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Hôtel Monterey de Chantal Akerman

Publié le 15/05/2013 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Toute une nuit à Hôtel Monterey


Après Saute ma ville, un éloge au cinéma burlesque réalisé en 1968, Chantal Akerman est passée au documentaire avec Hotel Monterey. Un doc qui s'écarte de la doxa du genre consistant à démarrer par une présentation du sujet ; lequel n'est indispensable que pour les reportages télévisés. Du cinéma, donc, avec un côté expérimental, proche de ce que Jacques Ledoux nous a invités à découvrir lors des différentes éditions des festivals de Knokke-le-Zoute.

Hôtel Monterey de Chantal Akerman

En 1972, Chantal navigue entre l'Europe et New York. Elle y travaille comme caissière dans un cinéma « à clientèle spéciale », nous explique Babette Mangolte, sa camerawoman (1). Avec l'argent qu'elle a gagné, elle décide de filmer un endroit précis, dans une durée limitée. L'idée : une nuit à l'Hôtel Monterey, dans Brooklyn. Un huis clos qui offre les détails de l'endroit (différentes chambres) et termine dans le tout, la vue du quartier sitôt que le soleil réapparaît.

Un de ces parcours d'errance comme les aime Chantal Akerman. De la nuit au jour. Elle arpente la surface des choses et s'interroge sur sa manière de fonctionner de l'intérieur à l'extérieur en fragmentant l'ensemble comme une mosaïque. Les habitants de l'hôtel sont des personnes âgées bénéficiant du Welfare state, des gens qui ne réagissent pas. Sont-elles éveillées ? Elles ont un regard morne, endormi, comme dans un récit de Kafka. Un côté absurde à la limite du burlesque… mais peut-être sont-elles gênées de ne plus faire partie du rêve américain. Tout le monde peut réussir puisqu'il suffit d'y croire... Que deviennent alors les exclus qui ont raté le bon wagon ?

« Voir, c'est voir par principe plus qu'on ne voit, c'est accéder à un être en latence » (2)… Le visible et l'invisible dans la latence du spectre du monde vivant. Le tout cadré en plans fixes, autrement dit le cinéma comme mémoire inconsciente de la représentation. Dans son film, Chantal Akerman change la perception à partir de critères qui ne doivent rien à la narration traditionnelle. Elle est fascinée, perplexe, et observe un monde qui passe des ombres à la lumière.

Avec Hôtel Monterey, le spectateur découvre une caméra statique qui commence par un plan du hall d'entrée. Ensuite, via la trajectoire d'un ascenseur, on chemine en travellings (avant et arrière) dans les couloirs de l'hôtel, en les répétant plusieurs fois. Plans fixes à l'intérieur des chambres glissant de cadres en cadres, de la chambre à la salle de bain. L'aube surgit lorsque la caméra, via l'ascenseur, se trouve sur le toit. Le soleil se lève. La caméra panote, circule en plongée, et nous montre les rues de Broadway, le panorama urbain dans lequel circule toute une population qui s'éveille, va et vient, déambulant dans l'espace monde et ondulant dans ses rêves. Est-ce une illusion ou le monde dans sa réalité, en dehors de l'obscurité qui nous enchaîne comme dans la caverne de Platon ?

Précurseur d'autres documentaires, ultérieurs dans l'œuvre de Chantal, Hôtel Monterey filme l'espace intérieur d'un hôtel comme durée du temps, entre inertie et attente, en 16 mm, en pellicule couleur inversible, avec du grain. Au niveau son, aucun commentaire, aucun intertitre. C’est un avant la parole où l’on observe le monde de l'enfermement avant la terre promise. Hôtel Monterey est donc un film descriptif, où il ne se passe rien... le temps de regarder, dans l'attente en tout cas, sans début ni fin, un développement sans narration et sans ellipses.

Vous direz : bon ok, ce n'est pas clipé et, de nos jours, en 2013 ce film endort. Détrompez-vous, New York informe le spectateur de son existence, et travaille, dans le film même, dans le tempo de Chantal. New-York/USA est omniprésente à l'écran dans les plans fixes et ne cesse de dialoguer avec la cinéaste (qui la met en scène) et avec le spectateur (qui découvre une autre ville). Donc, ok, ce n'est pas pour les touristes interconnectés, mais pour les curieux de notre monde et de notre passage dans celui-ci. Du grand art assurément.

 


(1) Akerman, autoportrait en cinéaste édité par Les Cahiers du Cinéma.

(2) Le Visible et l'Invisible, Maurice Merleau-Ponty, édité par Gallimard

 

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