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Hubert Toint - Mirage D'amour

Publié le 15/02/2016 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Voyage d’amour vers l’ultime frontière 

Dans son bureau, commodément installé dans un divan, le producteur Hubert Toint nous parle de Mirage d’amour, qui est aussi son premier long-métrage en tant que réalisateur.  "C’est mon premier métier avant de me tourner vers la production et, dans ma tête, j’ai toujours été réalisateur. C’est vrai que cela faisait pas mal de temps que je n’avais plus tourné, mais je n’avais jamais abandonné l’idée d'y revenir".

Tandis qu’il nous parle, ses épaisses moustaches blanches lui donnent l’aspect un peu sauvage d’un montagnard monténégrin, mais cette sévérité apparente est aussitôt démentie par le regard limpide des yeux bleus. Un regard qui s’illumine dès qu’il parle de son film. Il faut voir son enthousiasme lorsqu’il raconte comment l’équipe a, de toutes pièces, créé une gare et fait venir un train qui n’existe pas dans une ville fantôme aux confins des Andes. Comment, sous les doigts des décorateurs, un lupanar  des années 20 a pris vie dans un entrepôt ruiné. Il faut entendre sa tendresse quand il évoque d’une voix éteinte son ami, le chef op’ Carlo Varini, récemment disparu. Il y a encore, chez ce producteur blanchi sous le harnais, ce cinéaste passé à travers tous les pièges de l’adversité une capacité presque candide à s’émerveiller et à s’émouvoir. Et le film qu’il défend avec toute sa conviction représente dix ans de sa vie. Dix ans de moments intenses de création avec, en filigrane, l’amitié et la fidélité, mais aussi dix ans de luttes, de contraintes, de deuils et d’obstination pour accoucher d’un film épique, atypique et composite dans la poussière du désert de pierres d’Atacama.  

Nous ne reviendrons pas sur la genèse du projet, puisque Hubert Toint nous l’avait déjà raconté juste avant de partir préparer son film au Chili, à l’automne 2012 (voir l’interview ici). Comment Bernard Giraudeau, à qui son ami le musicien Osvaldo Torres avait donné le goût de faire un film dans cet immense pays sud-américain, avait découvert et adapté le roman d’Hernan Ribera Letelier Mirage d’amour avec fanfare. Comment l’acteur réalisateur français s’était associé avec Bernard Rapp et Hubert Toint pour le montage financier de son film. Comment ce dernier avait aussi collaboré au projet, de l’écriture au casting. Comment les progrès de la maladie avaient empêché Giraudeau de mener à bien ce film auquel il était très attaché, faisant du producteur Toint un coréalisateur puis un réalisateur à part entière. "La mort de Bernard (Giraudeau) a été un choc dont il a fallu se remettre. On avait prévu de faire les choses ensemble, même si on savait depuis un certain temps qu’il ne viendrait pas au Chili et que je serais sur le plateau. J’avoue avoir hésité un moment mais finalement, toute l’évidence qui tournait autour de ce projet était trop forte et je me suis rendu à cette évidence. Avant de partir, on m’a dit « pour toi, ce film, c’est quand même fort ambitieux », en  ayant l’intention de dire trop ambitieux, bien sûr. Moi, j’ai toujours senti que c’était un film qui m’était accessible. J’étais de plein pied avec son univers et la possibilité de le réaliser. Je n’ai jamais eu vraiment peur et je l’ai fait comme je voulais le faire."  

De fait, après une aventure chilienne aussi épique que le film, un tournage fertile en vicissitudes, le résultat est là. Projeté une première fois au FIFA de Mons en 2015, puis présenté en complément de la cérémonie des Magritte en 2016, il sort enfin  sur nos écrans commerciaux.     

Le film, on l’a dit, est atypique. À sa vision, on discerne très bien l’énorme potentiel qui a pu séduire des hommes de cinéma : metteurs en scène, acteurs, producteurs et réalisateurs. Il y a un côté western, avec cette ville perdue au milieu de tout, peuplée de pionniers qui sont allés jusqu’à l’ultime frontière chercher fortune. Le sujet est historique et social, et parle des petites gens en lutte contre la dictature et l’oppression, un film hanté par la violence de la répression et par la mort. On a les somptueux paysages du désert d’Atacama qui se prêtent à une photographie subtile de formes et de lumières; et la musique d’Osvaldo Torres qui baigne le film de bout en bout : envolées pianistiques pour la jolie héroïne, Hirondelle ; jazz, bebop, musique de fanfare et trompette pour son amoureux Bello. Un scénario enfin, qui mêle constamment matérialisme cru, réalisme magique typique de l’Amérique latine (mais que nous, Belges, comprenons fort bien…) et la folie qui permet parfois de s’évader d’un réel trop insupportable. Et puis surtout, Hubert Toint le répète à qui veut l’entendre : "C’est une grande, merveilleuse, sublime histoire d’amour".  

Hirondelle est une jeune fille sage, rêveuse, intériorisée. Bello, lui, est un jeune homme que rien n’arrête, un aventurier, homme à femmes, bohême et fougueux. Ces deux êtres, que rien ne prédestinait à se rencontrer, vont pourtant s’accrocher l’un à l’autre et vivre une passion charnelle, intense, qui traverse tout le film. "Pour moi", nous explique le producteur-réalisateur, "c’est normal d’insister d’abord sur l’histoire d’amour, même s’il y a plusieurs niveaux de lecture dans le scénario". Car il y a quand même autre chose dans ce film. La peinture de cette petite ville minière par exemple, avec ses rapports sociaux tendus à l’extrême. "Une réalité qui existe toujours dans ce pays", nous explique Hubert Toint. "Quoi qu’on en pense et quelle que soit l’image qu’on en ait, vu de loin, c’est une société très dure".  Le film se passe dans les années 20, à une époque où le Chili était sous la coupe d’un président très autoritaire, le général Carlos Ibáñez del Campo. "Le Chili a traversé pas mal de périodes dictatoriales, avec un pouvoir répressif, une résistance permanente, des carnages qui ont eu lieu même avant le début du vingtième siècle. Dans le film, on cite certains de ces massacres connus de tous les Chiliens mais un observateur averti et attentif constatera qu’il y a des erreurs chronologiques puisqu’on cite dans les boucheries dont ils se plaignent des tueries qui ont eu lieu sous Pinochet. C’est à dessein que nous avons introduit cette confusion temporelle, pour donner une impression de continuité politique qui me semblait essentielle." 

La décision de tourner au Chili, prise avant la mort de Bernard Giraudeau, n’a jamais été remise en cause. Encore aujourd’hui, et malgré les affres d’un tournage difficile au bout du monde, Hubert Toint reste convaincu que c’était la bonne décision. "On n’aurait jamais pu, dans le cadre des budgets dont on pouvait disposer, reproduire une ville comme cela ailleurs. Et puis, il y avait plein de raisons positives pour vouloir y aller, ne serait-ce que pour les paysages, extraordinaires et tout à fait uniques, la patine… ".  L’équipe a pu trouver là-bas un environnement exceptionnel, à commencer par une vieille ville abandonnée  dans laquelle ils ont planté leurs décors.  "Humberstone, est une ville fantôme comme il y en a beaucoup dans le désert d’Atacama, des cités qui étaient florissantes au moment de la prospérité des mines de salpêtre, mais qui ont été abandonnées par les habitants à la fin de l’exploitation minière. La particularité de celle-ci est qu’elle a été classée au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, en 2000. Donc, à partir de là, son pillage et sa destruction se sont arrêtés. Elle est mieux conservée que les autres, et le travail de reconstitution n’a pas été immense. Nous avons pu entrer dans une ville existante, vide, mais où il fallait reconstruire relativement peu, et replanter sans trop de frais le décor tel qu’il était à l’époque.  Et j’avais aussi quantité d’extérieurs naturels à ma disposition."  

De fait, les superbes paysages sont un des attraits du film. Merveilleusement mis en lumière, ils reflètent l’excellent travail du regretté Carlo Varini, chef opérateur. À son souvenir, la voix d’Hubert Toint se teinte de tristesse. "Carlo a fait un travail formidable. Il était devenu un véritable ami, de cœur et de création. Sa grande force, c’est que les conditions et les vicissitudes du tournage, semblaient ne pas l’affecter. Il maintenait un niveau de qualité permanent. On avait du matériel parfois déficient. Un jour, le groupe électrogène avait disparu et  on ne s’en était pas rendu compte. Le chef électro, sans rien dire, l’avait envoyé en réparation parce qu’il était en panne et utilisait le petit groupe destiné à éclairer les bureaux de production et qui n’était pas du tout adapté à la puissance des éclairages du film. Tout clignotait et, malgré cela, Carlo est arrivé à garder une constante de qualité et nous a donné une photo qui, c’est vrai, est somptueuse. Des anecdotes pareilles, j’en ai des tas. J’ai heureusement pu compter sur des collaborations artistiques de premier ordre : la chef déco, la directrice artistique, la chef costumière, la chef maquillage, Carlo bien entendu, Dirk Bombey, l’ingé son qui est un ami de trente ans…Un noyau dur vraiment très bien." 

Sans la musique d’Osvaldo Torrès, Mirage d’amour ne serait pas ce qu’il est. Elle est omniprésente et étroitement liée à l’action. Bernard Giraudeau m’avait signifié dès le départ qu’il voulait faire la musique avec son ami chilien qui, comme je l’ai dit, est à l’origine du projet. J’ai fait connaissance d’Osvaldo pour la première fois à l’enterrement de Bernard. Il raconte (je ne m’en souvenais pas) que je suis venu vers lui la main tendue et lui ai dit :  « Tu sais, le film, on va le faire ». Pendant toute la préparation et le tournage, il m’a accompagné au Chili, et on a composé les musiques dont on avait besoin par rapport aux différentes scènes : lui, deux amis restés à Paris, en discutant avec moi en permanence. C’est ensemble qu’on a structuré les musiques de manière signifiante. Je m’explique : le thème principal d’Hirondelle, qu’elle joue au piano, a défini tout le reste. À partir de là, on a défini le thème de Bello qu’il exécute à la trompette. Les deux thèmes sont repris séparément pendant tout le film, mais à la fin, ils se rejoignent, se complètent musicalement et se jouent ensemble pour former un nouveau morceau de musique. En plus, les écarts et les tonalités du thème d’Hirondelle ont servi dans toutes les musiques, à travers tous les genres qu’on a traversés. Jazz, musique de fanfare, morceaux de piano dans le cinéma, morceaux de trompette, toutes ces musiques, tellement différentes en apparence, sont en fait composées à partir des écarts et des tonalités du thème d’Hirondelle. Et cela donne une très forte cohérence à l’ensemble malgré cette diversité de genres. C’est très important, même si personne ne fait attention à cela. " 

La cohérence, que ce soit en musique ou au cinéma, Hubert Toint aime employer ce mot. "La réalisation est un long processus. Il n’y a pas un moment-clé où il faut décider du blanc ou du noir, mais plutôt toute une série de choix qui se font petit à petit en cours de préparation, en cours de tournage et même jusqu’au montage et à la sonorisation. Et ce sont ces multiples choix qui font ce qui ressemble à un point de vue, à un choix définitif. C’est l’accumulation de tout cela. Et donc, ce qui est le plus compliqué là-dedans, c’est de garder une cohérence. La cohérence me semble une chose essentielle dans un film. "  

De manière assez étrange, Mirage d’amour mélange les gens, les langues et les cultures. On y entend tout à la fois du français, de l’espagnol, un peu d’italien… "À l’époque", explique Hubert Toint, "ce pays était vraiment la dernière frontière. Donc il y avait des gens de toutes origines : des Chinois, des Anglais, des Italiens, des Français, des Boliviens, des Indiens… Ces cités étaient de vraies tours de Babel et tous les gens baragouinaient plusieurs langues. Pour se comprendre, pour échanger entre eux. J’ai voulu rendre ce côté cosmopolite, multiculturel comme nos sociétés le deviennent aujourd’hui. Clairement, ce film est un conte, qui parle aussi du monde d’aujourd’hui. " Le casting est donc international, mélangeant comédiens français, belges (on reconnaît au passage l’ami Jan Hammenecker) et chiliens, amenés à jouer dans toutes les langues. "Il y a d’ailleurs une petite anecdote que Jean-François Stévenin raconte de façon assez amusante ", confie notre interlocuteur, une petite lueur amusée au fond des prunelles. "C’est que, l’ayant vu sur un plateau de tournage en Espagne où il jouait un ancien torero qui tenait un bar à Valencia, j’étais, je ne sais pourquoi, persuadé qu’il parlait espagnol. Quand il est arrivé sur le plateau, je lui ai demandé « Ton espagnol, ça va ? » Et il me répond : « Mais je ne parle pas du tout espagnol ». Cela s’est bien passé, parce que  comme la majorité des bons comédiens, il travaille aussi les langues de manière phonétique. Ce qui est drôle avec Stévenin, c’est que j’avais pensé à lui dès le début pour incarner cet anarchiste jusqu’au-boutiste, ce père au cœur débordant d’amour, et puis je l’avais perdu de vue. On a alors passé en revue tous les comédiens possibles avant que je me dise que j’allais le rappeler. Il est le seul à avoir immédiatement répondu : « Voilà une proposition qui ne se refuse pas ».  J’ai la conviction que certaines choses comme cela sont écrites. Le rôle était pour lui, voilà tout. J’ai beaucoup apprécié de travailler avec lui. C’est un homme très sympathique, très généreux. Il est à l’image de son personnage : un mélange de tendresse, d’idéalisme, de générosité, avec un caractère fort, un peu bougon. C’est ce qui en fait une personnalité magnifique." 

Face à Stévenin, qui rayonne d’une impressionnante présence physique, notre Marie Gillain nationale est présente sur le projet dès l’origine. Hubert Toint, qui la connaît depuis ses débuts (il a produit son second film, Marie, de Marian Handwerker), l’avait signalée à Bernard Giraudeau, estimant qu’elle avait le juste mélange de candeur, de spontanéité et de force pour incarner la jeune Hirondelle. Giraudeau avait accepté d’emblée et Marie s’était accrochée au projet et ne l’a jamais lâché. Pour jouer Bello, son amoureux, le choix s’est porté sur un jeune acteur chilien, inconnu chez nous, mais qui laisse transparaître une grande maturité de jeu. " Eduardo Paxeco est très connu au Chili pour avoir tourné dans une série assez populaire là-bas. Dans ce pays, les acteurs qui travaillent dans l’audiovisuel, le font essentiellement à la TV. Il n’avait jamais eu l’occasion de faire un film, et a donc été extrêmement heureux de faire cette expérience avec nous. On est devenu très proches pendant le tournage. Il est comme on le voit dans le film. C’est un jeune gars, un peu prétentieux au départ qui croit tout connaître de la vie et qui tombe dans quelque chose qui le dépasse, un amour immense. C’est un peu la même chose pour le comédien et le cinéma. Avec nous, il a découvert, je pense, ce que c’est vraiment que faire un film, le travail en profondeur sur les personnages et l’épaisseur des personnages." 

Le film fait constamment référence aux grands mythes du western : le saloon (enfin, ici le bordel), la boutique du barbier, le train qui arrive de nulle part et repart vers nulle part, etc. Le Sergio Leone  de Il était une fois la révolution n’est jamais loin dans ces décors, ces personnages, la photo et jusqu’à la mise en plans. Même si d’autres influences sont également sensibles : Kusturica pour le côté baroque (et la fanfare), voire même Gilliam pour cette façon de faire débouler la folie et l’irréel au détour d’un plan. Des références prestigieuses. Il n’est pas évident de se hisser à la hauteur de la verve de ces grands maîtres. Et puis, difficile de ne pas évoquer l’ombre de Giraudeau, grand voyageur devant l’éternel, constamment présente. On sent, chez le réalisateur, une grande implication affective, un respect énorme pour le scénario original. Au point de brider toute implication personnelle dans l’histoire et de limiter les prises de risques ? Cela, Hubert Toint s’en défend. "J’ai tourné le scénario de Bernard, mais l’intégralité de la mise en scène, le choix des comédiens, tout cela me revient. J’ai préparé pas mal de choses avec Bernard, on a beaucoup discuté, et puis la réalité du terrain a aussi mené à d’autres choses. On peut croire qu’on est totalement libre, ce n’est jamais le cas. On est libre dans un certain nombre de contraintes. Sur ce tournage, il y en a eu pas mal, mais elles n’ont pas été à ce point contraignantes, justement, qu’on ne puisse aboutir à quelque chose qui me satisfait à 95%.". Et quand on lui demande comment il se sent au moment de la sortie d’un film qui s’étend sur une dizaine d’années de sa vie, la réponse fuse sans aucune hésitation : "Très bien. Je ne  regrette rien. C’est comme si j’avais commencé hier. Et je suis content du film. Quoi qu’il advienne par rapport à sa carrière, je sais que j‘ai déjà atteint mon objectif, d’avoir fait le film de la manière dont je l’ai faite. Artistiquement, j’en suis très heureux. Et déjà, je sais qu’il a une exposition qui fera qu’il existera. Maintenant, est-ce qu’il y aura peu, moyennement, beaucoup de spectateurs, on verra. Cela ne m’appartient plus." 

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