’avais fait un film précédent sur le lien entre les détenus et le sport, on avait rigolé, les détenus m’avaient ouvert les portes de leurs cellules pour que je puisse faire des interviews et quelque chose de très chouette s’était mis en place. Tout cela a permis qu’ils soient filmés à visage découvert pour le film sur la directrice. Ce qui était particulier, c’est que Marie, la directrice punissait ces détenus, les envoyait au mitard et moi je les suivais. Ici, c’est l’inverse, je fais un film sur cette femme, qui est mon amie. Grâce à cette expérience, j’ai pu grandir intellectuellement en posant des questions. Après ce deuxième film, je me disais que je ne pouvais pas sortir de cet univers carcéral sans avoir fait le dernier round.

Lors du film sur le sport, j’avais rencontré un jeune qui était en prison depuis 4 ans et qui n’est jamais rentré de permission. J’avais envie de raconter l’histoire de ces personnes qui m’ont marquée et qu’on n’avait pas vues dans les deux premiers films parce que j’ai dû me centrer sur le point de vue que j’avais choisi. Il faut se tenir à sa ligne initiale et, en prison, ce n’est pas facile car il y a un sujet au m2. C’est un miroir de la société en concentré.

D. B. : Tu as été choisie comme marraine du Mois du Doc, qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
E. D. :
Ce choix m’a touchée parce que je suis encore une jeune réalisatrice qui cherche encore une pratique. Je suis heureuse que la Fédération me choisisse, qu’elle aime mes films, avec une grande bienveillance. J’ai accepté parce que c’était ma manière de rendre la pareille. Mes premiers documentaires étaient faits sans financement mais, à un moment, il faut de l’argent pour se donner du confort et de la latitude parce que ce sont des tournages très longs.

Je pourrai expliquer ce que le documentaire m’a apporté, ce que j’ai adoré déclencher chez les spectateurs. Ce qui est chouette avec le documentaire, c’est que c’est souvent accompagné de projections où les réalisateurs viennent. C’est un monde moins guindé, moins paillettes. Le débat est intéressant dans la mesure où c’est, à la fois, un débat sur le cinéma, sur l’éducation à l’image, sur une réflexion citoyenne et politique. Je vais être la marraine de cet art étrange, pas rentable, qui fait parler les gens. Il suffit que je regarde ma famille pour me rendre compte qu’ils vont de plus en plus au cinéma pour voir du documentaire parce qu’ils ont envie d’avoir accès à de l’information moins manipulée. Je crois beaucoup à la sensation et pour la ressentir, il faut passer par une image qui est belle, qui est cadrée avec justesse par rapport au sujet qu’on montre et il faut un traitement du son minutieux. Le documentaire s’invite aujourd’hui dans les salles de cinéma, parfois on sent une vraie patte, il y a de véritables quêtes du réel et de véritables quêtes artistiques.

De manière générale, les documentaires sont des films qui permettent une plus grande liberté car ils coûtent moins cher et chacun peut inventer un vrai langage. C’est un vrai laboratoire de réinvention des formes et c’est un vrai laboratoire de réflexion de la société dans laquelle on vit. J’assisterai à tous les événements où je serai invitée pour répondre à toutes les questions avec le peu d’expérience que j’ai.

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